LA SOCIETE GENERALE DANS LE COLLIMATEUR DE LA BRIGADE FINANCIERE : 2 SEMAINES AVANT L'ARRET DE LA COUR D'APPEL DE PARIS, RETOUR SUR "L'AFFAIRE KERVIEL" (par Monique Guelin)
Pour qui, partisan de la défense, avait suivi en continu le procès en appel, l'état d'esprit, au soir du 28 juin dernier, était voisin de l'écoeurement. Tant de points restés litigieux, tant de situations demeurées opaques, malgré l'acharnement de la défense à tenter de les éclaircir ! Mais aussi, tant d'épisodes prometteurs, de témoignages ouvrant sur des pistes concrètes, l'existence de preuves matérielles désignées, à portée de main, qui pourraient conduire à dévoiler la vérité – tout cela débouchant sur des impasses ! Comme si la justice avait décidé, une fois pour toutes, que l' « affaire Kerviel » était résolue depuis le jour de sa découverte par le public, le 24 janvier 2008, chargeant le seul Jérôme Kerviel (JK) de tous les torts, définitivement.
C'est dire l'espoir suscité, à la fin septembre, par la parution de 2 articles, l'un dans le Canard enchaîné (26/09) et l'autre dans le Parisien Magazine (28/09), qui nous révélaient que le dossier n'avait pas été refermé définitivement à la fin du procès. Les journalistes nous apprennent en effet que la Brigade financière (BF), qui s'est vu confier une enquête préliminaire ouverte par le Parquet de Paris, avait mené discrètement, durant l'été, des investigations, dont les objectifs et de premiers résultats sont publiés dans les 2 journaux.
Deux interrogations de fond sont au cœur des préoccupations des policiers. La première vise à savoir si la Société générale (SG) était au courant des agissements de JK bien avant que n'éclate l'affaire, en janvier 2008.
Sur ce point, deux versions s'opposent. Celle de la SG, qui assure avoir tout ignoré des positions prises par son trader jusqu'à ce 19 janvier 2008, jour où elle les aurait découvertes. Et celle de JK qui affirme que la SG avait suivi ses opérations depuis leur début, en temps réel, et qu'elle l'avait laissé faire.
Cette question a été sous-jacente à tous les interrogatoires menés pendant le procès en appel, par la Présidente de la Cour d'appel, Mireille Filippini, par l'Avocat général, et par les avocats des deux camps - en direction de JK, de Claire Dumas, la représentante de la SG, et des témoins des deux bords.
Quels arguments ou/et preuves ont-ils été produits au cours des audiences en faveur de l'une ou l'autre thèse ?
Trois témoins cités par la défense ont apporté des informations infirmant de façon péremptoire la version de la SG. Ce sont Philippe Houbé (PH), en charge du Back Office pendant quinze ans à la Fimat, filiale de courtage de la SG (devenue Newedge en 2008) ; Jacques Werren (JW), qui a effectué une grande partie de sa carrière au Matif (Marché à terme des instruments financiers), dont il a été Directeur général adjoint ; et Robert Tellez, 5 ans à la Banque de France, ayant ensuite travaillé au Matif, où ses activités étaient dédiées au contrôle. De compétence reconnue, rompus à la pratique des marchés financiers dont le fonctionnement n'a pas de secret pour eux, ces trois experts sont venus faire part de leurs convictions à la Cour, en professionnels de la finance à qui on ne la fait pas.
Tous les trois contestent la version de l'affaire donnée par la Société générale. Ils sont convaincus que la banque savait tout des agissements de JK en temps réel, dès 2007, qu'elle l'a laissé faire, et que l'on peut aisément le prouver.
Les trois témoins affirment que la SG était avisée quotidiennement des opérations de JK, le compte de tout trader étant suivi au jour le jour. Que les traces laissées par un tel suivi sont nombreuses et consignées dans des documents matériels de plusieurs types, que l'on pourrait consulter, pour peu qu'on le veuille, dans les systèmes informatiques de la banque et de sa filiale - toutes les transactions étant électroniques et toutes les données étant enregistrées. Sont énumérés : tickets d'opération ; fichiers résumant quotidiennement la situation du compte-JK, des rapports synthétiques dans lesquels toutes les opérations de JK (comme de tout trader) sont enregistrées, envoyés aux différents services de la SG concernés, notamment à la hiérarchie de JK ; livres comptables – « il suffirait d'ouvrir les livres comptables » , ont assuré les 3 experts - ; relevés de compte provenant de la chambre de compensation Eurex (conservés 10 ans) sur les marchés à terme ; avis d'opérés envoyés aux clients.
La Cour n'a pas paru ébranlée par de tels témoignages. En tout cas, elle n'a pas fait part de son intention de requérir les preuves informatiques désignées par les trois témoins.
En face de ces déclarations convergentes et limpides, dont l'authenticité ne laisse aucun doute, l'absence, du côté de la SG, de toute référence à des éléments concrets qui pourraient servir de preuves, le fait qu'elle ne réclame pas la mise au grand jour de ces documents matériels, dont elle connaît le contenu, comme si elle en redoutait les révélations sur la place publique, entretient une suspicion tenace quant à son innocence.
Le défilé des témoins en faveur de la SG, campés sur des positions intenables, emmurés dans leur déni du simple bon sens, a offert le spectacle surréaliste d'une entreprise de réputation internationale, qui serait peuplée d'amateurs, et dont le personnel, à différents niveaux de la hiérarchie, serait inapte à remplir ses fonctions. Soutenant obstinément la version-SG de l'affaire – « on n'a rien vu, rien entendu » -, ils ont l'un après l'autre débité le même discours insensé, parfois dans les mêmes termes (ce qui pouvait faire penser à des éléments de langage inoculés récemment) : « On n'a pas vu parce qu'on ne cherchait pas à voir. On ne cherchait pas à voir parce qu'on faisait confiance » - litanie reprise de témoin en témoin, jusqu'au plus haut niveau de la banque, son PDG d'alors, Daniel Bouton. Exprimant leur contrition, ces cadres convenablement rémunérés n'ont trouvé, pour justifier leur incurie, que l'excuse d'un surcroît de travail.
La confiance, ils ont dû en faire preuve dans les nombreuses occasions où la banque a reçu des alertes : toutes ont été éteintes paisiblement, dénouées avec le concours actif de celui-là même qui en faisait l'objet, sollicité par sa hiérarchie ou par d'autres services afin de résoudre les problèmes : il inspirait confiance.
Est-il vraisemblable que les systèmes de contrôle de la SG, réputés à l'époque les meilleurs au monde, n'aient pas fonctionné alors qu'à de multiples reprises, de multiples signaux aient clignoté dans de multiples services, quand JK passait des opérations exceptionnelles par leur volume et par leur durée ? La SG, pourtant, connaissait ce type de risque lié à l'utilisation d'opérations fictives par un trader, afin de dissimuler ses positions à risque : elle en avait fait l'expérience à deux reprises (en 1997 et en 2007), et la performance des systèmes de contrôle s'était améliorée entre temps !
Rien de tout cela n'est crédible ! Même la Présidente Filippini a manifesté plusieurs fois son incrédulité, allant jusqu'aux intonations ironiques de certaines de ses remarques, face à des déclarations particulièrement aberrantes.
Mais elle n'a pas tranché pendant le procès, se contentant de déclarer : « la Cour appréciera … qui ment et qui dit la vérité » . Espérons en sa clairvoyance.
Il semble que la Brigade financière soit dans des dispositions plus offensives. Le Canard enchaîné nous révèle en effet, à l'aide d'informations documentées, que les policiers ont commencé cet été des investigations portant sur la destruction éventuelle, par la SG, de courriels pour elle compromettants. Les premiers résultats, énumérés dans le Canard, apportent de l'eau au moulin de la défense.
Tout est parti d'un témoignage adressé par écrit à la Cour au mois de juin, pendant que se tenait le procès. Le témoin, qui a voulu conserver l'anonymat, y affirme que des mails mentionnant d'énormes transactions, échangés, en 2007, entre la Fimat et la SG, ont été effacés.
La BF cherche à vérifier cette information, à préciser le contenu des courriels, et à en retrouver si possible la trace, de manière à comprendre pourquoi il était d'un intérêt crucial pour la banque de les faire disparaître.
Ces questions sont éclairées par plusieurs témoignages, recueillis par les policiers et au cours du procès.
Un premier d'entre eux, cité dans le Canard, est celui de Sylvain P. (SP), ex-salarié à la Fimat. La Présidente a refusé d'auditionner SP au cours du procès, mais a accepté qu'il lui transmette un document écrit. Parallèlement, SP a témoigné spontanément, le 20 juin, devant la Brigade financière. Le contenu de sa déposition est pour l'essentiel résumé dans une interview donnée le lendemain par l'intéressé au journal Challenges (3).
A la Fimat, SP était responsable des transferts informatiques entre la filiale et son plus gros client, la SG, ce qui le plaçait en 1ère ligne pour observer le flux des transactions effectuées par la SG. Dans son interview, SP déclare avoir constaté une très forte augmentation du volume des transactions de la SG pendant tout le second trimestre 2007, provoquant une véritable explosion du trafic informatique. Il décrit les répercussions entraînées, au sein de la Fimat, par une telle situation, l'encombrement causant des retards dans le traitement des données, qui se répercutaient dans de nombreux services, tous tenus informés par ses soins. Il précise avoir également régulièrement avisé la direction informatique, la direction des opérations, ainsi que la direction générale de la Fimat, de ces perturbations importantes survenues pendant la période. SP affirme que, contrairement à ce que dit la SG, les fichiers informatiques répertoriant ces transactions énormes étaient envoyés par lui-même à un service informatique de la SG, qui, en chaîne, redistribuait l'information auprès de tous les services concernés de la banque - pas seulement le Back Office, mais aussi la trésorerie et le contrôle de gestion.
SP rapporte que la « crise » à la Fimat avait donné lieu pendant cette période à des conversations en interne, et à des échanges de mails entre la direction de la Fimat et celle de la SG. SP avait eu écho de l'un d'entre eux, mentionnant « qu'à la Société Générale, il y a quelqu'un qui envoie du lourd » .
Ainsi, selon ce témoignage, la SG a donc eu connaissance, dès le premier trimestre 2007, d'activités hors normes de l'un de ses traders, dont elle a été informée en temps réel par des messages électroniques.
SP n'avait pas, de par sa fonction, vocation à identifier l'opérateur à l'origine de ces transactions énormes. Mais il est intéressant, sur ce point, de rapprocher ses déclarations de celles qui ont été recueillies au tribunal lors de l'audition d'un autre témoin, Angel Galdano.
Cité par la défense, Angel Galdano (AG) s'est présenté devant la Cour à l'audience du 21 juin - aucune référence n'étant faite à ce témoin dans l'article du Canard, on ignore s'il a été entendu par la BF. Ce témoin, actuellement cadre chez Newedge, était en 2007 responsable du Middle Office à la Fimat. Il confirme le fait, mentionné par SP, et aussi par Philippe Houbé lors de son témoignage, qu'un gros client de la Fimat, la SG, avait perturbé lourdement les services en 2007, générant alors une forte tension parmi les courtiers. Interrogé par Maître Koubbi au sujet d'une altercation survenue en novembre 2007, entre lui-même et Moussa Bakir (MB), le courtier chargé d'exécuter les ordres boursiers de JK, AG explique que l'afflux d'ordres envoyés à MB pendant la période (des milliers de contrats) occasionnait pour son courtier un important surcroît de travail. A tel point qu'il était contraint, ne pouvant traiter les opérations le jour même, comme c'est la règle absolue, de les déposer en attente sur un compte normalement dédié aux erreurs de trading, et de les traiter seulement le lendemain. Une telle situation était jugée par AG inadmissible, car elle comportait des risques, et il reprochait au courtier de ne pas l'en avoir informé. La querelle qui s'en était suivie, plutôt violente selon le témoin, et tout à fait inhabituelle, n'était pas passée inaperçue.
Bien que le témoin n'ait pas formulé cette déduction à l'audience, il était implicite que l'identité du courtier dénonçait Jérôme Kerviel comme le trader à l'origine des transactions volumineuses qui faisaient exploser le trafic informatique à la Fimat en novembre 2007.
Si ce sont ces transactions-là qui sont mentionnées dans les mails suspectés d'effacement, il serait évidemment décisif d'en retrouver la trace. Deux témoins cités par le Canard assurent que c'est possible.
Elisabeth Raisson, à l'époque chargée à la Fimat de surveiller les traders pour l'Autorité des Marchés Financiers (AMF), affirme, selon le Canard, que des techniques informatiques permettent de démontrer que des mails ont été supprimés. Sylvain P. apporte, lui, une précision cruciale. Selon ce témoin, tous les mails envoyés depuis une messagerie Fimat sont sauvegardés pendant 7 ans au centre de traitement mondial de la Fimat, à Chicago, dans un serveur inviolable, nommé Zantaz. L'accès des policiers de la BF à ce serveur est subordonné à la décision d'un juge de leur délivrer une Commission rogatoire internationale.
Il dépend donc de la justice que les mails effacés soient retrouvés. Surveillons quelle suite sera donnée à cette éventualité.
Dernier témoin cité par le Canard sur cette affaire, Olivier Bruneau (OB) a fait devant les policiers une déposition très instructive. Responsable de la gestion de la messagerie informatique de la Fimat, OB a été interrogé par la BF qui l'avait convoqué parce que deux témoins l'avaient officiellement désigné comme l'auteur de la manipulation. Aux questions précises des policiers, OB aurait fourni, selon le Canard, des réponses pour le moins hésitantes. A-t-il détruit des mails échangés entre la Fimat et la SG, concernant d'énormes transactions ? « Non » . En tout cas « il ne s'en souvient pas » !! L'un de ses supérieurs le lui a-t-il demandé ? « Oui » . Mais il se reprend aussitôt, précisant que la question posée par son supérieur était de savoir s'il était possible de supprimer des mails sans que leur trace puisse être retrouvée A quoi il aurait répondu que lui-même en était incapable, que c'était « une procédure très lourde » , exécutable seulement par un expert. Pour finir, on lui aurait demandé de conserver cette conversation secrète.
Ce témoignage présente un double intérêt. D'abord il nous apprend que la banque a eu l'intention (au minimum) de détruire secrètement des preuves stockées dans la messagerie électronique de la Fimat. Mais de plus, la date de l'entretien est significative : Noël 2007. L'affaire éclatait 3 semaines plus tard. Qui croira à une coïncidence ? Le rapprochement des deux dates accrédite bel et bien l'hypothèse selon laquelle la banque était au courant des agissements de JK au plus tard à Noël 2007, et qu'elle ait voulu, en prévision d'un dénouement prochain de l'affaire, procéder à un nettoyage définitif des preuves, contenues dans sa messagerie électronique, de son implication.
La SG a-t-elle mis son projet à exécution ? La réponse se trouve à Chicago.
La deuxième interrogation qui préoccupe la Brigade financière, dans le cadre de son enquête, concerne, selon le Parisien Magazine, le débouclage des opérations de JK.
Rappelons la version-SG du débouclage. La banque prétend avoir découvert le19 janvier 2008 que JK avait engagé 50 milliards d'euros, en prenant, depuis le début du mois, des positions non couvertes, dissimulées par des opérations fictives. Décision aurait alors été prise, après consultation de la Banque de France et de l'AMF, de dénouer de telles positions à risques de JK, ceci dans le secret le plus strict, afin d'éviter une grave crise de liquidités, ainsi que tout délit d'initiés.
Les opérations de débouclage ont été confiées à un trader expérimenté, Maxime Kahn, qui a travaillé pendant trois jours (les 21, 22, 23 janvier), isolé dans un local de la grande tour de la défense. Le 24, la SG révélait l'affaire dans une conférence de presse, et déclarait le montant des pertes résultant de la manipulation, soit 6,4 milliards. Etant donné que JK avait engrangé un gain de 1,5 milliards fin 2007, la déduction de celui-ci réduisait la perte à 4,9 milliards d'euros net. L'ensemble du débouclage a été effectué sans témoins.
Selon la SG, les pertes sont intégralement imputables à JK. La défense soutient le contraire. La BF aimerait bien être en mesure de trancher.
Pourquoi la SG aurait-elle menti sur ce point ?
Il faut se souvenir du contexte de l'époque : l'affaire se déroule sur fond de crise des subprimes. La SG détient de grandes quantités de ces actifs toxiques et des pertes colossales s'annoncent, qui ne seront pas remboursées à la banque. Lors de l'éclatement de l' « affaire Kerviel » , en janvier 2008, la conviction générale était que les pertes déclarées par la banque n'étaient pas attribuables au seul JK, mais que la SG avait profité de la manœuvre du débouclage pour écouler ses propres pertes liées aux subprimes. Les médias, les marchés financiers, de nombreux experts en économie, avaient unanimement adopté cette version, abandonnée ensuite par les journalistes qui, sous la pression de la banque, s'étaient mis à diffuser la version inverse, chargeant alors le seul JK.
La défense est désormais persuadée que la première version est la bonne et que la SG a utilisé JK comme fusible, afin de protéger ses propres intérêts (cf. notre compte rendu n° 2). Comment le prouver ?
Les conditions du débouclage sont demeurées opaques pendant et à l'issue du procès. La défense a pourtant produit des éléments nouveaux, dont le contenu, incompatible avec la version-SG du débouclage, a nourri un doute consistant.
Un témoignage d'abord. Nous retrouvons Philippe Houbé – décidément témoin-phare du procès en appel –, qui a contesté fermement les affirmations de la SG, à l'aide de révélations concrètes. Sa position au sein de la Fimat lui a permis d'avoir accès au compte de JK, et à des documents informatiques enregistrés au cours des 3 jours de débouclage. Il y a constaté des irrégularités. Ainsi, n'est-il pas surprenant que le compte de JK soit resté pratiquement inerte pendant le premier jour du débouclage (le 21) ? PH accuse la banque – références probantes à l'appui (il énumère plusieurs comptes jusqu'alors non cités) - d'avoir détérioré le résultat de JK, en regroupant sur le compte de ce dernier toutes les opérations perdantes de son desk, alourdissant ainsi ses propre pertes – pour un montant évalué par le témoin à un milliards d'euros.
D'autre part, Maître Koubbi a fait entendre à la Cour trois enregistrements, provenant de trois scellés - pièces inédites dans le dossier -, restés jusqu'alors inviolés, malgré les demandes réitérées de la précédente défense, enfin ouverts grâce à l'autorisation de la Présidente Filippini. Les trois enregistrements ont été effectués au cours des trois jours du débouclage.
Les deux premiers, tous deux très courts, de l'ordre de la minute, ont été réalisés sur le poste de l'assistant de JK, alors en congés. Tous deux jettent un doute sur les conditions du débouclage telles que décrites par la SG.
Alors que tous les témoins interrogés, au procès, sur le débouclage - cadres de la SG ayant fait partie du petit groupe d'initiés de la manœuvre en cours, PDG de l'époque inclus, Daniel Bouton - ont affirmé qu'un seul déboucleur était aux manettes, Maxime Kahn, utilisant exclusivement son propre compte, il est question, dans le premier enregistrement, d'un compte SF504 et d'un numéro de compte OPT 186, une licence qui aurait passé des opérations de débouclage. Ni l'un ni l'autre n'appartiennent à Maxime Kahn. Interrogée sur les propriétaires de ces comptes et sur leur présence dans le débouclage, Claire Dumas est sur le moment incapable de répondre. C'est pourtant elle qui a dirigé l'ensemble des opérations au plus fort de la « crise » , et elle ne se souvient pas ?! Renseignements pris à la banque, elle révèle que la licence OPT 186 était celle d'Eric Cordelle, le n+1 de JK, qui avait pourtant déclaré à la barre ne détenir ni licence, ni automate de trading, reconnaissant d'ailleurs n'avoir aucune expérience dans ce domaine. Même la Présidente en a sursauté ! N'est-il pas étonnant qu'aucun des témoins interrogé sur le débouclage n'ait mentionné ces comptes supplémentaires, dans leur récit plutôt méticuleux des évènements ? On a perçu aux audiences qu'il y a comme un malaise sur le débouclage. D'ailleurs on se souvient du profond embarras de Luc François, le n+ 5 de JK, pressé par les questions insistantes de David Koubbi sur ce sujet (cf. notre compte rendu n° 1).
Deuxième enregistrement, deuxième information contredisant la version de la banque.
La SG a toujours affirmé que seul un petit groupe d'initiés avait eu connaissance du débouclage, et que, afin de cacher l'épisode en interne, elle avait dissimulé les opérations de débouclage par des opérations fictives.
Or l'enregistrement fait entendre un fragment de dialogue entre 2 employés de la direction des risques, qui s'interrogent à propos de 17 milliards d'exposition aux risques, dont ils ignorent la signification ( « C'est quoi ces 17 milliards ? » ). Voici donc 2 non-initiés, qui pourtant ont eu accès aux opérations de débouclage en cours. Les opérations fictives n'étaient donc pas destinées à cacher en interne, en déduit Maître Koubbi. Alors, « à quoi servaient vraiment les opérations fictives pratiquées pendant le débouclage ? Quelle est la vraie raison pour laquelle on a voulu dissimuler les opérations de débouclage ? » , demande l'avocat à la représentante de la SG – qui ne répondra pas. « C'est quoi ces 17 milliards ? » veut tout de même savoir la Présidente. « Ce ne peut être qu'une erreur » , répond Claire Dumas, que l'on a connue plus inspirée.
Une troisième bande avait été versée au dossier par la défense avant le procès, sous forme de CD-Rom. Elle contient l'enregistrement de l'interrogatoire de JK effectué à son insu par des cadres de la banque le 19 janvier 2008. Une première expertise, privée, réalisée à l'initiative de la défense, a conclu que les bandes avaient été trafiquées, certains passages – près de 3 heures d'enregistrement ! – ayant été coupés. Une telle constatation avait conduit David Koubbi à déposer, dès le 20 avril dernier, une plainte pour « Faux et usage de faux » , à laquelle la SG avait riposté par une plainte pour dénonciation calomnieuse. David Znaty, l'expert judiciaire en informatique cité comme témoin par la SG et familier des lieux (la Présidente le congratulera à la fin de son témoignage), a, lui, affirmé à la barre que les bandes n'avaient fait l'objet d'aucune manipulation. En réaction, David Koubbi a contre-attaqué en envoyant à la Cour après le débat une note complémentaire rédigée par ses propres experts. Pour expliquer les coupures, Mr Znaty argue du fait que l'appareil utilisé cesse d'enregistrer lorsque le son passe au-dessous d'un certain seuil. Est-il vraisemblable que la banque, voulant enregistrer les propos échangés dans ses salles de marchés, utilise un appareil qui ne capterait que les deux tiers des conversations ? !
Quoiqu'il en soit, si les bandes ont bien été trafiquées, on peut se demander quelles informations JK a-t-il livrées au cours de cet interrogatoire, si compromettantes pour la SG que celle-ci ait voulu les supprimer ??!
Au final, l'absence d'explications convaincantes des anomalies constatées, remplacées par des affirmations de Claire Dumas - dont les propos tiennent lieu de preuves ! -, a donné l'impression d'un monumental cafouillage, que la Cour n'a pas tenté d'éclaircir. Loin de prendre en considération les informations apportées par la défense au sujet du débouclage, la Présidente en a ostensiblement minimisé la portée, laissant la situation en l'état – obscure. Mais qui sait ce qu’elle en aura perçu en réalité, cette femme, qui, tout au long du procès, a manifesté qu’elle ne s’en laisserait pas compter ?
Voilà pourquoi il est réconfortant d'apprendre dans le Parisien Magazine que la Brigade financière s'est vue confier la mission de faire la lumière sur l'épisode du débouclage.
Dans cette perspective, la BF aurait déjà interrogé, selon les journalistes, Daniel Bouton, PDG de la SG au moment des faits, Gérard Rameix, Président de l'AMF, Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France, et les services de la direction des vérifications nationales et internationales chargée du contrôle fiscal des grandes entreprises.
Ce qui intéresserait principalement les policiers, c'est de comprendre comment la SG a calculé le montant des pertes prétendument générées par la liquidation des positions de JK, pertes qu'elle impute donc intégralement à celui-ci. Maître Koubbi n'a pas cessé de souligner, au fil des audiences, qu'un tel calcul n'avait fait l'objet d'aucune expertise. Les affirmations de la SG ont été prises, si l'on ose dire, pour argent comptant, sans qu'une quelconque autorité bancaire, ni le moindre observateur extérieur à la banque, n'aient contrôlé ses dires. Et pendant tout ce temps, plus de quatre années, une anomalie aussi considérable n'a pas semblé interpeller la justice, non plus que la majorité des médias !
Or le chiffre publié a deux incidences : 1) il détermine le montant des dommages et intérêts que la SG réclame à JK (ils sont égaux au préjudice subi par la banque) ; et 2) il a servi de base au calcul de la déduction fiscale octroyée par Bercy à la banque en février 2008.
La SG a en effet bénéficié d'une disposition fiscale qui prévoit que lorsqu'une entreprise enregistre des pertes exceptionnelles dans lesquelles sa responsabilité n'est pas engagée, elle peut bénéficier d'une réduction d'impôts, à hauteur d'un tiers des pertes essuyées. La SG a donc reçu un cadeau fiscal de 1,7 milliards.
La banque avait omis de mentionner un tel avantage, tant à l'instruction qu'au procès en première instance. Pour cet « oubli » , Maître Koubbi avait déposé en avril une deuxième plainte, pour « Escroquerie au jugement » , suivie, comme la précédente, d'une plainte de la SG pour dénonciation calomnieuse.
Des politiques s'étaient insurgés à l'époque – dont François Hollande - en découvrant, quelques jours après le jugement, l'avantage accordé à la SG, pourtant fautive, puisque ses contrôles s'étaient montrés défaillants. De fait, il n'est pas certain qu'une telle réduction d'impôt ait été légitime, en tout cas à la date à laquelle elle a été attribuée. En février 2008, qui était en mesure d'affirmer que la SG n'avait aucune responsabilité dans les pertes qu'elle affichait ? Aucun magistrat ne s'était encore penché sur l'affaire. En fait, la Commission bancaire a plutôt estimé le contraire, qui avait dénoncé des carences graves des systèmes de contrôle internes de la banque, à laquelle elle avait infligé, pour ce motif, une amende de.4 millions d'euros. David Koubbi a demandé au Parlement l'ouverture d'une commission d'enquête chargée d'examiner si la déduction a été légitimement octroyée. Selon le conseil d'état, la SG pourrait, s'il était établi qu'elle était au courant des agissements de son trader, se voir demander le remboursement des 1,7 milliards, au motif d'une « prise de risques sciemment acceptée » . Le citoyen lambda ne serait sans doute pas mécontent de récupérer ainsi l'argent de la ristourne, que ses impôts avaient servi à payer.
Les plaintes déposées par les deux adversaires ont déclenché l'ouverture, dès le mois de mai, de deux enquêtes préliminaires, si bien que les policiers ont trois enquêtes à mener parallèlement. Un énorme travail se présente donc à la Brigade financière : toutes les pistes bloquées depuis le début de l'affaire, et encore au procès en appel, doivent être suivies jusqu'à leur terme ; il faut remplir un dossier demeuré inconcevablement lacunaire.
On peut être surpris - et indigné - que de telles investigations de fond soient entreprises si tard, plus de quatre ans après les faits ! Pourquoi maintenant ? Il est à remarquer que cela coïncide avec la prise en charge des intérêts de JK par une nouvelle équipe. Prenant le dossier en mains en mars dernier, David Koubbi y a découvert que la justice avait déroulé un tapis rouge sous les pieds de la SG, dont les dires ne sont jamais vérifiés ni expertisés. En deux mois et demi, avec pugnacité et talent, il a tenté de combler les carences vertigineuses d'un dossier dont il n'a cessé, au procès, de dénoncer les irrégularités et les invraisemblances, réclamant sans relâche que soient débusquées les preuves matérielles de la responsabilité de la SG, accessibles dans les ordinateurs de la banque et de sa filiale. Les protestations de l'avocat ont été si bruyantes que les médias n'ont pas pu totalement les occulter : elles ont retenti hors les murs du tribunal ! Rendons hommage à Maître Koubbi et à son équipe pour leur travail remarquable, grâce auquel l'affaire a rebondi depuis quelques mois. Renouvelons également notre hommage aux témoins de la défense. Car si le dossier s'est rouvert, c'est aussi grâce aux déclarations édifiantes de ces hommes, qui, révoltés par le premier verdict, qu'ils estiment résolument injuste, ont décidé de parler, au mépris de leur intérêt personnel – ils ont pris des risques avec leur emploi.
Le peu de publicité faite aux récentes révélations du Canard enchaîné, au sujet des investigations intensives menées par les policiers, concernant une éventuelle destruction de courriers électroniques par la SG, est un autre sujet d'étonnement. Pourquoi les informations du Canard sur ce sujet précis n'ont-elles pas été reprises par les différents médias, alors qu'elles fournissent un moyen si simple et accessible d'ouvrir une fenêtre sur les agissements de la SG ? On a l'impression – effrayante - que les forces conjuguées de la justice et des médias pèsent de tout leur poids, désespérément, sur la chape de plomb qui, depuis quatre années, étouffe la vérité et l'empêche de jaillir au grand jour.
Audience après audience, le doute s'est creusé pourtant, à mesure que la défense martelait ses accusations en direction de la banque et en déployait les arguments, à mesure que l'on constatait les impasses de la justice et son apparente détermination à surtout rester en surface.
Tant que l'opacité ne sera pas dissipée en profondeur, la conviction des citoyens que l'on a sacrifié un bouc émissaire aux intérêts d'une grande banque ne fera que se renforcer. La Brigade financière doit lever les doutes. Le fera-t-elle ? Ira-t-elle jusqu'au bout du chemin qui mène à la vérité ? Et si elle parvenait à établir les preuves de la culpabilité de la SG, si elle fournissait de telles preuves à la justice, celle-ci aurait-t-elle le courage de les publier et d'en tirer les conséquences ? Est-il si intolérable pour cette grande institution de la République, ainsi que pour les serviles courtisans de la SG, que l' « affaire Kerviel » change d'étiquette, pour devenir l' « affaire Société générale » , ainsi que l'a revendiqué David Koubbi tout au long du procès ?
La vraie question est : peut-on déstabiliser une grande banque, si importante pour l'économie du pays ?
Quoiqu'il en soit, les investigations de la Brigade financière, si elles sont sérieuses, prendront du temps et ne seront pas terminées dans deux semaines. C'est donc sans en connaître les résultats que la Cour va probablement rendre son verdict ce 24 octobre – bien qu'elle ait la possibilité d'en différer la date. Elle le fera sur un dossier opaque, sans preuves, et l'esprit chargé de tant de doutes accumulés. Dans de telles conditions, il faut espérer qu'elle applique sans réserves le droit français, qui prescrit que le doute profite à l'accusé.
Jérôme Kerviel n'a-t-il pas déjà suffisamment payé pour les fautes qu'il a lui-même reconnues, pendant ces quatre années de vie interrompue ? Rappelons-nous les propos de Benoît Pruvost, associé de David Koubbi, dans sa plaidoirie : « Son quotidien, depuis janvier 2008, est déjà un emprisonnement » . Et ceux de Jean Raymond Lemaire, patron de JK de mars 2008 à janvier 2011 : « Pas possible qu'il garde la même sanction. Faut qu'ça s'arrête ! » .
Comptes rendus cités dans cet article :