Chronique de la semaine. La Manche, le lien historique entre la Bretagne et les Îles britanniques. J’ai appris récemment que le sujet d’un cours d’histoire dans une fac bretonne était la principauté de Bretagne dans le royaume de France, thème passionnant bien sûr. Mais j’aimerais bien aussi que l’on traite plus souvent des liens historiques plus qu’étroits entre la Bretagne et les îles Britanniques. Il suffit de regarder et tourner la carte de l’Europe pour comprendre qu’il ne pouvait en être autrement : la Bretagne est la porte sud du plus riche canal mondial, la Manche ou en anglais The Channel, nom qui vient de l’ancien français Chanel signifiant justement Canal.
Un canal très fréquenté à toutes les époques
Et il faut considérer la Manche ainsi, comme un canal et non une frontière, que l’on empruntait quotidiennement et depuis les temps les plus reculés. On naviguait sur des barques, ces navires aux caractéristiques très variées, désignés sous le nom de navis, terme très élastique, ou plus spécifiquement les barges, les rescaffes, les vessels, les crayers, les pinasses. L’origine de ces barques est très ancienne, sans doute protohistorique et leurs succès ne se démentirent pas car elles étaient parfaitement adaptées à toutes les activités maritimes, pêche, commerce, y compris le piratage. Vers le XIIe siècle, des navires à haut bord, désignés le plus souvent par le terme de nefs, armés, apparurent, puis ce furent les caravelles au XVIe, puis les grands vaisseaux à voile au XVIIIe et enfin les navires à vapeur au siècle suivant.
On dirait que les Anglais en sont plus conscients que les Bretons. Ils n’hésitent pas dans la récente série TV historique Wolf Hall (sur Arte actuellement) racontant la vie de Thomas Cromwell, à faire parler le roi Henri VIII au sujet d’une histoire de marchand-navigateur breton qui attendait d’être remboursé pour un chargement perdu. Les cousinages entre les deux berges sont très anciens : la monumentalité des constructions de l’époque protohistorique, la parenté des langues, une richesse similaire reposant sur l’extraction minière, étain, plomb, argent, la puissance du commerce.
De César aux Vikings
Pour intervenir en Grande-Bretagne, César se devait de soumettre les navigateurs vénètes. Pour protéger ce passage vital dans les temps troublés de l’Empire (au IVe siècle), Rome installa sur les berges un réseau défensif, le Tractus armoricanus et Nervianus, déplaçant des populations pour le peupler.
Les documents hagiographiques (sur les saints) permettent de penser que la Manche constitua une véritable mer bretonne ou britonnique du VIIe au IXe siècle. Petite et Grande Bretagne possédaient les mêmes saints, les mêmes routes d’échanges, les mêmes structures politiques où dominaient les roitelets. Les saints passaient de l’un à l’autre comme si la Manche avait été une grande autoroute. Pour l’historien Jean-Christophe Cassard, l’arrivée des Vikings au IXe siècle brisa ce lien. Il est clair que les abbayes furent particulièrement touchées et que les Vikings s’emparèrent des lucratives voies maritimes. Pour cet auteur, les Bretons se tournèrent vers la terre. Ils se seraient « empaysannés » . Les chartes médiévales de l’époque carolingienne ne parlent en effet que de la terre, des redevances paysannes, d’autant plus que l’influence française devint de plus en plus forte, et l’on sait que les souverains français furent toujours des princes dont la fortune, même personnelle, était foncière. Pire, les Bretons auraient maintenant craint la mer. A la page 134 de son ouvrage la « Bretagne et la mer » , cet historien de la Bretagne écrivit : « De guerre lasse à force de lire et de relire des archives désespérément muettes sur les choses de la mer au XIe-XIIe siècle, encore fort laconiques au siècle suivant, une conclusion s’impose : les Bretons n’ont pas choisi de reprendre possession de ces flots qui jadis dans un contexte tout différent avaient porté leurs pères » . Cependant, force est de constater qu’au contraire, les recherches récentes effectuées dans les archives des deux côtés de la Manche ont prouvé que cette mer demeura un lien très important pour la Bretagne et les Bretons.
Au temps des rois normands d’Angleterre
La Manche resta toujours très fréquentée. Les hommes d’armes bretons utilisaient des navires pour traverser la Manche car leurs intérêts en Angleterre restèrent durables du XIe au XVe siècle, et même après. Raoul de Gaël, au début du XIe siècle, tout en conservant ses fiefs bretons, mit son épée au service du roi Edouard le Confesseur et obtint le grand comté d’East-Anglia (Norfolk et Suffolk actuels). L’armée de Guillaume le Conquérant à la bataille d’Hastings (1066) était composée de nombreux Bretons commandés par ses cousins, fils du comte Eudes de Bretagne. Vainqueur, le nouveau roi d’Angleterre les récompensa en leur donnant des centaines de manoirs (soit des fiefs) aux frontières de l’Ecosse et du Pays-de-Galles, en Cornouaille et en Devon. Jamais ils n’abandonnèrent leurs possessions bretonnes. Le fils de Guillaume, Henri Beauclerc recruta de nombreux Bretons qui le hissèrent sur le trône anglais. C’est ainsi que les Dinan obtinrent de nombreux manoirs de l’autre côté de la Manche, c’est ainsi que les sénéchaux de Dol devinrent les Stewart puis Stuart britanniques (futurs rois d’Ecosse, d’Angleterre et d’Irlande). En Angleterre et sur les Marches galloises, les Bretons et leurs descendants édifièrent de superbes châteaux (Arundel, Belvoir, Oswestry, Montmouth) alors qu’en Bretagne ils en étaient empêchés par leurs ducs qui gardèrent le monopole des fortifications en pierre.
Au temps des Plantagenêt (XIIe siècle)
Ces ducs très tôt utilisèrent ces liens entre les deux berges de la Manche. Le premier duc de Bretagne, Alain Barbetorte (mort en 936), le devint grâce à l’appui de son parrain, le roi d’Angleterre, Athelsthan. Le duc Conan IV (mort en 1169) se rendait souvent en Angleterre. Normal, il avait hérité du comté de Richmond de son père, descendant d’un des fils d’Eudes. On sait que certains de ces hommes étaient des Anglais qui s’installèrent en Bretagne. On dit que les De Robien en sont issus comme les Tournemine (château de La Hunaudaye). Geoffroy II (mort en 1186), fils d’Henri II Plantagenêt, roi d’Angleterre, et d’Aliénor d’Aquitaine, et époux de Constance, fille et héritière de Conan IV, pensa s’appuyer sur les Bretons des deux côtés de la Manche pour s’imposer comme le seul héritier de son père. Il mourut trop jeune en 1186. Ce n’est pas pour rien qu’il nomma son fils Arthur, se référant au roi breton mythique dont les histoires étaient devenues célèbres en un temps prodigieux pour l’époque. Duc de Bretagne, roi d’Angleterre et seigneur d’Irlande, le jeune Arthur Plantagenêt représentait l’unité des deux berges. Mais il fut assassiné par son oncle paternel, Jean sans Terre, qui le prit de vitesse. Ce que l’on ne sait guère, c’est que ce dernier souverain perdit tout à cause des Bretons. Sur le continent, ils s’allièrent au roi de France Philippe Auguste pour venger leur duc. Si le roi de France prit l’Est de la Normandie anglaise, les Bretons s’emparaient de l’Ouest (en 1205). La révolte contre Jean sans Terre en Angleterre partit du Nord, là où des Bretons s’étaient installés depuis la Conquête normande. Ces Northerners obligèrent Jean sans Terre à signer la Grande Charte (Magna Carta) en 1215, le document qui met en place dans le monde occidental la Démocratie. Cet acte fut ratifié par 25 nobles de haut rang, dont deux Bretons (Lanvallay et Aubigné), sans compter ceux qui descendaient de Bretonnes. Cette victoire fut acquise grâce à l’intervention en Angleterre du prince Louis de France (fils du roi) et de son meilleur ami, Pierre de Dreux, duc de Bretagne.
Au temps des ducs de la maison de Dreux (XIIIe siècle)
Ce dernier, pourtant prince de France, s’allia au roi d’Angleterre lorsque Blanche de Castille lui refusa de jouer un rôle dans la Régence du royaume de France. Il trouva refuge auprès d’Henri III d’Angleterre lors de la guerre de 1230-1234 qui ravagea la Bretagne. Son fils, le duc Jean Ier maria son fils, le futur Jean II, à Béatrix, fille du roi d’Angleterre et récupéra le comté de Richmond. Jean II eut pour meilleur ami son beau-frère, le roi Edouard Ier d’Angleterre. Il lui confia même l’éducation de son fils cadet Jean de Bretagne qui à la mort de son père devint comte de Richmond, et donc un des trois hommes les plus riches d’Angleterre. Jean de Richmond devint le lieutenant du roi (vice-roi) en Aquitaine et surtout en Ecosse lors de la guerre d’Indépendance de l’Ecosse. Il pourchassa William Wallace et fut fait prisonnier par Robert Bruce, le roi d’Ecosse. Il fut aussi le meilleur ami du roi Edouard II d’Angleterre et le parrain d’Edouard III. On a la preuve qu’il était entouré par de nombreux Bretons qui s’installèrent en Angleterre.
Les ducs de Montfort (1341-1514)
Edouard III qui prétendait au trône de France profita en 1341 de la querelle de succession entre la duchesse Jeanne de Penthièvre et son oncle Jean de Montfort pour intervenir en Bretagne. Le duché, ou du moins une grande partie des côtes, se trouvèrent alors sous son contrôle lorsque Jean de Montfort mourut en 1345 ne laissant qu’un fils alors réfugié en Angleterre. Edouard III se proclama régent de Bretagne. Le but d’Edouard III fut de contrôler les deux berges de la Manche, surtout lorsque son protégé (qui allait devenir le duc Jean IV) remporta la victoire d’Auray (1364), victoire gagnée en fait surtout par les Anglais. Même si Jean IV fut chassé par les nobles bretons à cause de sa politique pro-anglaise en 1373, le roi d’Angleterre conserva assez longtemps des places-fortes essentielles sur les côtes bretonnes dont Brest. Même lorsque Jean IV fut restauré sur son trône, ce duc eut beaucoup de mal à récupérer ces châteaux dont les travaux de fortifications avaient coûté une fortune au Trésor anglais (par exemple Brest, qui devint un des plus gros châteaux-forts d’Europe).
Au XVe siècle, les ducs de Bretagne, profitant de la seconde partie de la guerre de Cent ans qui ensanglanta le continent, formèrent une principauté tournée vers la mer, en lien étroit avec les îles britanniques. Veuve de Jean IV, Jeanne de Navarre, abandonna ses enfants pour épouser le roi Henri IV d’Angleterre. Pendant un temps, son second fils, Arthur (le futur connétable et duc de Bretagne), fut au service d’Henri V d’Angleterre. Son neveu, tout jeune fils de François Ier de Bretagne, Gilles, passa beaucoup de temps en Angleterre où il devint le meilleur ami du roi Henri VI (roi d’Angleterre et de France et duc de Normandie). La Bretagne devait alors participer à l’hégémonie anglaise qui contrôlait en cette première moitié du XVe siècle les deux berges de la Manche.
Cependant, la guerre des Deux roses qui ensanglanta l’Angleterre et le Pays de Galles affaiblit considérablement les rois d’Angleterre. Les ducs de Bretagne favorisèrent de temps à autre leurs parents, les rois capétiens de France. Il est vrai que leurs épouses, Jeanne de Navarre, Jeanne de France (pour Jean V), étaient des princesses de France. Il est clair que les ducs voulurent en profiter pour s’imposer comme les maîtres des berges. Au début du règne de Jean V (1399), Jean de Rieux partit au Pays de Galles pour combattre aux côtés d’Owain Glyndŵr qui s’était proclamé, en 1400, prince de Galles. Jean de Rieux quitta Brest avec une flotte ayant embarqué 2 800 hommes d’armes ainsi qu’un important matériel de siège. Il débarqua au Sud-ouest du Pays de Galles, à Milford Haven, mit le siège devant plusieurs places fortes, puis envahit l’Angleterre. Le contingent breton, après avoir vu les forces d’Henri IV, rentra en Bretagne chargé d’un important butin, ayant rempli sa tâche, c’est-à-dire permettre à Owain, allié du duc, d’asseoir toute son autorité sur l’ensemble du Pays de Galles. Preuve que la mer était devenue une priorité, le poste d’amiral de Bretagne devint de plus en plus considérable, réservé aux intimes du duc.
Le duc François II et surtout son principal conseiller Pierre Landais (mort en 1485) menèrent de véritables opérations pour contrôler la Manche, et des deux côtés. Ils s’appuyèrent non seulement sur la diplomatie signant des traités de non-agression avec l’Angleterre, mais aussi et surtout sur des marins bretons, marchand, navigateurs, un peu beaucoup pirates, particulièrement actifs, comme ce Jean Coatanlem. En 1484, les marchands de Bristol, exaspérés par ce dernier, armèrent une flotte très importante pour l’attaquer dans la baie de Morlaix. Coatanlem les vainquit. Le duc François II le récompensa en le faisant chevalier, mais comme le vainqueur ne détenait pas de lettres de course bretonnes, le duc ne pouvait que le condamner pour éviter ainsi de perdre ses bonnes relations avec le roi d’Angleterre, d’autant plus qu’alors les Tudor, Henry et Jasper, s’étaient enfuis de Bretagne et aidés de quelques Bretons et de leurs partisans allèrent envahir l’Angleterre, mettant en danger le trône de Richard III d’Angleterre. Jean Coatanlem se retrouva personna non grata en Bretagne et se mit au service du roi de Portugal qui le fit amiral de Portugal. Jean Coatanlem fut très certainement à l’origine des grands voyages qui permirent aux Européens de découvrir le monde au XVIe siècle.
Comme le gallois Henri Tudor était devenu roi d’Angleterre et d’Irlande, il ne put qu’envoyer des troupes combattre aux côtés de celles de François II à la bataille de Saint-Aubin du Cormier (1488). A la cour bretonne, on avait pensé marier la très jeune Anne de Bretagne à Edouard d’Angleterre, fils d’Edouard IV d’Angleterre, afin d’unir la Bretagne à l’Angleterre et maintenir ses liens si lucratifs. Mais Edouard fut emprisonné et assassiné (1483). Et Pierre Landais fut abandonné par François II et exécuté en 1485.
Et les berges s’éloignèrent
Comme tous le savent, Anne dut épouser successivement deux rois de France et accepter que sa fille, Claude, soit mariée à François Ier pour que la Bretagne entre définitivement sous le contrôle immédiat des souverains capétiens. Les liens entre les deux berges se relâchèrent laissant place à une concurrence féroce entre les ports et marins. Il est vrai que les incursions britanniques sur les côtes bretonnes firent, pendant des siècles, des ravages. De nombreuses maisons léonardes de la côte portent dans leurs murs des meurtrières. Il est vrai que les Jacobites, les partisans des Stuarts, après leur défaite de La Boyne (1690) contre les Orangistes protestants, partirent d’Ecosse et d’Irlande pour se réfugier en Bretagne, et après avoir connu la misère et obtenu des brevets de corsaire, menèrent des expéditions punitives et lucratives contre les Anglais, en mer et sur les côtes. Il est vrai que les marins de Sa majesté très chrétienne, le roi de France, lorsqu’ils étaient pris par les navires anglais pourrissaient dans les pontons dans les ports anglais. Il est vrai que la flotte anglaise bloqua les ports et côtes bretonnes pendant toute la Révolution et l’Empire réduisant à la misère les marins bretons, ruinant toute l’économie bretonne. Il y eut bien une reprise au XIXe siècle lorsque le charbon gallois vint alimenter les usines du Sud de la Bretagne, mais cela ne dura pas. Les autorités à Paris décidèrent qu’il fallait mieux acheter le charbon de Lorraine. Pourtant les Bretons (les Johnnies), à partir de 1828, étaient bien accueillis en Angleterre lorsqu’ils faisaient du porte-à-porte pour vendre leurs oignons.
Et l’Irlande ?
Remarquez que je n’ai guère parlé de l’Irlande. Il est vrai que les marins jusqu’à l’arrivée des grands vaisseaux à voile à partir du XVIe siècle n’aimaient guère le large et pour aller de Bretagne en Irlande, on préférait traverser la Manche, la Cornouaille, le canal de Bristol et atteindre un port gallois afin de trouver un navire vers l’Irlande. En lien avec l’Irlande, il y a bien ce Richard Le Maréchal, comte de Pembroke et seigneur de Dublin, époux de Gervaise, dame de Dinan, qui mourut en Irlande en 1234. Il y a bien aussi les Jacobites.