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Hannah Arendt
Hannah Arendt
- Chronique -
Pourquoi les Bretons ne votent pas breton
Il y a quelques temps, un sondage révélait que 18% des Bretons étaient favorables à l'indépendance. Et nous avons vu resurgir cette question : Comment se fait-il que les partis
Par Jean-Pierre Le Mat pour ABP le 30/03/13 15:24

Il y a quelques temps, un sondage révélait que 18% des Bretons étaient favorables à l'indépendance. Et nous avons vu resurgir cette question : Comment se fait-il que les partis bretons recueillent si peu de suffrages ?

Les réactions sur ABP à mon récent article sur le terme de "nation bretonne" (voir le site) , et la lecture assidue de la philosophe Hannah Arendt, m'amènent à risquer une explication.

Quand il est question de définir ce qu'est la Bretagne et la nation bretonne, les réponses diffèrent les unes des autres. Rien d'étonnant, me direz-vous. Mais je remarque aussi que beaucoup de commentateurs expriment, sous différentes formes, un refus d'aborder la question. Je n'ai pas mis en ligne sur ABP les commentaires, agressifs, insultants ou sans intérêt qui m'ont été adressés. Il en ressortait que la Bretagne est et doit rester une évidence incontestée. Ceux qui la nient doivent être refoulés dans la case "Jacobin". Questionner la certitude "Bretagne" est faire preuve de faiblesse, voire de trahison. Jean Pierre Le Mat, tu es un traître à la patrie !

Et pourtant… Tout ce qui a subi l'épreuve du temps et permet à la Bretagne d'exister sur le plan politique, culturel ou économique est le résultat de beaucoup de discussions. La réalisation n'est jamais passée par l'action style Rambo ou par l'argument d'autorité. Il a fallu écouter, comprendre, répondre, convaincre. Il faut bien plus d'énergie et de ténacité pour cela que pour asséner des certitudes.

A chacun ses goûts, dit-on. A chacun aussi sa propre définition de la nation bretonne. Pourquoi pas ? me direz-vous encore. Ce sont les différences d'opinion et de sensibilité qui font le charme de la discussion. Soit…

Oui, toutes ces affirmations colorées font le charme de la Bretagne … Et c'est là que surgit Hannah Arendt, comme un diable sorti de sa boîte.

Dans ses ouvrages comme "Condition de l'homme moderne" ou "Crise dans la culture", elle explore la différence entre le domaine public et le domaine privé. La cité grecque faisait la différence entre, d'une part la "Polis", lieu de la parole et de l'action, et d'autre part la famille, régie par le chef de famille. Le domaine public est, selon Hannah Arendt, le monde de la réalité humaine. La politique concerne, non pas les hommes en eux-mêmes, mais les relations entre des individus différents. La parole publique prélude à des actions collectives irréversibles et imprévisibles, alors que l'opinion privée est sans conséquence.

Le monde moderne a bouleversé cet équilibre par l'introduction du social, et en particulier du travail, dans l'espace public. L'homo faber, le travailleur qui fabrique une oeuvre, a créé un nouvel espace public, le marché. L'animal laborans, l'ouvrier moderne producteur de marchandises à consommer, s'enferme au contraire dans le domaine privé. 

Je ne suivrai pas Hannah Arendt dans tous ses développements, et en particulier son idée de dépolitisation liée à la division du travail dans la société de consommation. Le phénomène écologiste montre que les opinions privées peuvent construire une parole publique à travers les associations, particulièrement nombreuses et dynamiques chez nous. Les opinions privées peuvent aussi devenir une parole publique à travers les manifestations de rue, le boycott, les pétitions. C'est ce qu'on appelle la société civile, dont le concept a pris corps dans les années 80. Hannah Arendt, rappelons-le, est décédée en 1975.

Je retiens la distinction fondamentale entre domaine public et domaine privé. Le domaine public existe à travers les relations qui s'établissent entre des hommes différents et égaux. Ces relations d'égalité dans la diversité constituent ce qu'Hannah Arendt appelle le monde. Les actes y ont des conséquences au-delà de la vie de l'individu qui y participe et cumulent tous les risques. L'action politique est, dans ses développements et ses conséquences, imprévisible. Elle est irréversible. Il est impossible de contrôler quels sont ceux qui y prendront part. Le totalitarisme est une issue possible, en rendant les individus indistincts, en supprimant le monde, en arrêtant l'histoire. L'équilibre et le maintien du monde passe par des actions audacieuses, en particulier le pardon et la promesse. "La rédemption possible de la situation d'irréversibilité -dans laquelle on ne peut défaire ce que l'on a fait, alors que l'on ne savait pas, que l'on ne pouvait pas savoir ce que l'on faisait- c'est la faculté de pardonner. Contre l'imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l'avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses."

La dégradation de ces facultés, le plus souvent par manque de courage, signe la dégradation de notre vie politique. Elle explique que beaucoup de nos compatriotes s'en détournent. Mais elle n'explique pas le faible électorat des partis bretons.

La plupart des Bretons avouent un espoir de futur pour la Bretagne, mais à une condition. Il faut qu'elle conserve le charme qui la rend à leurs yeux "intemporelle". 

Or le charme et l'enchantement n'existent que dans le domaine privé. L'espace public est le lieu où le temps compte, où les choses évoluent, où la réalité s'impose, où l'enchantement disparaît. Dans cet espace, il faut argumenter, expliquer, convaincre. Il faut s'allier, construire avec d'autres. A la fois parole et action, la politique impose l'existence d'une rhétorique (tous des menteurs ! diront ceux qui ne croient plus au monde) et d'une stratégie (tous des magouilleurs ! diront-ils encore). 

Le non-vote des Bretons pour les partis bretons n'est pas signe d'indifférence pour la Bretagne. Ils collent la petite bigoudène «A l'Aise Breizh» sur leur voiture, ils écoutent la musique bretonne. Certains d'entre eux parlent le breton, la plupart n'ont rien contre. Mais ils ne veulent pas briser le charme. Ils ne veulent pas déchirer l'image d'une Bretagne intemporelle. L'électeur breton recule devant ceux qui, en exposant publiquement un trésor qui devrait rester caché, le mettent en insécurité. Dans le sanctuaire du domaine privé, chacun protège sa Bretagne, forcément plus authentique que la Bretagne commune, commune parce que mise en commun. 

Il ne faut pas que la Bretagne sorte de l'histoire à cause de la pudeur des Bretons. Entre Hannah Arendt, la "Polis" athénienne, le "marché" créé par l'homo faber, et la "société civile" d'aujourd'hui, il va nous falloir définir le domaine public dans laquelle la Bretagne devra être propulsée. 

Dans une prochaine chronique, et à partir de vos propositions...

Jean Pierre LE MAT

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