Des langues de Bretagne. A la différence de certains politiciens qui pensent encore vouloir imposer de nos jours une langue unique, et cela à l'ère de l'Union européenne, de la mondialisation, de l'Internet et des jeux vidéo qui obligent à comprendre au moins deux ou trois langues, la Bretagne et les Bretons aiment et ont aimé la diversité linguistique. Quatre langues ont coexisté durablement et sans problème en Bretagne : le français, le latin, le gallo (ou britto-roman) et le breton, les deux premières étant réservées à l'administration, à la vie publique, et les deux dernières à la vie quotidienne.
Jusqu'au milieu du XIIIe siècle, l'écrasante majorité des documents officiels en Bretagne était écrite en latin. Normal lorsque l'on sait que l'administration était détenue par les religieux. Et progressivement le français s'est imposé. Oh pas un français bien réglementé comme aujourd'hui, mais un français aimant la phonétique. Par exemple, j'ai trouvé un au par aven pour auparavant. Il m'a fallu bien deux minutes pour comprendre. On écrivait donc comme on entendait. Pourquoi le français s'est-il imposé ? Les ducs de Bretagne le parlaient comme les autres membres de l'élite. Le dernier duc de Bretagne à parler breton fut Alain IV Fergent (mort en 1119, de la maison de Cornouaille). A partir du milieu du XIIe siècle, les ducs étaient soit des princes angevins (ou plantagenêts) ou français (ou capétiens). Il faut rappeler que la célèbre Anne de Bretagne était une princesse capétienne. Lorsqu'il réforma son administration en la laïcisant, le duc Jean Ier (de la maison de Dreux et donc de la dynastie capétienne, duc de 1237 à 1286) recruta des agents venant de Picardie ou de Champagne (régions où il avait des domaines). Ces agents ne parlant pas le breton, ils transcrivaient les noms de personnes et de lieux comme ils les entendaient. Le Livre des Ostz de 1294, un des documents les plus importants de l'histoire de la Bretagne (il recense les devoirs militaires et financiers des vassaux du duc) et d'Europe, en contient de nombreux d'exemples.
Pour ma part, je n'ai rencontré aucun document écrit en breton au cours de mes recherches sur les XIIIe et XIVe siècles bretons. Et pourtant, j'en ai compulsés plusieurs dizaines de milliers. Il semblerait que Jean Kerhervé, l'historien breton spécialiste du XVe siècle breton, ait fait le même constat. Lorsque le roi de France, François Ier, usufruitier (son épouse, la duchesse Claude de Bretagne, lui avait fait donation de ses biens) de Bretagne et administrateur des biens de ses fils (les héritiers de Claude, morte en 1524) promulgua l'édit de Villers-Cotterêts (1539) imposant le français comme langue commune administrative, pour la Bretagne, ce n'était pas un problème puisque le français était déjà la langue utilisée par l'administration bretonne. Et puis on peut se demander si le roi aurait été obéi s'il n'y en avait pas été autrement en Bretagne ; la Bretagne jouissant depuis l'édit du Plessis-Macé (1532) de droits et de libertés particulières et faisait presque ce qu'elle voulait. La Bretagne n'était pas la seule à utiliser une langue qui n'était pas parlée par la population. Jusqu'à Elisabeth Ier d'Angleterre (morte en 1603), les textes officiels anglais étaient écrits soit en latin soit en français. Et dans le royaume de France, on ne parlait pas, très loin de là, le français qui resta longtemps la langue de la cour, de l'élite, et encore…
Cette situation ne posa pas de réels problèmes jusqu'à la création de la République française (1792). Pour sauver la jeune République régicide menacée de toute part, il fallait qu'elle soit une et indivisible. Pour cela, elle se devait d'être une seule nation et avoir une seule langue. Il est vrai que pour donner des ordres aux troupes qui commençaient à massacrer les populations, l'utilisation d'une seule langue se révélait plus pratique. Et peu importe que ce furent les troupes bretonnes (avec les Marseillais) qui avaient mis fin à la Monarchie en prenant les Tuileries le 10 août 1792. C'est du moins ce que pensaient les députés de la Convention (l'Assemblée nationale de la Première république, celle qui mit en place la Terreur). L'Abbé Grégoire, député, s'exprima ainsi au comité de l'instruction publique, en septembre 1793 : « Ainsi disparaîtront insensiblement les jargons locaux, les patois de six millions de Français qui ne parlent pas la langue nationale car, je ne puis trop le répéter : il est plus important qu'on ne pense en politique d'extirper cette diversité d'idiomes grossiers qui prolongent l'enfance de la raison et la vieillesse des préjugés » . Bertrand Barrière, autre député, en 1794 : « Le fédéralisme (les Girondins, députés de la Convention qui avaient été déclarés ennemis de la Patrie après le coup d'Etat des Montagnards) et la superstition parlent bas-breton ; l'émigration (composée des nobles qui avaient fui) et la haine de la République parlent Allemand ; la contre-révolution parle italien et le fanatisme parle basque » . Cependant la Convention n'eut pas le temps d'agir contre les autres langues parlées. Elle ne dura que peu de temps. Et puis elle avait tant à faire avec ses guerres qui coûtèrent la vie à des dizaines de milliers de personnes qui n'avaient rien demandé.
Ce ne fut que lorsque certains Républicains qui puisaient leurs idées dans les paroles et les actes de cette Convention montagnarde (1793-1794) se retrouvèrent au pouvoir à l'extrême fin du XIXe siècle que les choses changèrent. Force est de constater qu'au début du XXe siècle, les lois Ferry (1882-1884) ne jouissaient pas d'un franc succès en Bretagne. Avec ces lois, le français devint l'unique langue qui devait être parlée dans toutes les écoles de la République. Beaucoup de parents, de responsables politiques et religieux en Bretagne approuvèrent car la bonne connaissance du français permettait, le croyaient-ils, d'entrer dans l'Administration, dans la Marine nationale, dans l'Armée. Bref, cela servait. Toutefois, le breton et le gallo restaient prépondérants dans la vie courante. Selon une enquête réalisée à la demande de l'évêque du Finistère en novembre 1902, 256 paroisses sur 310 parlaient exclusivement le breton. Nombre d'enfants, lorsqu'ils arrivaient à l'école, ne savaient pas un mot de français, ou très peu… L'adaptation, à une époque où les méthodes pédagogiques sont particulièrement dures, ne fut guère aisée. Mais les enfants y arrivaient et finirent par jouer les traducteurs pour leurs parents. Emile Combes voulut aller plus loin. En 1902, il interdit dans une circulaire le breton et le gallo à l'Eglise. Le catéchisme et les sermons devaient dorénavant être dits en français. 127 prêtres refusèrent car ils savaient que leurs fidèles étaient incapables de suivre en français et perdirent alors leurs traitements (les prêtres étaient alors payés par l'Etat).
La situation devint explosive. La Séparation de l'Eglise et de l'Etat (1905) se passa mal en Bretagne. Le Nantais Waldeck-Rousseau parvint à trouver des compromis. Heureusement pour le régime, la Grande guerre (1914) arriva. Les Bretons partirent sous les drapeaux ensemble, mais leurs régiments se firent massacrés dès les premiers mois. Et au cours des mois suivants, des années suivantes, les régiments furent recomposés : les régiments « bretons » se retrouvèrent remplis à plus de 50 % de non-bretons et on trouva des Bretons dans tous autres les régiments. Evidemment les Bretons parlaient le français avec les autres, d'autant plus qu'ils l'avaient appris à l'école. Il l'avait appris bien sûr à l'école, mais aussi avec les touristes, et surtout avec les émigrés bretons qui revenaient de temps à autre aux pays. Des dizaines de milliers de Bretons et de Bretonnes à partir de 1880 partirent vers Paris et durent y parler le français. Le français était la langue de l'administration, de l'armée et de la marine, la langue officielle, publique, la langue de l'ascension sociale, du moins on le croyait ; le breton et le gallo restèrent les langues du domaine privé. Et progressivement, avec les exodes ruraux des après-guerres (14-18 et 1950-60) qui ravagèrent les campagnes bretonnes, le breton et le gallo s'effacèrent, et ce ne fut pas l'Etat et l'Ecole de la République qui allèrent s'en plaindre, bien au contraire.
Aujourd'hui il ne reste que 172 000 locuteurs actifs de Breton. Pour le gallo, entre 40 000 et 200 000 locuteurs.