Un petit rappel : la bataille de Culloden, près d'Inverness, opposa le 16 avril 1746 les armées jacobites et britanniques dans ce qui fut la dernière bataille armée sur le sol britannique. L'armée jacobite composée en grande partie des membres de clans des Highlands soutenait le prince Charles Edward Stuart dans sa quête du trône de Grande-Bretagne et d'Irlande perdu par son grand-père Jacques II au profit d'un roi protestant Guillaume III d'Orange.
Quel rapport me direz-vous entre la Bretagne et cette bataille de Culloden ? En fait, rien ou plutôt pas grand-chose : certes, la dynastie des Stuart plonge ses racines en Bretagne du côté de Dol ; et aussi, il est vrai, l'expédition du Bonnie Prince Charlie est partie de Bretagne, de Saint-Nazaire, avec des navires affrétés par des armateurs irlandais basés à Nantes. Et sans doute d'autres détails mais là n'est pas le sujet que je souhaite évoquer ici.
Depuis 270 ans ou presque, cette épopée tragique des jacobites a été présentée comme l'histoire d'un aventurier, Bonnie Prince Charlie, quelque peu débile, intégriste catholique, fervent absolutiste, ennemi du progrès, et de ses troupes de Highlanders, des sauvages incultes confis dans la superstition et à peine dégrossis ; quant à la bataille de Culloden, elle fut décrite comme la défaite d'une armée jacobite mal armée, mal commandée, désordonnée, bref une défaite méritée. Le documentaire-fiction de Peter Watkins en 1964 est un bel exemple de cette vision des choses. Même en Bretagne, certains auteurs ont suivi sans barguigner cette version des "sauvages incultes manipulés"...
Il y a quelques années, un article paru dans History Scotland avait attiré mon attention : c'était un compte-rendu des fouilles archéologiques entreprises sur le site de Culloden qui donnaient à penser que la bataille en question avait été d'une tout autre nature que celle complaisamment racontée depuis des décennies sinon des siècles. Les fouilles révélaient que le combat avait été beaucoup plus violent que l'on ne le pensait jusqu'alors et que l’artillerie et les armes à feu avaient été largement utilisées du côté jacobite... Ce qui ne correspondait pas à la version habituelle des faits.
Deux publications récentes , "Fight for a Throne: the Jacobite '45 reconsidered" (2015) par le professeur Christopher Duffy, spécialiste de l'histoire militaire britannique, et "Culloden" (2016) par le professeur Murray Pittock, Glasgow University, remettent en cause cette vision et révolutionnent en quelque sorte les connaissances sur le sujet.
Selon les deux auteurs, qui se basent sur les découvertes archéologiques mais aussi la réinterprétation des textes et témoignages de l'époque, l'armée jacobite était une armée moderne, bien équipée, disposant d'une logistique efficace, capable en sous-effectif de mettre en échec les troupes de ligne britanniques ; leur défaite à Culloden est due, non au mythe des nouvelles baïonnettes anglaises ni à leur artillerie soi-disant défaillante, mais à la présence de la cavalerie anglaise. Culloden vit l'affrontement de deux armées bien équipées d'un côté comme de l'autre.
Contrairement à l'imagerie propagée, les jacobites de Bonnie Prince Charlie n'avaient plus grand chose à voir avec ceux de Jacques II, 50 ans plus tôt. Catholiques en grande partie certes mais plutôt "catholiques culturels" que "catholiques intégristes", les jacobites de 1745 étaient beaucoup plus divers que l'on ne le pensait puisque nos auteurs soulignent que le succès des débuts de Bonnie Prince Charlie est venu du fait qu'il a su et pu fédérer autour de lui les soutiens traditionnels des Stuart mais aussi une frange libérale sinon radicale de la société opposée à la main mise de la grande aristocratie sur les différents territoires.
Par ailleurs, les auteurs interprètent aussi cette bataille comme l'affrontement entre deux visions politiques : pour Stuart, il s'agit de rétablir un système basé sur plusieurs couronnes (Angleterre, Écosse, Irlande) inséré dans le concert des nations européennes ; pour les Orangistes, c'est la volonté de créer un empire commandé par Londres et en concurrence avec les principales nations d'Europe.
Passons sur de nombreuses informations dévoilées par les deux professeurs, comme celle portant sur l'officier commandant le corps expéditionnaire français qui a menti délibérément et contredit les ordres reçus du roi de France en refusant de suivre les troupes de Bonnie Prince Charlie hors d’Écosse vers Londres... Je renvoie les personnes intéressées aux deux ouvrages cités ci-dessus
Nos deux auteurs reviennent aussi sur l'utilisation faite par les vainqueurs (la Couronne britannique) de cette victoire de Culloden : en diabolisant ce papiste de Bonnie Prince Charlie et ces sauvages d'Highlanders, il s'agit de légitimer le pouvoir en place et de poser la première pierre de ce qui deviendra l'empire britannique après avoir annihilé les opposants irlandais et écossais. Cette légitimation passera par la destruction des structures sociales, des langues celtiques, des coutumes en mettant un point final à la culture et à l'identité écossaise.
Un empire ayant besoin de soldats, la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe virent un changement dans le discours dominant, le "sauvage inculte" devenant le "noble sauvage", celui qui a su perdre dans l'honneur mais à qui on a apporté la civilisation et à qui on propose une place dans la construction de ce projet merveilleux qu'est l'empire britannique. Vu la présence plus qu'utile des troupes écossaises dans l'armée britannique, il fallait bien que le discours s'adoucisse quelque peu. L'un des auteurs prend deux exemples contemporains de discours portant sur le "noble sauvage" magnifique mais qui doit perdre, l'un c'est le film "Danse avec les loups" avec Kevin Costner et l'autre "Le dernier Samouraï" avec Tom Cruise.
La mode écossaise lancée par le roi George IV sur les conseils avisés de Walter Scott remit à l'honneur sous une forme romantique les attributs les plus visibles de la culture gaélique (kilt, cornemuse) mais sans remettre en cause fondamentalement l'interprétation du choc de 1745.
Ce n'est qu'à partir des années 50, ce qui coïncide d'ailleurs avec la disparition de l'empire britannique, que les historiens écossais commencèrent à analyser les interprétations véhiculées par l'enseignement et les média.
Les recherches historiques et archéologiques ont depuis vingt ans fait progresser la connaissance de ces événements et les ouvrages cités sont une sorte de condensé de ces découvertes et de ces nouvelles interprétations délivrées de l'écriture des "vainqueurs".
Pour les auteurs, contrairement à ce qu'ont voulu et proclamé les autorités britanniques de l'époque, la culture et l'identité écossaise ne sont pas mortes en 1746 et ont su perdurer : analyser le discours dominant permet ainsi de libérer l'histoire écossaise et redonner place aux réalités historiques.
Eh bien, je pense que vous avez compris pourquoi je suis revenu sur cet épisode de Culloden et la remise en cause de la version officielle britannique depuis quelques décennies.
Ne pensez-vous pas qu'il s'agit aussi pour nous de nous débarrasser de l'histoire écrite par les vainqueurs et de revenir à notre histoire, celle qui n'est pas enseignée à nos enfants ? À notre histoire de Bretagne, singulière et multiple. Le point de vue breton n'est pas le point de vue français, ni le point de vue anglais ou castillan : tous sont intéressants par ce qu'ils disent mais le point de vue breton doit exister et se développer malgré tout. Continuer à gommer notre histoire nous fera disparaître. C'est ce que pensaient avoir réussi les Orangistes en Écosse. Ne laissons pas faire les jacobins de même avec nous ici en Bretagne.