Monique Guelin
Le procès en première instance du trader de la Caisse d'épargne, Boris Picano-Nacci, s'est tenu à Paris, à partir du lundi 3 décembre dernier. Un autre trader, une autre banque, un autre dossier : l'affaire nous intéresse, nous, les soutiens de Jérôme Kerviel, et nous avons suivi ce procès.
L'homme de 37 ans est poursuivi pour abus de confiance, pour avoir pris sur les marchés des positions spéculatives hors normes, qui ont généré des pertes, évaluées par la banque, dans un premier temps, à 751 millions d'euros, chiffre corrigé ensuite à la baisse : 315 millions. Le jugement sera rendu le 28 janvier.
Tout aura été en petit format dans ce procès : seulement 3 avocats, 2 pour la partie civile, dont le célèbre Jean Reinhart, un seul pour la défense : Maître Martin Reynaud ; seulement 2 témoins, cités par la banque ; une assistance réduite, excédant rarement une vingtaine de personnes, accueillie dans la petite salle affectée à la 11ème chambre du TGI de Paris ; petit nombre de journalistes, 2 suivant le procès en continu, 3 autres moins assidus. Et finalement mini-dossier, nettement moins complexe que celui de Jérôme Kerviel, traité en seulement 4 audiences d'une demi-journée chacune.
L'ambiance est bon enfant. Annie-Claude Selvi, la Présidente du tribunal, entourée de ses 2 assesseurs, y contribue pour beaucoup. Elle avoue d'entrée de jeu son incompétence en matière de finance et singulièrement de trading, et annonce qu'elle refusera obstinément tout vocabulaire technique, ainsi que cet obscur jargon utilisé par les traders, hermétique au profane : pas de « var swaps » , ni de « barrière désactivante » ! : Mme la Présidente exige qu'on lui parle en un français intelligible à tous, lui permettant de comprendre ce qu'elle veut juger en fait : l'homme et son comportement.
Tout le petit monde présent, acteurs familiers des prétoires, journalistes inclus, s'entend bien et ne s'en cache pas. Les 2 avocats des parties adverses affichent des relations amicales, plaisantant lors des pauses ; Jean Reinhart désigne Martin Reynaud, lors des débats, « son collègue et ami » . Valérie de Senneville (pour les Echos et l'AFP), épouse, à la ville, de Monsieur le Ministre du Travail, Michel Sapin, embrasse Maître Jean Reinhart ... avant de l'interviewer. Et Madame la Présidente prend des airs confus en direction de Jean Reinhart, lorsqu'elle énumère les critiques sévères adressées à la banque par la Commission bancaire : « je suis bien obligée de les rappeler, Maître » - lequel, par une mimique conciliante, indique qu'il consent à l'admettre. Pas d'effets de manches chez cet avocat habitué à défendre des causes plus retentissantes. Il apparaît ici détendu, comme en pays ami - rien à voir avec la tension permanente que l'on avait pu observer au cours du procès en appel de Jérôme Kerviel (JK). Bref : l'atmosphère est consensuelle et une sorte de décontraction générale donne l'impression que le procès n'est qu'une formalité et que l'affaire, dans l'esprit de la Cour et de la partie civile, est pliée. Seul sujet méritant une attention particulière : préserver l'image de la banque, qui devra apparaître, aux yeux du public, pure et sans taches. Maître Jean Reinhart y veillera.
Boris Picano-Nacci est entré à la Caisse d'épargne en 2003. C'est un homme d'un abord sympathique. Sa sérénité, le premier jour, est frappante : aucun stress apparent, juste un peu de timidité lorsqu'il faut passer à la barre. Après avoir décliné son état-civil, l'ancien trader fait une déclaration spontanée : «(il) ne comprend pas pourquoi il est là » - nous entendons : face à ce tribunal qui juge des affaires pénales. Nous ne comprenons pas non plus, pour ce que nous avons lu de l'affaire. Et c'est précisément pourquoi nous assistons au procès, à la recherche d'explications, en ayant présent à l'esprit, en arrière-plan, le dossier de JK.
L'affaire se déroule en 2008. A la Caisse nationale des Caisses d'Epargne et de prévoyance (CNCE), pas encore fusionnée avec les Banques populaires en BPCE (Banque populaire Caisses d'épargne), il existe une petite unité dédiée à des activités « compte propre » , c'est-à-dire n'utilisant pas les dépôts des épargnants, mais les fonds propres - le capital - de la banque. Il s'agit d'une activité marginale : la salle de marché est composée de seulement 8 salariés. 3 d'entre eux se consacrent au trading , dont Boris Picano-Nacci, ainsi que son responsable direct. Au sein du petit groupe, c'est lui, Boris Picano-Nacci, qui détient (depuis 2006) le portefeuille le plus complexe : le portefeuille dérivés actions. Le trader jouit d'une excellente réputation, celle d'un bon professionnel, aimant prendre des positions, dont il gère parfaitement les risques.
Le 23 juin 2008, décision est prise par la CNCE de mettre fin à l'activité sur fonds propres, jugée relativement peu rentable, contre une prise de risques élevée –- on est en pleine crise financière mondiale. Compte tenu de ses compétences, c'est à Boris Picano-Nacci que l'on demande de rédiger une note relative à la liquidation ( « débouclage » ) de toutes les positions détenues dans les portefeuilles de fonds propres, de manière à procéder à l'extinction progressive de ceux-ci, d'ici le 31 décembre 2008 au plus tard. Cette note sera reprise dans un document, appelé « calendrier de gestion extinctive » , validé le 31 juillet 2008 par le Directoire de la banque.
Boris Picano-Nacci commence à déboucler début septembre, au retour de ses congés d'été. Les conditions ne sont pas favorables : les marchés sont baissiers, puis deviennent rapidement très volatiles –- sur fond de faillite de Lehman Brothers. Le trader enregistre des pertes. Afin de couvrir les risques inhérents au débouclage dans un tel contexte, il va, à partir du 9 septembre, tout en continuant à déboucler selon les opportunités du marché, prendre des positions nouvelles, directionnelles (à risques), engageant des sommes de plus en plus volumineuses. Les pertes latentes s'accumulent dans le portefeuille du trader, incitant celui-ci à poursuivre sa stratégie agressive - sans succès. Il s'enferre. Le 10 octobre, effrayé par l'état de son portefeuille, il avise sa hiérarchie de l'existence de pertes latentes importantes sur ses positions. Le 13 octobre, le Directoire de la banque est informé et Boris Picano-Nacci présente sa démission. Les positions seront soldées en quelques jours, générant, selon la banque, 751 millions d'euros de pertes.
La CNCE reproche à Boris Picano-Nacci d'avoir outrepassé son mandat de gestion extinctive, en prenant des positions nouvelles, hors normes, dépassant les limites autorisées. Selon la banque, le calendrier de gestion extinctive prévoyait exclusivement le débouclage des positions existantes ; il interdisait de faire de nouvelles opérations, surtout si celles-ci ajoutaient du risque au portefeuille. De plus - circonstance aggravante pour la banque -, le contexte de l'époque, c'est-à-dire la rumeur d'une faillite de Lehman Brothers, de fait concrétisée à la mi-septembre, véritable séisme financier à l'échelle mondiale, aurait dû inciter le trader à une extrême prudence.
La CNCE prétend n'avoir découvert les faits que le 13 octobre, justifiant son ignorance par l'incompétence de ses propres services. De fait, l'impéritie inouïe de la CNCE dans le domaine de la gestion des risques, à l'époque des faits, a été dénoncée par plusieurs instances. Dès la 1ère audience, la Présidente a rappelé les critiques sévères adressées à plusieurs reprises à cette banque, pour les lourdes défaillances de ses systèmes de contrôle - à la fois en interne : rapport de l'Inspection générale de la banque en mars 2008, soulignant un nombre important de lacunes ; et en externe : entre 2004 et 2008, la Commission bancaire a plusieurs fois rappelé à l'ordre la CNCE, lui adressant des avertissements, des blâmes répétés, et les carences graves de la banque ont été sanctionnées par des amendes : 1 million d'euros en 2006 ; 20 millions en 2009 (somme considérable : pour mémoire l'amende infligée à la Société générale n'était que de 4 millions d'euros !) – mais cette dernière lui sera remboursée, le jugement ayant été cassé pour vice de forme. Il était à chaque fois recommandé à la banque de remédier aux carences signalées. Mais la CNCE n'a jamais procédé aux améliorations requises.
Cependant, la partie civile, approuvée par la Présidente et par le Procureur, estime que, ces défaillances ayant déjà été sanctionnées, on doive les considérer comme classées, et qu'il n'y a pas lieu de « refaire le procès de la banque » .
Ainsi, exactement comme la Société générale, la CNCE reconnaît ses lourdes déficiences, et en tire parti de façon grossière, en utilisant la liste impressionnante de ses dysfonctionnements reconnus, comme argument pour justifier qu'elle ait tout ignoré de la situation alarmante dans laquelle s'enferrait le trader. Parallèlement, justifiant sa négligence en termes de contrôles en invoquant un sain climat de confiance régnant au sein de l'entreprise, la banque minimise la gravité de ses déficiences, estimant que celles-ci ne doivent pas servir d'excuse aux dérives dont elle accuse Boris Picano-Nacci. Ce point de vue, qui a été soutenu par le juge d'instruction, sera adopté par le Procureur au terme des débats. Les 2 magistrats attribuent à Boris Picano-Nacci l'entière responsabilité de ses actes, et donc des pertes essuyées par la banque, celle-ci étant reconnue victime du comportement de son trader.
La CNCE réclame à Boris Picano-Nacci, à titre de dommages et intérêts, réparation du préjudice subi, c'est-à-dire le remboursement des pertes – dont elle a fait elle-même l'évaluation, sans le moindre contrôle extérieur -, soit 315 millions d'euros (la banque ayant finalement soustrait du montant des pertes résultant du débouclage de la totalité du portefeuille du trader (751 millions), le montant des pertes dues au débouclage des positions détenues avant la mise en route de la gestion extinctive, au 31 juillet 2008).
Mais l'harmonieuse connivence qui semble régner au sein du tribunal va être quelque peu perturbée par l'avocat de la défense : celui-ci en effet voit la situation tout autrement, et il va l'expliquer à la Cour, avec méthode, au cours de l'interrogatoire des témoins cités par la partie civile, et au cours de sa plaidoirie.
Me Martin Reynaud est un avocat relativement jeune, ignorant les médias (aucune déclaration, ni avant, ni pendant le procès) - et réciproquement. D'apparence discrète, se montrant conciliant au cours des débats, il va surprendre, au fil de ses 2 prestations, par sa fermeté et par une pugnacité sans répit. Martin Reynaud a manifestement épluché toutes les pièces de ce dossier plutôt simple -– les faits se déroulent sur une période de 4-5 semaines -, et il en a fouillé les moindres recoins, collectant les arguments nécessaires pour réfuter point par point les griefs faits à son client.
Le mandat ? L'avocat souligne qu'il est imprécis, flou : il n'y est en aucun cas mentionné qu'il soit interdit de prendre des positions nouvelles, quelles qu'elles soient ! Le calendrier de gestion extinctive (Boris Picano-Nacci le connaissait bien : il en avait rédigé l'essentiel) ne contenait aucune directive ; les modalités d'une telle gestion n'étaient pas définies : en fait il n'y avait aucun mandat.
Pour ce qui est des limites, où étaient-elles spécifiées ? Aucune limite opérationnelle individuelle n'était fixée à Boris Picano-Nacci, pas plus qu'aux autres traders. Quant aux limites collectives, bien qu'informelles, il aurait fallu, dans le cadre de la gestion extinctive, les revoir à la baisse –- cela n'avait pas été fait.
Le contexte ? Martin Reynaud ne nie pas que des rumeurs persistantes d'une faillite prochaine de Lehman Brothers aient circulé début septembre 2008. Mais il invite à se reporter à l'atmosphère de l'époque. Qui, dans les milieux financiers, croyait à ce moment-là que l'état américain abandonnerait la 4ème banque du pays ? « Too big to fall ! » . Personne ne doutait que Lehman Brothers serait sauvée d'un désastre.
Martin Reynaud analyse le comportement de son client : Boris Picano-Nacci a été contraint de prendre des positions nouvelles pour couvrir ses pertes initialement liées au débouclage. Pour cela il a dû prendre des risques. Il a juste fait son métier ! Ensuite, il a poursuivi obstinément sa stratégie, pensant qu'elle finirait par gagner. L'avocat admet que l'on puisse reprocher au trader (qui le reconnaît lui-même) d'avoir fait une erreur d'appréciation : il s'est trompé dans son anticipation de l'évolution des marchés, parce qu'il n'avait pas pris la mesure de la gravité de la crise en cours. Il a commis une faute professionnelle. Mais une telle faute est de la compétence des Prud'hommes, pas d'un tribunal correctionnel.
Concernant la question cruciale de la responsabilité de la banque, il faut souligner que l'on est ici dans une petite structure, que le nombre d'opérations incriminées n'est pas si élevé : une centaine ; que toutes les opérations du trader étaient enregistrées en temps réel dans un système informatique dédié à cette fonction ; que d'ailleurs elles étaient lisibles dans son book. Comment aurait-on pu les ignorer ? Il suffisait de regarder ; le responsable direct de Boris Picano-Nacci était assis à ses côtés et l'entendait passer ses ordres - on nous expliquera que la hiérarchie du trader était préoccupée par d'autres problèmes ; cela l'avait-elle rendue sourde ?
On retrouve la problématique débattue au procès-JK : certes les opérations étaient visibles. Encore faut-il démontrer qu'elles aient été vues.
Afin d'établir ce point essentiel, l'avocat va, de façon inattendue, mettre à contribution, contre son gré, le principal témoin cité par la partie civile !
Jean-Christian METZ, 62 ans, a belle prestance. Il a l'assurance de l'élite sortie des grandes écoles (il est polytechnicien et énarque), et l'autorité de ceux qui ont l'habitude d'exercer un pouvoir qu'on ne leur dispute pas. Sa compétence est indiscutable : grande habitude des salles de marché - de nombreuses années d'exercice. Campé droit dans ses bottes, le verbe haut, clair, précis, il emplit la petite salle de sa présence, et sa pédagogie remarquable stimule l'intérêt attentif de tout l'auditoire. La Présidente est visiblement impressionnée.
Au moment des faits, Monsieur Metz était responsable de l'Inspection générale de la CNCE, et c'est lui qui a lancé, dès le 13 octobre 2008, une inspection, dont les résultats sont consignés dans un rapport que Me Reynaud a passé au crible.
L'interrogatoire du témoin va durer 2h 15, et c'est un spectacle fascinant. L'avocat procède avec méthode, en posant des questions précises, qui vont lui permettre de mettre en évidence les contradictions, les omissions, et les erreurs contenues dans le rapport de l'Inspection générale. Le témoin se défend, résiste, mais Martin Reynaud ne lâche jamais prise. Sans se départir d'une extrême courtoisie, il repose fermement toute question ayant obtenu une réponse dilatoire. Le témoin finit par céder. Patiemment, l'avocat accumule ainsi de petites victoires, rétablissant des vérités, annulant des charges. Au fil des questions, l'aisance du témoin, sous la pression de l'avocat, se réduit ; l'homme, plusieurs fois embarrassé, perd de sa superbe, progressivement déstabilisé. Selon un crescendo implacable, Martin Reynaud aligne des arguments, ou des preuves, qu'il contraint le témoin, acculé, à valider !
Au total, 3 points importants (parmi d'autres), à la décharge du trader, ont été explicitement reconnus par le témoin : 1) les pertes ont été aggravées, du fait du manque de réactivité de la banque ; 2) les outils qui auraient permis une surveillance rapprochée du trader soit étaient inexistants, soit existaient, mais ils étaient inadaptés, ou bien ils n'ont pas fonctionné parce que les responsables qui en étaient en charge n'ont pas fait leur travail : cas du Middle Office ; cas, surtout, de la Direction des risques groupe (DRG), le coeur même du contrôle des risques : la DRG prétend ne pas avoir été informée des opérations de Boris Picano-Nacci. Or elle a reçu des alertes, notamment de l'ALM (acronyme désignant une structure chargée, dans tout établissement bancaire, de la gestion des risques financiers), qui lui signalaient des anomalies – Boris Picano-Nacci explosait les limites. Des mails ont été échangés entre les 2 structures, les dépassements ont été vérifiés, puis rectifiés. Alors, la DRG ne savait pas ? Le témoin, contrit, reconnaît que la DRG était informée, et qu'elle aurait dû émettre une alerte ; 3) et encore, et surtout, Me Martin Reynaud amène le témoin à identifier comme preuve formelle du mensonge de la banque, - lorsqu'elle affirme ne pas avoir été au courant - un fait, qui a été évoqué au cours des débats, mais dont la Présidente, étrangement, n'a pas semblé percevoir la valeur probante : le comité des risques de la banque, réuni le 2 octobre 2008, a révélé les résultats d'un stress-test, indiquant que le portefeuille de Boris Picano-Nacci contenait des positions susceptibles de générer une perte de 180 millions d'euros en cas de krach boursier. A cette date au plus tard, dénonce l'avocat, la banque est donc expressément avertie de l'existence de risques exceptionnels dans le portefeuille du trader. Elle sait que celui-ci contient des positions très volatiles, qui sont des « bombes à retardement » . Une réponse claire est exigée du témoin, qui en convient : oui, la banque savait ! Une telle information aurait dû être prise en compte. Au lieu de quoi on a laissé le trader s'empêtrer dans une situation inextricable. L'avocat tient la substance de sa plaidoirie : il demandera la relaxe. Beau travail.
On déplorera que, de même que dans le procès en appel de JK, ce soit l'avocat de la défense qui ait dû exploiter toutes les ressources du dossier. Du moins faut-il espérer que Mme la Présidente tienne compte, en fixant sa sentence, des conclusions établies par Me Reynaud ... …avec le concours du témoin.
Le dossier-Boris Picano-Nacci certes n'est pas le dossier-Jérôme Kerviel. Mais, par-delà leurs différences, il existe entre les 2 affaires des points communs, qu'il est intéressant de méditer.
Au moment des faits, les 2 traders, Jérôme Kerviel et Boris Picano-Nacci, sont tous 2 de bons professionnels, jouissant de la considération de leur hiérarchie et de leurs collègues. Tous 2 ont la même conception de leur métier : leur mission est de faire gagner de l'argent à leur banque. Ils y emploient tout leur talent. Leur technique, leurs stratégies gagnantes sont au point et ont fait leurs preuves. Mais par-dessus tout, ils ont du flair : ils savent anticiper l'évolution des marchés. La prise de risque est la composante essentielle de leur métier. Ils la maîtrisent. Au fil de l'expérience acquise, habitués au succès de leurs opérations, fussent-elles périlleuses, ils ne doutent plus d'eux-mêmes, ni de leur instinct. Ils ont en eux-mêmes une confiance absolue.
Mais en 2008, le vent tourne. Les 2 traders enregistrent des pertes de plus en plus sévères, à des échelles différentes. Ni l'un ni l'autre n'a pris la mesure de la gravité de la crise financière. Ils s'engagent alors dans une voie périlleuse, prenant, afin de se refaire, des positions risquées de plus en plus volumineuses. Les pertes s'aggravent, les chiffres deviennent impressionnants. Mais ils persistent dans leur stratégie, avec la conviction qu'elle finira par payer, que la situation finira par évoluer dans le bon sens, celui qu'ils ont anticipé : ils ne se sont jamais trompé ! Ils s'entêtent, essayant de se rattraper, au lieu de quoi, ils s'enfoncent et perdent leurs repères, pris dans un engrenage diabolique, sorte de combat singulier avec le marché, comme s'ils étaient déterminés à le faire céder. Mais les marchés leur résistent. La défaite est inéluctable. Leur obstination les précipite vers leur propre chute.
Tous 2 sont victimes de leur talent de trader habituellement performant ; tous 2 sont victimes d'une redoutable erreur de discernement. Mais tous 2 sont victimes également d'un système qui leur demandait de gagner toujours plus d'argent, et ne tolérait pas qu'ils en perdent.
Dans les 2 cas, la banque était au courant des dérives de ses traders, mais, loin de mettre ceux-ci en garde, elle les a laissé faire, fermant les yeux, pour des motifs différents. Les responsables de JK, qui rapportait depuis des mois des gains faramineux, étaient complices, et l'encourageaient tacitement, car intéressés à ses résultats qui impactaient leur bonus : on ne va pas tuer la poule aux oeufs d'or ! Ils n'ont pas réagi lorsqu'en janvier 2008, les pertes se sont accumulées – et ils ont été licenciés. Ceux de Boris Picano-Nacci ont choisi de l'abandonner à lui-même, parce qu'ils étaient incapables de gérer la situation –- une négligence terrible, lamentable, qui leur a légitimement coûté leur emploi.
Alors, au terme de ces 4 audiences, et pour avoir suivi le procès de JK en appel, nous avons compris pourquoi Boris Picano-Nacci, de même que JK, était traité au pénal, et non aux Prud'hommes, et ce qui rapproche fondamentalement les 2 affaires.
Les banques ont beau être critiquées, réprimandées par les autorités compétentes, pour leurs déficiences, pour leur incroyable impéritie, c'est l'employé jusqu'alors modèle et source de profits juteux qui trinque, pour avoir fait un faux pas, dans le but, pourtant louable, d'enrichir l'entreprise.
Voilà pourquoi vous comparaissiez, Boris Picano-Nacci, devant cette cour pénale, comme avant vous Jérôme Kerviel : vous étiez là parce qu'il faut sauver les apparences, l'image immaculée des banques. Il est permis à une banque de commettre des fautes techniques, on reconnaîtra ses carences, on dénoncera son manque de rigueur sur les contrôles – qu'elle justifie par la confiance, revendiquée comme valeur phare de l'entreprise. On la sanctionnera pour cela. Mais on ne lui fera jamais endosser la responsabilité du sinistre. Jamais. Les traders parient avec l'argent des banques ; les banques parient sur le savoir-faire des traders. Tout va bien tant qu'ils rapportent de l'argent, mais malheur à celui qui perd. Et, comme on l'a appris au procès de JK, malheur à celui par qui le scandale est découvert. Il ne faut à aucun prix que soit dévoilé le fonctionnement pervers du système, la transgression des règles tacitement approuvée, encouragée, puisque moteur même des profits.
L'image d'une institution bancaire doit rester lisse, irréprochable sur le plan moral. Ce sont ces abominables traders, ces voyous, qui, contrefaisant les règles, menacent la stabilité économique des pays ! Ils doivent donc être châtiés, sévèrement. Quel dommage qu'ils ne soient pas malhonnêtes : ce serait parfait.
Cependant, l'opinion publique résiste à une telle intoxication. La dureté de la sentence infligée à JK, les dommages et intérêts exorbitants qui lui sont réclamés, ont soulevé l'indignation populaire (rappelons qu'il s'est pourvu en cassation ( (voir le site) )). Alors cette fois, on va atténuer la rigueur. La CNCE veut être reconnue comme victime, sans réserves - Jean Reinhart réclame « une condamnation de principe » ; mais elle veut apparaître compréhensive. Me Jean Reinhart envoie des signaux à la Cour : « 4 années ont passé » ...… il prône explicitement « l'apaisement » . Et il promet que la CNCE saura traiter le problème du remboursement de la dette « avec intelligence » . Quelle grandeur d'âme ! Mais en réalité, quel gâchis ! Une autre vie ruinée, 4 années de galère, ici un père de 4 enfants, sans emploi, vivant sur les ressources du ménage, apportées par sa femme - salaire moyen. Menacé de 2 années d'emprisonnement avec sursis, si la Cour suit la requête du Procureur, et assuré d'une vie matérielle lourdement plombée par une dette énorme.
Le citoyen lambda, lui, a compris tout cela, et il s'en indigne. Il ressent que la responsabilité de la banque est écrasante. Et il est révolté que celle-ci n'assume pas. Le citoyen a compris, aussi, que la justice couvre les banques.
La justice ? Mais quelle est donc cette justice, qui, emboîtant servilement le pas des financiers, abandonne et charge le plus faible –- et vole au secours des puissants, au mépris de la vérité qu'elle est censée faire éclater ?
C'est celle de notre pays, et nous en avons honte.