Pourquoi ne pas proposer des débats littéraires sur ABP ? Ceux qui s’y risquent acceptent d’être eux-mêmes jugés…
Rappel. Il y a un mois j’ai annoncé ici même la parution chez Actes Sud du dernier roman de l'écrivain américain Paul Auster, intitulé «4,3,2,1» , qui conte quatre destins possibles d’un personnage sans en choisir un plus que l'autre. J'ai alors rappelé que j'ai déjà proposé un tel dispositif dans la nouvelle «Quadrige» de mon livre « le-septième-jour.net » publié en 2011 par les éditions Dialogues de Brest. Nouvelle qui, de surcroît, reprenait déjà une première publication de 1984 chez Nature-et-Bretagne, intitulée «Vivre ses vies» ! J’ajoutais que, bien sûr, aucune ombre de plagiat n’assombrit cette rencontre. Le(s) héros de Auster et le(s) miens ne vivent pas les mêmes aventures.
Or, pour écrire ce premier billet, je m’étais fondé sur l’article publié dans Le Monde par la journaliste Florence Noiville. Depuis, le roman de Paul Auster a été élu «meilleur livre étranger» … et je l’ai lu ! C’est un pavé de plus de mille pages dont je ne m’aventure à juger que les toutes dernières. L’écrivain américain se contente d’y donner à la dernière incarnation de son héros l’idée d’un livre qui filerait trois destins en plus du sien… livre qui bien sûr n’est autre que celui qu’on vient de lire. J’avoue que j’ai trouvé cette fin prévisible, faible et donc décevante. Préférant la mienne, j’ose la proposer ci-après aux lecteurs de ABP.
D’un Pierre initial sont nés trois autres personnages : Pierrot, Per et Peter, aux destins très variés. Des événements sans rapport les conduisent à se trouver tous le même jour dans la même ville américaine, dans leurs réalités différentes. Un seul est vrai, mais contrairement à Auster, je ne dis pas lequel.
Il faisait très chaud en ces quatre nuits du 24 juin 1985, à Memphis, Tennessee. C’est un détail vraisemblable. Pourquoi donc le destin d’un seul homme changerait-il les turbulences atmosphériques des lieux qu’il a connus, voire l’évolution météorologique de la planète entière ? On a beau avoir lu une fable sur le battement d’une aile de papillon et accorder crédit aux théories d’Ilya Prigogine, on n’ose croire que l’ouverture d’une porte qui eût pu rester fermée dans un village breton ou le simple jet d’une poignée de dragées sur les marches d’une église puissent, par l’enchaînement de quelques bousculades moléculaires, provoquer vingt ans plus tard la condensation d’une pluie d’orage rafraîchissante au-dessus du Mississipi.
Il faisait donc semblablement chaud en nos quatre occurrences, et quatre angoisses privèrent ce soir-là quatre incarnations du même homme de sommeil.
Per a raturé les derniers mots de Reagan invoquant les mânes de Custer et repoussé ses feuilles d’un geste las. Peter a délicatement soulevé le bras de Jane qui lui serrait la cuisse et l’a reposé sur le drap. Pierre s’est énervé encore un peu plus en constatant qu’il avait oublié ses somnifères. Pierrot a caché son arme sous l’oreiller et tamponné d’eau froide ses yeux rougis. Ils ont tous passé un peignoir. Ils sont sortis. Ils sont venus s’asseoir côte à côte sur l’unique banc défraîchi qui trône au centre de la pelouse brûlée, devant le motel. Et, privilège de la fiction, grâce à Lom Gwiader et à George Du Maurier, ils se sont reconnus, sans surprise excessive.
Il est bien difficile de rapporter leurs propos. De puissants mécanismes d’oubli protègent le simple rêve qu’on a négligé de noter dès la minute du réveil. Mais, lorsqu’il s’agit d’un rêve au cube, il devient vain d’espérer franchir cette porte trois fois gardée.
Tout au plus peut-on imaginer les sourires de connivence et les timides Ça va ? – Ça va. Et toi ? – Qu’est-ce que tu fabriques par ici ? – Eh bien, et toi ? Etc., par lesquels ils se sont salués. Peut-être Pierrot a-t-il doucement jalousé la vie aventureuse et la minceur de Per, Per les vingt ans passés par Pierrot dans le lit de Lise, Peter la contestation sans risque de Pierre, Pierre les amitiés de Peter dans le gotha du terrorisme international… Sans doute des larmes leur sont-elles venues aux yeux au spectacle de tout ce qu’ils auraient pu être et que, par malchance, par lâcheté, par erreur, ils n’ont pas été.
La seule chose qui soit sûre, c’est qu’au moment de regagner leur chambre ils se sont regardés les uns les autres et qu’ensemble ils ont pensé : Lequel de nous quatre va se réveiller ?