Thèse de la non caducité du traité de 1532 et de la nécessité de sa remise en application : Michel de Mauny, Jean Sicard, Gérard Toublanc.
Une position intéressante et féconde a été élaborée depuis une cinquantaine d'années, d'une manière tâtonnante, par une série d'auteurs qui n'ont cependant pas cherché à coordonner leurs points de vue. Leurs publications sont dispersées dans une littérature abondante et diverse, notamment dans des mémoires (certains non publiés) déposés en justice devant les tribunaux administratifs français et devant les juridictions internationales. Le présent chapitre est une tentative de synthèse de leurs analyses.
Cette position concerne le rattachement de la Bretagne à la France, dans la mesure où, se fondant sur le caractère régulier des actes connus sous le nom de "Traité de 1532", ils entendent en tirer des conséquences de droit pour le présent et le futur : savoir que cette convention est toujours en vigueur, la révolution de 1789 l'ayant seulement suspendue.
Les actes consacrant l'"Union", même s'ils n'avaient pas été librement débattus et consentis, avaient l'avantage de consacrer par écrit les droits immémoriaux de la province. L'acte additionnel établi au mois de septembre par la chancellerie française, connu sous le nom d'édit du Plessis-Macé, confirmait en des termes péremptoires les privilèges des Bretons. Mais cela n'était pas suffisant. Les États comprirent dès 1534 la nécessité de ne pas laisser se perdre les titres qui constataient les privilèges du pays. Ils demandèrent à leur greffier, Jean de Saint-Mallon de "faire diligence de recouvrer les chartres et previleges de Bretagne et faire ung livre et dyal pour yceulx enregistrer". Le greffier reçut vingt livres en paiement. On disposa ainsi d'un registre au lieu de chartes isolées, qui risquaient de s'égarer. En 1579, ils obtinrent des lettres patentes d'Henri II confirmant leurs droits. Noël du Fail composa un nouveau recueil en 1581 que les États firent imprimer par Julien Duclos, imprimeur à Rennes.
La Bretagne disposa ainsi d'un ensemble de textes, de valeur et de portée inégales, qu'on opposa à la puissance française chaque fois que l'on en eut besoin. A chaque session, dans le contrat à passer entre les États et le commissaire du roi, on prenait soin de reproduire en un certain nombre d'articles les privilèges du pays, comme pour les sanctionner et en éviter la prescription. On nomma contrat des États la convention en bonne forme par laquelle le don gratuit était accordé au roi. Le texte précise que les États "ont accordé à sadite Majesté la somme de deux millions huit cent mille livres pour don gratuit, ladite somme payable par les mois des deux années prochaines 1668 et 1669 à la fin de chacun desdits mois par paiements égaux…". Les États tenaient à ce que fût stipulé le maintien des privilèges de la province. On en faisait deux articles différents qui, dès le dix-septième siècle, devinrent de style et se reproduisirent en termes invariables d'un contrat à l'autre. Le premier disait : "Nosdits seigneurs les commissaires accordent que tous les droits, franchises et libertés de la province soient conservés" ; le deuxième : "pareillement accordent nosdits seigneurs les commissaires qu'aucuns édits, commissions, déclarations et arrêts du conseil et généralement toutes lettres-patentes et brevets contraires aux privileges d'icelles n'auront aucun effet s'ils n'ont esté consentis par les États et vérifiés aux cours souveraines de la province, quoi qu'il soit fait pour le général du Royaume".
De 1532 à 1789, l'histoire des relations britto-françaises fut un perpétuel affrontement.
D'un côté, le seul but de la monarchie était d'extorquer à la Bretagne des impôts et des contributions aussi élevés que possible. De l'autre, les Bretons tentaient de limiter au mieux les exigences de la monarchie. L'équilibre se maintînt, avec des hauts et des bas, jusqu'à la fin de l'ancien régime, généralement dans le calme, parfois avec des heurts violents. Le Traité de 1532 est, peut-on dire, la toile de fond sur laquelle s'inscrit toute l'histoire des relations entre le duché et le royaume. Ce "contrat" devint rapidement la meilleure garantie du duché contre les empiétements royaux, qui se multiplièrent à partir du dix-septième siècle ; il fut le "bouclier" protecteur des Bretons contre le gouvernement de Versailles. C'est pourquoi, quoique les membres du parlement ni des États ne le considérassent probablement jamais comme un traité (le livre de d'Argentré était là pour le leur rappeler), ils affectèrent de le considérer comme un document juridiquement valable, et de le proclamer hautement. Bonvallet écrit à cet égard : "La particularité de la Bretagne était la façon toute spéciale dont ses droits lui avaient été garantis…Il était naturel qu'elle recherchât le statu quo ; ce statu quo, c'était le traité de 1532, les clauses achetées au prix de son indépendance, quelque chose de sûr, de défini…Ce qu'elle avait voulu sauvegarder en s'unissant à la France… Les États opposaient au roi sa propre obligation de tenir ses engagements… Ils avaient voulu rester le plus possible maîtres chez eux et conserver aux Bretons la gestion de leurs affaires intérieures ; le moyen qui leur avait paru le meilleur avait été de cristalliser le duché au dernier jour de son indépendance, de ne pas permettre qu'on touchât à ses institutions ni à ses usages, produits de sa propre histoire, sans l'approbation de la Bretagne elle-même".
Lors de la révolution de 1789, non seulement les Bretons n'étaient pas hostiles aux réformes, mais les réclamaient, comme d'ailleurs tout le reste du royaume. Les Bretons jouèrent un rôle important dans la genèse des réformes. On admet très généralement que la nuit du 4 août 1789 fut préparée au Club breton, et que celui-ci fut une préfiguration du Club des Jacobins. Les réformes réclamées par les Bretons sont généralement hardies, intéressant tous les domaines : le gouvernement (obligation pour le principal ministre de présenter un bilan annuel écrit à la Nation, responsabilité des ministres des deniers dont ils ont l'usage) ; la représentation nationale (réunion régulière des États généraux, nombre égal de députés pour chaque ordre, vote par tête) ; les impôts (suppression des impôts inutiles, consentement du peuple à l'impôt, contribution de tous aux dépenses d'intérêt général, selon les possibilités de chacun) ; l'administration ; les privilèges (abolition des privilèges de la noblesse et du clergé, suppression des emplois inutiles, suppression des dons, pensions et gratifications, libre accès du tiers État à toutes les professions, sans exception).
En revanche, les Bretons sont fermes sur plusieurs points : le maintien de leur religion, la protection et le maintien de leurs institutions. Les cahiers de doléances, sur ce point, sont très éloquents. Ainsi le cahier général des ressorts de Châteaulin et de Carhaix : "Le vœu général et unanime de plus de cent mille de vos fidèles sujets… est qu'il ne soit porté aucune atteinte au culte de notre religion, [et ] que les droits, franchises et immunités de la province soient conservés dans leur intégrité".
A la suite de la nuit du 4 août, on prétendit anéantir les privilèges des provinces, et imposer l'unité administrative du royaume. La nouvelle division territoriale fut adoptée par la loi du 22 décembre 1789. Un système unique fut adopté : le territoire fut divisé en départements, lui-même subdivisé en districts, les districts divisés en cantons, les cantons en communes. Le nombre des départements fut fixé à quatre vingt trois par le décret du 15 janvier 1790. Mirabeau voulut " une division matérielle et de fait, propre aux localités, aux circonstances, et non point une division mathématique…" ; il souhaita qu'elle fût " désirée par toutes les provinces, et fondée sur des rapports déjà connus".
Pour la Bretagne, cela n'alla pas sans difficultés. Nation plus vieille que la France, elle entendait que sa Constitution fut respectée. Les députés bretons acceptèrent la division de leur pays en départements. Mais dans la nouvelle organisation décidée par la Constituante, les anciens États n'avaient plus leur place. Le 5 novembre 1789, les réunions d'États provinciaux avaient été interdites. Un décret du 3 novembre 1789 ordonna aux Parlements de s'ajourner. La Chambre des vacations de Rennes refusa, et fut inébranlable dans sa décision. Le 15 décembre 1789, l'Assemblée Nationale décida de faire comparaître devant elle le président et les membres de la Chambre. Le président de La Houssaye et ses collègues comparurent le 8 janvier 1790. La Houssaye exposa que la Constitution de la Bretagne interdisait que les institutions fussent changées ou modifiées sans le consentement des États : "Pour que le Parlement de Bretagne pût se croire autorisé à enregistrer, sans le consentement des États, les lois qui sanctionnent les décrets de cette assemblée, il faudrait que la province eût renoncé à ses franchises. Or, n'a-t-on pas vu nos pairs défendre à toutes les époques les droits inviolables du pays ? Les deux ordres réunis à Saint-Brieuc n'enjoignaient-ils pas naguère à leurs députés de s'opposer à toute atteinte que l'on pourrait porter aux prérogatives de la Bretagne ? Les deux tiers des communes de la province se sont exprimés plus explicitement encore dans leurs cahiers. Or, ces cahiers, nous ne craignons pas de le dire, fixent immuablement les limites de votre autorité, jusqu'à ce que les États de Bretagne, légalement assemblés, aient renoncé expressément au droit de consentir aux lois nouvelles".
Le 9 janvier, l'abbé Maury prononça devant l'assemblée constituante un discours dont voici les principaux extraits :
" … Le fait que vous allez examiner dans ce moment est extrêmement simple. Onze magistrats qui formaient la Chambre des vacations de Rennes ont refusé, après l'expiration de leurs pouvoirs d'enregistrer les lettres-patentes rendues sur votre décret du 3 novembre pour proroger indéfiniment leur commission et les vacances du Parlement. Ce refus vous est dénoncé comme un crime de lèse-nation.
Je n'ai l'honneur d'être ni Breton, ni magistrat ; mais, revêtu du caractère de représentant de la nation, je dirai la vérité avec tout le courage du patriotisme, j'invoquerai la justice. Je vais tâcher de prouver que la Bretagne a des droits aussi anciens que la monarchie, et aussi sacrés que les contrats.
Les habitants [de l'Armorique ou de la Bretagne ] qui sous le nom de Celtes, luttèrent glorieusement contre César et balancèrent la puissance des légions romaines, furent toujours soumis à des souverains particuliers. Ces princes exercèrent toujours une souveraineté immédiate sur les Bretons. Cette grande province qui forme aujourd'hui la douzième partie de la population du royaume continua d'être indépendante de la nation française sous l'empire des ducs de Bretagne.
…La réunion de la Bretagne à la France avait été, pendant plusieurs siècles, le grand objet de la politique de nos rois. Le dernier duc de Bretagne, François II, étant mort sans enfant mâle, Anne de Bretagne, sa fille unique et son héritière, était déjà fiancée à l'empereur Maximilien ; mais le roi Charles VIII parvint à faire rompre ce projet de mariage et l'épousa en 1491. Le successeur de Charles VIII, Louis XII, qui épousa Anne de Bretagne lorsqu'il eut fait déclarer nul son mariage avec Jeanne de Valois, n'eut de son union avec elle que deux filles, Madame Claude et Madame Renée de France. Louis XII fit épouser sa fille Claude au duc d'Angoulême, son héritier présomptif. Ce dernier prince, devenu si célèbre sous le nom de François Ier, eut deux enfants mâles de son mariage avec la fille de Louis XII. L'aîné de ces princes, Henri II, était appelé par le droit de primogéniture au trône de France, et le cadet, duc d'Angoulême, devait hériter du duché souverain de Bretagne, en vertu du contrat de mariage d'Anne, son aïeule, avec Louis XII.
…La France, alarmée, pressa François Ier de consommer, par un contrat synallagmatique et irrévocable, la réunion de cette province à la couronne. Pressé par les vœux de tout son peuple, François Ier alla tenir lui-même les États de Bretagne à Vannes en 1532. Ces États de Bretagne, dont on trouve aujourd'hui l'organisation si vicieuse, conclurent le Traité au nom de tout le peuple breton : les nations transigèrent ensemble. La Bretagne fut unie à la couronne de France, et le contrat qui renferme les conditions a été ratifié, depuis cette date, de deux ans en deux ans, par tous les successeurs de François Ier, jusqu'en 1789".
L'abbé Maury ajoute : "L'intérêt commun est que la justice soit respectée. Tous les droits particuliers reposent sous la sauvegarde de la foi publique. Les peuples ont des droits. Les prérogatives de la Bretagne n'ont rien d'odieux pour la nation française, si elles émanent d'une convention libre et inviolable.
Tous les cahiers du clergé et des communes de Bretagne demandent unanimement la conservation des Droits, Franchises et Privilèges de la province. Les Bretons déclarent ne vouloir se soumettre à aucune décision de l'Assemblée Nationale, à moins que ses décrets n'aient été librement adoptés par les États particuliers de la Province. Ce n'est qu'à cette condition que la Bretagne nous a envoyé des députés, en se réservant ses franchises que la Nation française n'a pas le droit, et par conséquent le pouvoir de lui enlever.
Un principe fondamental qu'il ne faudra jamais perdre de vue dans cette cause, et qui n'est même pas contesté, c'est que la province de Bretagne jouit, par sa Constitution, du droit de consentir dans ses États la loi, l'impôt, et tous les changements relatifs à l'administration de la justice. Cette belle prérogative est la condition littérale et dirimante de la réunion de ce duché à la couronne de France. C'est l'exécution littérale de ce traité de Vannes de 1532 que réclament les Bretons. L'une des clauses de ce contrat porte formellement que la Bretagne aura un parlement, une chancellerie, une chambre des comptes, et qu'il ne sera fait aucun changement à l'administration de la justice de cette province sans le consentement des États.
Tous les engagements des contrats sont réciproques. Les contrats doivent être révoqués de la même manière qu'ils ont été sanctionnés. Il n'y a rien de plus sacré si un pareil titre n'est respecté. C'est donc avec les États constitutionnels de la Bretagne que nous devons traiter la grande question des droits qui appartiennent à cette province.
Il est donc démontré, et je ne crains pas de le publier en présence des représentants de la nation française : la Bretagne est libre, nous n'avons aucun droit sur cette province, si nous ne voulons pas remplir fidèlement les conditions du traité qui la réunit à la couronne".
La thèse de Maury, on le voit, est fort claire :
- La Bretagne, en 1532, dans son propre intérêt, qui rejoignait celui de la France, a contracté avec elle aux termes d'un accord bilatéral. Le principal avantage de ce traité était la garantie d'obtenir une paix perpétuelle. Quoique Maury ne soit pas juriste, et qu'il n'entre pas dans une discussion subtile, il raisonne en homme de bon sens : à l'évidence, le contrat a une cause, il y a réciprocité d'avantages pour les parties.
- La Bretagne a participé aux discussions d'une manière libre. Maury trouve une preuve de ce consentement dans le fait que l'union a été sollicitée par les États, et encore dans le fait que le contrat a été renouvelé tous les deux ans. Raisonnement, en effet, en apparence irréfutable.
- A partir d'une belle analyse des principes généraux du droit, il poursuit d'une manière imperturbable sa logique : les engagements bilatéraux ne pouvant être dénoncés, si ce n'est de la même manière qu'ils ont été conclus, la France manquerait à ses devoirs sacrés si elle violait sa parole. On retrouve là, à des siècles de distance, la même dialectique que chez le roi Arthur refusant de payer le tribut aux Romains, et chez le chancelier de Rochefort, refusant en 1487 de donner sa caution à l'annexion de la Bretagne, au motif que " la force est le contraire du droit".
L'intervention de Mirabeau à la tribune fut hautaine, arrogante, méprisante :
"Eh ! Que sont tous ces efforts de pygmées qui se roidissent pour faire avorter la plus belle, la plus grande des révolutions, celle qui changera infailliblement la face du globe, le sort de l'espèce humaine ?
… Les hommes de la Bretagne se sont associés à l'empire français ; ils n'ont pas cessé d'être à lui, parce qu'il ne leur a retiré ni dénié sa protection. Chacune des parties qui compose ce superbe ensemble est sujette du tout… S'il était vrai qu'une des divisions du corps politique voulût s'en isoler, ce serait à nous de savoir s'il importe à la sûreté de nos commettants de la retenir ; et dans ces cas, nous y emploierions la force publique, sûr de la faire bientôt chérir, même aux vaincus, par l'influence des lois nouvelles".
Ecoutez Messieurs des vacations :
"Ils sont les défenseurs des droits de la Bretagne ! Aucun changement dans l'ordre public ne peut s'y faire sans que les États l'aient approuvé, sans que le Parlement l'ait enregistré !Telles sont les conditions du pacte qui les unit à la France ; ce pacte a été juré et confirmé par tous les rois. Ils n'ont donc pas dû enregistrer, et c'est par soumission pour le roi qu'ils viennent le déclarer.
Ils n'ont pas dû enregistrer ! Eh ! Qui leur parle d'enregistrer ? Qu'ils inscrivent, qu'ils transcrivent, qu'ils copient, qu'ils choisissent parmi ces mots ceux qui plaisent le plus à leurs habitudes, à leur orgueil féodal, à leur vanité nobiliaire ; mais qu'ils obéissent à la nation quand elle leur intime ses ordres sanctionnés par son roi. Êtes-vous Bretons ? Les Français commandent".
A. Thèse de la non caducité du traité de 1532
Les auteurs modernes partisans de cette thèse soutiennent que le traité de 1532 est toujours valable ; la révolution l'a simplement suspendu ; il appartient aux parties de le remettre en vigueur.
Mais comment remettre en application un dispositif juridique suspendu depuis plus de deux siècles, et que beaucoup considèrent comme caduc, à supposer même qu'il fut jamais d'actualité.
Plusieurs juristes, non des moins intelligents, se sont essayés à ces exercices. Leur démonstration tient en trois points :
1°) Le premier argument s'appuie sur la force obligatoire des contrats, et sur leur exécution de bonne foi.
Les traités contractés bilatéralement font la loi des parties. Ils s'imposent à elles. Elles n'ont ni le droit de s'écarter des clauses arrêtées d'un commun accord, ni celui d'écarter celles qui ne leur conviennent pas. Pacta sunt servanda : ce qui a été convenu, arrêté, stipulé, doit être observé. De surcroît les conventions doivent être exécutées de bonne foi. La bonne foi se définit comme le fait de "s'abstenir de tout acte visant à réduire à néant l'objet et le but du traité" . L'exécution des traités exclut toute tentative de fraude, toute ruse, exige fidélité et loyauté aux engagements pris. Les parties ne peuvent s'écarter unilatéralement des conventions conclues d'une manière bilatérale.
Les décisions prises unilatéralement par la France à l'égard de la Bretagne en 1789 étaient indiscutablement contraires au droit. Elles étaient donc nulles, et de nul effet. L'extrême brutalité, la violence des termes employés, l'humiliation infligée aux Bretons, les insultes utilisées par Mirabeau constituaient des circonstances aggravantes, qui ne seront jamais effacées, et qui gardent intacts leur caractère blessant deux siècles plus tard.
Par ailleurs, les termes du contrat étaient clairs et n'exigeaient aucune interprétation, d'autant qu'ils avaient été renouvelés de deux ans en deux ans depuis 1532. La France ne pouvait invoquer les modifications survenues dans son droit interne pour en suspendre ou en modifier les clauses. Le traité de réunion était une convention de droit international ; comme telle, elle était soumise à des règles qui dépassaient même les parties contractantes, et qui étaient celles auxquelles toute l'espèce humaine est soumise.
Ce premier point est celui qui prête le moins à discussion : les décisions prises par la France en 1789 – 1790, et imposées unilatéralement à la Bretagne étaient nulles et de nul effet.
2°) Le deuxième argument est tiré de la règle selon laquelle un traité reste valide aussi longtemps qu'il n'a pas été dénoncé contractuellement par les parties.
Les traités internationaux restent valables tant que les parties ne les ont pas dénoncés, tant qu'elles n'ont pas manifesté, par un acte non ambigu de volonté, qu'elles ont décidé de sortir du champ contractuel défini par elles. Le fondement de la règle est facile à comprendre. Si un État A et un État B ont décidé que tel fleuve, tel détroit, telle chaîne de montage constituent leur frontière commune, cet accord reste valable même si pendant des décennies, des générations ou des siècles, aucun être humain ne s'est aventuré dans les régions considérées. Si l'une des parties a reconnu la propriété de l'autre sur un territoire, une terre, une île, la convention reste valable, même si aucun citoyen du pays propriétaire n'y a mis les pieds, et qu'au contraire le peuplement a été le fait du pays non propriétaire.
Les juridictions internationales ont eu à se prononcer sur la matière à de multiples reprises. Le 17 novembre 1953, la Cour internationale de La Haye eut à décider entre la souveraineté de la république française et celle du Royaume Uni sur les îlots anglo-normands des Minquiers et des Écréous. La Cour retint des titres très anciens, de 1022, 1066, 1204, ainsi que le traité de Paris de 1259, et celui de Brétigny conclu en 1360. Il faut y ajouter, écrit le Professeur Rousseau , le traité de Poona de 1579, invoqué par le gouvernement portugais dans l'affaire du droit de passage en territoire indien, et dont la même juridiction a reconnu la validité dans son arrêt du 12 avril 1960. On doit encore rappeler que, lorsqu'il a réclamé en 1943 au gouvernement de Lisbonne l'octroi de facilités navales et aériennes aux Açores, le gouvernement britannique s'est appuyé sur le traité d'alliance anglo-portugais conclu en 1373 entre Edouard III et Ferdinand Ier.
De même, en droit interne, il arrive que la république française se réfère à des ordonnances, des édits, des arrêts publiés ou rendus sous la monarchie ; c'est ainsi qu'à l'occasion d'un différend entre les pouvoirs publics et les particuliers relatif à la propriété de marais maritimes, l'État invoqua au mois d'octobre 1980 l'édit de Moulins de 1566, une ordonnance de Colbert de 1662, une loi de 1807.
A cela, on peut ajouter que le traité de 1532 ne comportait aucun terme final. Il fut conclu, non pas seulement pour une durée indéterminée, mais d'une manière définitive. Ce qui résulte des termes même de l'édit publié par François Ier au mois d'août 1532 :
"Nous avons, de nostre très-certaine science, plaine puissance, et authorité uny, joint, unissons et joignons les pays et Duché de Bretaigne avecques le Royaume et Couronne de France perpétuellement de sorte qu'ils ne puissent estre séparez, ni tomber en divorce, pour quelque chose que se puisse estre".
La Bretagne, quant à elle, ni en 1789 ni en 1790, n'avait en aucune manière témoigné de son intention de sortir du traité. Bien au contraire ! Les députés avaient seulement fait savoir qu'ils en référeraient aux autorités compétentes, c'est-à-dire aux États. Au demeurant, dans des "Protestations" adressées au roi et au public, Botherel, Procureur Général Syndic des États de Bretagne, déclara que la Bretagne n'avait pas contracté avec la France, mais avec son roi, et que c'est avec lui seul qu'elle devait négocier :
"Nous ne cesserons de vous répéter que notre union à la couronne ne nous a point assujettis aux lois de la France ; en envoyant autrefois des députés aux Etats Généraux, nos pairs n'ont jamais regardé ces assemblées comme législatives ; jamais ils n'ont prétendu y soumettre leur constitution particulière, ni en faire les arbitres de notre sort ; l'immuable dépôt de nos destinées repose sous la main du monarque et sous la sauvegarde des lois et des formes qui garantissent nos droits, nos franchises et nos libertés ; en transférant au Roi le domaine de notre province, ils ne lui ont cédé que les droits dont jouissaient nos ducs d'après les constitutions de la Bretagne ; nos pairs ont expressément réservé le droit de s'administrer eux-mêmes…
…Nous réclamons pour la perpétuité l'intégrité des droits sacrés de la couronne tels que la nation bretonne, fidèle au contrat d'union et à ses formes constitutionnelles a reconnu et les reconnaît pour inaltérables et inaliénables dans les mains du monarque, comme dans celles de ses augustes prédécesseurs ; nous protestons avec l'indignation que doit éprouver tout sujet fidèle contre les attentats sur l'autorité légitime du souverain, la liberté de la personne sacrée, et déclarons nous opposer formellement à l'aliénation de son domaine et l'usurpation des apanages en Bretagne …
… Nous protestons pour l'intérêt du peuple breton de nullité et illégalité contre la nomination de députés des sénéchaussées et diocèses de Bretagne aux États généraux du royaume …
… Nous adressons cette protestation au Roi, gardien de nos libertés qu'il a lui-même juré de maintenir, et n'existant plus en Bretagne de tribunal légal, nous la confions au public, à l'Europe entière, et prions les bons citoyens qui l'auront reçue de la conserver et promulguer".
La protestation de la ville de Bannalec, rédigée par le marquis de Tinténiac exprimait les choses d'une manière encore plus nette :
"…La province de Bretagne est absolument indépendante de la France ; elle n'appartient qu'au roi ; elle est ainsi que le Béarn, son propre patrimoine, auquel la nation ne peut toucher sans violer les droits les plus sacrés de propriété, puisque ce fut à François Ier uniquement qu'elle se donna, et que ce fut avec lui seul qu'elle régla les conditions du Traité d'Union, sans le concours ni la participation de la France.
Suivant les conditions de ce traité, conditions sacrées et inviolables, puisqu'elles ont été approuvées et confirmées par tous les Rois et successeurs de François Ier, et notre auguste monarque aujourd'hui régnant, elle a son régime particulier par lequel elle est gouvernée.
La province n'a jamais reconnu de loix que celles qui ont été faites par ses États généraux ou qui y ont été enregistrées … nous ne devons aucun compte de notre administration, mais uniquement au roi".
Ainsi donc, dans la mesure où le traité de 1532 n'a pas été dénoncé par les parties, et où les États de Bretagne n'ont jamais pris la décision de rompre avec la monarchie française, le "contrat" reste valide dans les termes où il fut conclu, le roi reste Duc en Bretagne.
C'est ce qu'affirme, par exemple, Michel de Mauny : " Cet acte ne fut jamais abrogé et reste valable en droit, à l'instar du traité de Paris de 1259 et de celui de Brétigny de 1360, dont la validité a été affirmée par la cour internationale de justice le 10 novembre 1953, à l'exemple aussi du traité de Poona de 1779".
C'est ce qu'expose également Jean Sicard, dans les requêtes adressées au ministre de l'intérieur, dont il sera parlé plus loin : "Le consentement de États de Bretagne, seuls représentants légitimes de la Province, était juridiquement nécessaire pour qu'une modification aux clauses du Traité d'union fut valable. La décision unilatérale de leur co-contractant était dépourvue, en Droit, de tout effet. Dans ces conditions, rien ne permet de considérer le traité de 1532 comme abrogé : il fait encore la loi des parties". Et encore : "L'abrogation du traité de 1532 a été unilatérale et est donc inopposable à la Bretagne, qui n'y a pas consenti".
B. La remise en vigueur du traité de 1532
Comment concevoir la remise en vigueur du traité de 1532, à supposer qu'il soit encore valide ? . Initiative spontanée de la France, à l'exemple de nombreux pays européens qui se sont lancés dans une régionalisation très poussée ces derniers décennies ? Déclaration solennelle unilatérale du conseil régional de Bretagne, autoproclamé Assemblée Nationale ? Négociations entre le gouvernement et la Région de Bretagne ? Actions violentes comme en Irlande du Nord, en Corse, au Pays Basque ? Aucune solution – s'il y en a une – ne se dessine.
Les instances administrativo-politiques bretonnes sont d'un grand conservatisme ; même s'il existe une forte minorité qui souhaite aujourd'hui une évolution du statut de la Bretagne, attribuant à celle-ci une plus grande participation aux décisions qui la concernent, aucune initiative n'a été prise à ce jour par le conseil régional ni par les grandes municipalités en faveur d'une restauration pure et simple de l'autonomie de la Province. Les discours officiels sont timides, au diapason de l'attitude du pouvoir central ; les candidats aux fonctions électives importantes sont d'ailleurs désignés par les états-majors nationaux des partis politiques ; ceci explique qu'il leur est impossible de prendre des initiatives novatrices ou hardie.
La population est globalement indifférente au statut politique futur du pays. Les festivals folkloriques qui fleurissent partout, les drapeaux bretons flottant à l'entrée des villes donnent une image trompeuse de la réalité. Personne ne se battra les armes à la main pour la restauration de l'indépendance ou de l'autonomie ; au mieux, on assistera passivement à ce que l'histoire décidera. En Bretagne, les attentats et les actions violentes sont rares, et sont formellement réprouvés par l'ensemble de la population (de grands rassemblements récents le démontrent) ; les jeunes clament leur attachement au renouveau de leur culture, mais aussi leur volonté de ne pas se laisser entraîner vers une politisation des problèmes.
La tradition centralisatrice de la France est telle que le dossier de la régionalisation, par rapport à d'autres pays, est à peine entrouvert. Les partisans d'une décentralisation poussée – quelle que soit la forme qu'elle prenne, y compris par une remise en vigueur du traité de 1532 rénové – trouve des arguments dans les événements importants qui se sont déroulés en Europe et dans le monde depuis un demi siècle.
Au plan international, les bouleversements ont été considérables. En 1989, le mur de Berlin a été abattu. Cet événement, que le président François Mitterrand considérait comme improbable avant longtemps, préluda à la réunion des deux Allemagnes. Des pays constitués artificiellement à la suite d'accords internationaux se désintégrèrent. Le cas le plus spectaculaire fut celui de la Yougoslavie – qui était d'ailleurs en voie de constituer une vraie Nation – qui éclata en une série de petits États : la Serbie, la Bosnie, la Croatie, la Macédoine, la Slovénie… Des pays qui avaient connu l'expérience d'un État centralisé fort (l'Espagne) accordèrent à leurs régions des statuts souples, tenant compte des particularités locales, leur permettant de s'administrer elles-mêmes. Des empires coloniaux entiers se désagrégèrent, parfois sous l'effet de conflits sanglants, le plus souvent d'une manière pacifique, sans soubresauts ni cataclysmes ; ce fut le cas pour l'empire français, l'empire anglais, l'URSS. De petits peuples enfin, auxquels on déniait la possibilité d'avoir jamais une existence autonome, ne serait-ce que parce qu'on les considérait comme non viables économiquement, émergèrent soudain sur la scène internationale : l'Estonie, la Lituanie, la Lettonie, la Moldavie, la Slovaquie, la Géorgie, l'Arménie… Certains pays furent même créés, sans avoir jamais eu d'existence internationale, ou pendant de courtes durées seulement.
Au plan individuel, des évènements survinrent qu'on croyait impossibles. Des familles juives rentrèrent en possession de leur fortune, de leurs immeubles, de leurs objets d'art. La Suisse accepta, il y a quelques années, d'ouvrir ses archives bancaires, et de restituer les fonds bloqués depuis soixante ans à leurs propriétaires ou à leurs héritiers. Des familles nobles – y compris appartenant aux anciennes dynasties régnantes – purent reprendre possession de leurs châteaux, de leurs propriétés, de leurs biens meubles. En Bulgarie, l'ex-roi de Siméon, devenu premier ministre, négocie la restitution des biens dont il fut dépouillé lors de l'instauration du régime communiste.
Dans le domaine du droit, des bouleversements inouïs se manifestèrent. Les verrous traditionnels constitués par les prescriptions (dix ans pour les crimes en France, par exemple), destinés à empêcher la remise en cause de situations considérées comme définitives, furent bouleversés. L'infraction de crime contre l'humanité fut créée, et il fut décidé que les poursuites seraient possibles sans limitation de durée. On s'engagea dans la voie des responsabilités présumées, aboutissant parfois à un renversement de la preuve, l'auteur des actes incriminés étant considéré comme responsable a priori, sauf à lui de démontrer le contraire.
Plus surprenant : l'église catholique, par la voix de son chef, le Pape Jean Paul II, demanda publiquement pardon pour des faits accomplis plusieurs siècles auparavant. Le dernier prolongement de cette reconnaissance de responsabilités des pays occidentaux pour des crimes – vrais ou supposés – est l'organisation de conférences internationales visant à accorder des réparations pour faits de colonisation et d'esclavage.
Aux yeux de certains, ces évolutions laissent envisager une modification prochaine du statut de la Bretagne. Il est clair que dans ce pays à très forte identité, le principe invoqué par Renan sur le mécanisme de formation des nations n'a pas joué : "L'oubli, je dirai même l'erreur historique sont une fonction essentielle de la formation d'une nation ; le progrès des études historiques est vraiment pour la nationalisme un danger".
C'est un fait que l'histoire de la Bretagne n'a pas été oubliée ; elle revient même sur le devant de la scène avec vigueur, si l'on considère le nombre prodigieux d'ouvrages publiés depuis trente ans.
C. Tentatives judiciaires de remise en application du Traité de 1532
La thèse ci-dessus est-elle réaliste ? Il est intéressant de faire état de deux affaires fondées sur la volonté de tirer parti de ces analyses, que l'on a essayé de mettre en pratique à l'appui d'instances judiciaires, devant plusieurs juridictions nationales et internationales.
L'affaire Kerhuel (1973-1976). Mademoiselle Marie Kerhuel avait exercé pendant vingt deux ans dans le cadre des services de l'administration des finances de la république française. En 1968, elle se retira à Mûr-de-Bretagne, dans les Côtes du Nord. Animatrice du "mouvement pour l'application du traité de 1532" (Asdav 1532), elle avait fondé un périodique, et avait eu à acquitter, au titre de la taxe sur la valeur ajoutée, un acompte provisionnel. Se voyant réclamer une pénalité de retard de 9,45 francs, elle décida, pour le principe, pour mettre en application ses idées, et pour tester l'appareil judiciaire français, d'intenter une action contre l'État. Docteur en droit, excellente juriste, il lui importait de savoir comment, dans cette affaire qu'elle connaissait bien, les magistrats allaient se comporter. Elle contesta devant le tribunal administratif de Rennes la légalité des impositions dont elle s'estimait injustement frappée, le Code des Impôts français ne s'appliquant pas, selon elle, sur le territoire breton.
Elle perdit son procès. Elle se pourvut devant le Conseil d'État, et développa une argumentation qu'elle a publiée dans une plaquette dactylographiée, dont voici les principaux éléments :
" Les trois pourvois présentés au Tribunal Administratif soulèvent la question de l'irrégularité de l'application du Code des Impôts français en Bretagne, sur le territoire couvert par le Traité de 1532 passé à Vannes entre le roi François Ier et les États de Bretagne, dépositaires de la souveraineté bretonne. Ce traité est le seul texte historique qui ait permis au roi de France de ceindre la couronne de Bretagne. La République Française, qui lui a succédé, n'en possède aucun autre. Il reste l'unique base juridique de la présence française en Bretagne. Il avait été conclu sous des conditions nettement précisées, qui n'ont jamais été modifiées dans les formes régulières, c'est à dire par un nouvel accord entre les deux parties.
La Cour Internationale de la Haye a jugé (arrêt les Minquiers, 17 novembre 1953), qu'il n'y a aucune prescription pour les traités, et que leurs clauses restent en vigueur aussi longtemps qu'elles n'ont pas été modifiées par un nouvel accord entre les mêmes parties… L'une des conditions précisées dans le traité de 1532, est l'obligation incombant au gouvernement français d'obtenir l'accord des États de Bretagne avant de pouvoir lever aucun impôt nouveau… Depuis 1789, les gouvernements français successifs, s'installant dans le coup de force, n'ont plus demandé cet accord, de sorte que tous les textes juridiques français pris depuis cette date, y compris les constitutions sont inapplicables en Bretagne… Les Assemblées Révolutionnaires qui ont fait interdiction aux États de se réunir et l'en ont empêché par la force ont poursuivi ses membres. Elle a été supprimée par la violence jusqu'à la loi du 5 juillet 1972 qui, en instituant des Conseils de Région, a permis à une Assemblée Bretonne de se reconstituer et de siéger. De ce refus, il résulte que tous les textes pris à Paris continuent à être juridiquement inapplicables en Bretagne, y compris les textes fiscaux. Les impôts établis postérieurement à 1789 sont irrégulièrement perçus en Bretagne…"
Le Conseil d'État, dans son arrêt du 3 novembre 1976, donna tort à la demoiselle Kerhuel, et confirma la décision du Tribunal Administratif :
"Aux termes de l'article premier du Code civil, les lois sont exécutoires dans tout le territoire
français ; le département des Côtes du Nord fait partie du territoire national ; le code général des impôts est exécutoire sur l'ensemble du territoire national…
Aux termes de l'article 10 du décret de l'Assemblée Nationale constituante des 4, 6, 7, 8 et 11 août 1789 : "une constitution nationale et la liberté publique étant plus avantageuse aux provinces que les privilèges dont quelques-unes jouissaient, et dont le sacrifice est nécessaire à l'union intime de toutes les parties de l'empire, il est déclaré que tous les privilèges particuliers des provinces, principautés, pays, cantons…sont abolis sans retour et demeureront confondus dans le droit commun de tous les français" ; ce texte, en raison du caractère général et absolu de ses dispositions doit être regardé comme ayant définitivement aboli les dispositions remontant à l'Ancien Régime, dont se prévaut la requérante, et qui auraient prévu le consentement à l'impôt des États de Bretagne".
Au plan juridique, cette argumentation n'est pas pertinente : le code civil français, promulgué en 1804, ne peut évidemment servir à démontrer l'applicabilité du décret de la Constituante, antérieur à lui ; le Conseil d'État, d'autre part, se met résolument en dehors du droit en ne prenant pas la peine de répondre aux arguments invoqués par la demanderesse, ainsi qu'il en a l'obligation. Compte tenu du contexte de l'époque (qui n'a pas changé aujourd'hui), on ne pouvait attendre du Conseil d'État qu'il argumentât selon le droit, il a donc éludé purement et simplement le problème posé .
L'affaire Fédération Bretagne-Europe (1983-1984). Le gouvernement du maréchal Pétain, par le décret du 30 juin 1983, avait créé une région économique dite de Bretagne, qui ne comportait que quatre des cinq départements bretons (les Côtes du Nord, le Finistère, le Morbihan, l'Ille-et-Vilaine, la Loire-Inférieure), détachant de la province le territoire qui avait été le siège de la monarchie et du gouvernement breton pendant plusieurs siècles, correspondant à l'ancien comté de Nantes. Bien que les actes du gouvernement du Vichy eussent été déclarés nuls à la libération, le gouvernement français, ayant résolu de constituer des régions dotées d'une assemblée élue au suffrage universel, maintint le découpage réalisé par le régime du maréchal Pétain.
Le 25 janvier 1983, l'association "Fédération Bretagne-Europe" adressa requête au ministre de l'intérieur et de la décentralisation, tendant à ce qu'il soit constaté que les élections au conseil régional de Bretagne ne peuvent se dérouler que dans une circonscription électorale comprenant les cinq départements bretons. Cette requête, fondée sur le traité de 1532, considérée comme toujours valide par les requérants, fut rédigée par Jean Sicard, magistrat et éminent juriste :
"La Bretagne a été unie à la France par un échange de documents diplomatiques des mois d'août et septembre 1532, dont l'ensemble constitue ce que l'on appelle le "Traité d'Union" ou " Traité de 1532".
Jusqu'à 1532, la Bretagne n'avait à aucun moment de son histoire fait partie de la France. Royaume jusqu'au dixième siècle, elle a vu ses souverains abandonner peu à peu leur titre de roi, et à partir du douzième siècle, ne s'appeler que "ducs".
Il existe encore, de nous jours, des États – c'est le cas du Luxembourg – dont les souverains sont appelés ducs. On objecterait vainement, pour soutenir que la Bretagne aurait été un simple fief, le fait qu'à partir du treizième siècle les ducs ont prêté hommage aux rois de France. Il s'agissait d'un hommage simple, non d'un hommage lige. De plus, ils le faisaient à titre personnel …Il n'en résultait aucune dépendance du territoire breton lui-même par rapport au royaume de France… Au milieu du quinzième siècle encore, le duc Arthur III, rappelait que la Bretagne "ne touchait en rien le fait de la partie de la France ni n'en était issue".
Le traité de 1532 a été conclu entre deux États souverains. Traité diplomatique bilatéral dont aucune disposition ne pouvait être abolie ou modifiée que par le consentement des deux parties, il prévoyait expressément que la Bretagne conserverait "ses privilèges et libertés"…
Bien qu'un grand nombre de cahiers de doléances rédigés en Bretagne [en1789] aient exprimé la volonté populaire de voir mieux respectés "les droits et franchises" résultant de ce traité, l'Assemblée Nationale constituante, à la suite d'une confusion de langage, décréta unilatéralement l'abolition de ses droits et franchises, assimilés abusivement à des privilèges féodaux, circonstance aggravante pour un État qui n'avait plus d'armée, et qui n'était pas en mesure de se défendre contre son agresseur, alors qu'en réalité il s'agissait d'un statut particulier, institué par un acte de droit international. Le consentement des États de Bretagne, seuls représentants légitimes de la Province, était juridiquement nécessaire pour qu'une modification aux clauses du traité d'union fût juridiquement valable. La décision unilatérale de leur co-contractant était dépourvue, en droit, de tout effet. Depuis cent quatre vingt treize ans, les États de Bretagne, illégalement suspendus, n'ont pas été réunis, bien que la violation du droit international commise par la France ait été dénoncée à l'époque, aussi bien par les juristes bretons comme le Président de La Houssaye, que par les députés français, tel l'abbé Maury…
Dans ces conditions, rien ne permet, en droit, de considérer le traité de 1532 comme abrogé : il fait toujours la loi des parties".
La requête fut repoussée. Les demandeurs se pourvurent devant le Conseil d'État par une nouvelle requête enregistrée le 10 mai 1983, tendant à "annuler pour excès de pouvoirs la décision du 7 mars 1983 par laquelle le ministre de l'intérieur et de la décentralisation, a refusé d'ordonner le rattachement du département de Loire-Atlantique à la région Bretagne". Le Conseil d'État rejette cette nouvelle requête au triple motif :
- Que la loi du 12 décembre 1789-janvier 1790 a eu pour effet d'abroger tous les textes antérieurs relatifs à l'organisation territoriale de la France et que, par suite, le moyen tiré "d'une prétendue violation d'un édit royal de 1532" n'est pas fondé.
- Que les modifications des limites ou du nom des régions relèvent de la compétence du gouvernement seul.
- Qu'en s'abstenant de prendre "l'initiative d'une modification des limites de la région de Bretagne…" le gouvernement s'est livré à une appréciation d'opportunité non susceptible d'être discutée au contentieux.
Comme on le voit, ici encore la haute juridiction a éludé purement et simplement le problème ; elle n'a pas répondu au fond à la question qui lui était explicitement posée : celle de la validité du traité de 1532.
L'association Bretagne-Europe a présenté une nouvelle requête à la Commission Européenne des droits de l'homme afin qu'un rapport soit fait au Comité des Ministres pour qu'il constate qu'il y a bien eu " violation du traité d'union entre la Bretagne et la France, non valablement abrogé, toujours en vigueur, et que la région de Bretagne se compose, de plein droit, de cinq départements". La Commission Européenne des droits de l'homme a, comme il fallait s'y attendre, également éludé la demande.