Dans la première partie ( voir notre article ), nous avons indiqué que les Bonnets rouges sont en train de bâtir « une machine politique, et non pas un parti », à partir d'une alliance intercatégorielle (agri-ali-transport), qui a rallié d'autres couches de la population bretonne, principalement des travailleurs indépendants (commerçants, professions libérales), mais, aussi des ouvriers, des employés et des techniciens.
Le brandissement du drapeau breton et le renvoi aux Bonnets rouges de 1675, incompréhensible dans un État dont la mémoire est saturée d'idéologie centraliste, a paru exotique et décalé à nombre d'observateurs et à nombre de Bretons eux-mêmes. Comme des menaces sur des usines ont été l'une des deux étincelles, on s'est, naïvement, référé aux positions réelles ou supposées des syndicats ouvriers.
Le déchiffrage politique s'est, souvent, limité à des simplifications et à l'inventaire des différences, alors que l'originalité foncière était, justement, l'alliance d'organisations syndicales d'agriculteurs, de transporteurs et de PME, ainsi que d'une fraction des salariés impactés par l'écotaxe et par les licenciements (abattoirs, camionneurs salariés et autres). ( voir notre article )
La suppression de l'écotaxe est une revendication unificatrice, mais, reformulée comme « le maintien de la gratuité des routes en Bretagne », elle a une dimension toute autre.
Une coagulation politique s'est produite et 2014 « verra, ou ne verra pas », son élévation au rang de facteur agissant de la politique en France, puisque les rares mouvements qui se produisent en Bretagne ont toujours influé sur la France. En fin d'année, beaucoup croient que l'affaire est finie, mais, ce n'est pas parce que les médias ont détourné leur attention que les Bonnets rouges ont disparu.
Le mouvement en gestation viendra-t'il contredire l'analyse du politologue, Romain Pasquier : « Il manque ...une colonne vertébrale intellectuelle à ce mouvement. Il n'y a pas un projet de développement alternatif qui émerge... C'est un mouvement essentiellement cantonné en Basse-Bretagne. Son échec pour le moment, c'est de ne pas avoir essaimé en Haute-Bretagne. » (Le Télégramme, 29 /11/13) ?
Le Collectif « Vivre, décider et travailler en Bretagne » a publié deux textes fondamentaux.
Le premier est paru sous la forme d'une tribune libre de Thierry Merret, président de la Fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles du Finistère (FDSEA 29), (« Le Télégramme » , 01-12-2013), au lendemain même de la manifestation de Carhaix où il en avait lu une partie.
Après avoir défini « le peuple » venu à Carhaix comme de « de simples citoyens (et, parmi eux,) salariés, artisans, commerçants, marins-pêcheurs, transporteurs, entrepreneurs ou paysans, il s'exclame : « Nous ne voulons, ni du jacobinisme parisien, ni du jacobinisme rennais ! Depuis de trop nombreuses années, la France n'est plus gouvernée, elle est administrée par des bureaucrates ! »... « Le Collectif a des propositions transversales, mais, aussi, des propositions par secteur d'activités à défendre pour libérer les énergies et redonner un élan à l'économie bretonne et ses emplois. Il est scandaleux de présenter un Pacte d'avenir, mercredi [4 décembre], dans de telles conditions ! Ces propositions, nous voulons prendre le temps de les formaliser et de les faire partager au plus grand nombre et, notamment, à nos organisations dites «représentatives » .
Le Collectif a donc un plan pour l'avenir, qui passe par le recueil des propositions des organisations professionnelles et, aussi, des simples citoyens, sous la forme d'un grand « cahier de doléances » breton. Il s'inscrit donc dans la nouvelle logique du partage et de la promotion de la société civile, avec, en plus, la « libération des énergies ».
Énarque, mais, aussi, présidente de Région, Ségolène Royal a-t'elle voulu pointer cette amorce de démocratie participative, quand elle a dit : « Moi, je préfère des peuples en mouvement à des peuples apathiques et qui se disent, on n'a plus rien à faire, ni même à revendiquer. (Dans) la levée des Bretons, il y a quelque chose qui est assez réconfortant. » ? (Canal +, le 9/11/13). Yvan Rioufol, chroniqueur très libéral au Figaro et admirateur des anti-mariage pour tous, voit dans les deux mouvements une émergence positive de la société civile face aux politiques (Débat sur France 24, 30-12-13).
La Charte des Bonnets rouges http://bonnetsrougesbzh.eu/charte-des-bonnets-rouges/ est une plate-forme de ralliement que les comités locaux doivent adopter à leur première réunion. Entre 30 et 40 ont été créés entre le 1er et le 31 décembre 2013 http://bonnetsrougesbzh.eu/comites-locaux/.
La Charte affirme que la Bretagne a un futur, ce qui n'est pas original, mais, ce qui l'est plus, c'est l'absence de références à la France. La Charte vise le «territoire breton, en intelligence avec les populations concernées. » Les dirigeants, ne sont mentionnés nulle part, excepté sous l'angle « de l'avalanche de normes et de contraintes administratives. », mais, aucune demande de baisse des impôts, car, ce n'est pas une révolte anti-fiscale.
Les élections à venir sont, aussi, absentes, tant il est vrai que celles de 2014 (municipales et européennes) n'offrent aucune possibilité pour les revendications portées.
Les objectifs sont «le maintien de l'emploi et du travail productif » et «l'aménagement et l'équilibre du territoire breton".
Les valeurs sont définies par la dépendance les uns par rapport aux autres, la construction collective de la Bretagne, le progrès, la solidarité, la confiance et l'humanisme.
On retrouve donc le slogan, Nous te ferons Bretagne (Xavier Grall), qui a été celui des listes emmenées par Christian Troadec aux élections régionales de 2008. C'est ce que la presse parisienne appelle avec un peu de mépris, « le régionalisme », qui est perçu comme une désertion devant l'appel à la « solidarité républicaine ». A une concurrence des mémoires s'ajoute une sorte de concurrence des solidarités.
Nous ne nous reconnaissons, ni dans la haine, ni, dans le rejet de l'autre. Outre, l'écho à la morale chrétienne, bien accordé à l'histoire politique de la Bretagne, il s'agit de parer à deux accusations :
- celle du repli sur soi qui exclurait ceux qui n'appartiendraient pas à une communauté virtuelle des Bretons
- celle d'une proximité avec le Front national. Les leaders n'en ont jamais montré, et l'opposition frontale est explicite dans la bouche de Christian Troadec.
Pour confirmer l'aspect moral : "ceux qui adoptent ces objectifs et ces revendications sont dignes de porter, avec nous, le bonnet rouge". La dignité est une valeur humaine universelle, mais, elle était un leitmotiv (parfois théorique) de l'ancienne civilisation paysanne, présente dans les mémoires bretonnes.
Sur l'affiche qui annonce les « États-Généraux de Bretagne/Breujoù Beizh », qui auront le lieu le 8 mars 2014 à Morlaix, sont résumées les 4 revendications de la Charte :
- Maintenir la gratuité de nos routes et supprimer l'écotaxe
- En finir avec les distorsions de concurrence et le dumping social
- Libérer les énergies et en finir avec le carcan administratif et jacobin
- Relocaliser les décisions nous concernant
La Charte ne mentionne, ni la France, ni le gouvernement, mais, elle énonce des demandes qui sont, a priori, inacceptables, bien qu'en vigueur dans les territoires d'Outre-Mer qui ont un gouvernement autonome et un pouvoir législatif (Nouvelle-Calédonie, Polynésie).
Il est proposé, ni plus, ni moins, que d'en finir avec le mode de gouvernement établi par Napoléon, celui des préfets qui prennent leurs ordres dans les cabinets parisiens.
Or, Ouest-France-Dimanche (29-12-13) souligne que les demandes de transfert de responsabilité émises par les élus régionaux socialistes ont été rayées du « Pacte d'avenir de la Bretagne » par le Ministère de la Culture ( voir notre article ).
Le Célib (1950-1970), bien que pionnier dans la demande de régionalisation, avait du, par réalisme, se concentrer sur des demandes d'infrastructures économiques majeures, obtenues en 1968. Les Bonnets rouges, et les forces vives qui les appuient, ont fait leur révolution copernicienne : les infrastructures économiques ne seront créées ou améliorées que si un pouvoir local de décision est créé en Bretagne, puisque l'État avoue son impuissance à le faire.
Les autres régions ne sont pas mentionnées, mais, Thierry Merret et Christian Troadec ont dit qu'ils ne voulaient pas parler à la place des autres régions, par respect de la volonté des populations concernées. Ce refus de globaliser met la démarche des Bonnets rouges à l'abri d'une récupération par le système politique français, mais, elle est à double tranchant : pas d'interférences de débats externes, mais, pas de traduction rapide dans la réalité.
Dans une troisième partie, nous examinerons la construction de la la machine politique.
Rappel : Christian Troadec, conseiller général et maire de Carhaix, et Thierry Merret, sont, avec Olivier Le Bras, responsable syndical à l'ancien abattoir Gad, les trois porte-paroles officiels du Collectif « Vivre, décider et travailler en Bretagne »
Christian Rogel