La Bretagne est à coup sûr l’un des endroits du monde les plus intéressants pour évaluer les poids respectifs, dans l’âme humaine, des thèmes identitaires et des valeurs universelles. Est-ce pour cette raison que, deux cent vingt ans après la Révolution, soixante après la Libération, l’échange d’idées y reste si difficile, si douloureux, marqué par des blocages qui paraissent impossibles à lever ?
Il y a, à ce malaise, des origines qu’on peut dire françaises et d’autres plus spécifiquement bretonnes. Reprenant en dépit de son anticléricalisme le message fondamental du christianisme, la République s’est créée sur la belle utopie des « droits de l’homme » , de l’autonomie de chaque individu. Et l’on sait le rôle éminent qu’ont joué dans la nuit du 4 août 1789 à Versailles les députés bretons. Mais les penseurs des Lumières n’ont pas vu qu’il n’y a pas d’individu humain sans culture, laquelle est une valeur collective. C’est très simple à expliquer : il suffit de rappeler que si on isole un enfant sans lui parler, il reste un petit animal ; au bout de quelques années le préjudice est définitif. Mais c’est apparemment difficile à comprendre ou à admettre. Les jacobins français ne veulent pas entendre parler de ce niveau intermédiaire entre la personne humaine et l’humanité toute entière parce qu’il leur faudrait à la fois le respecter chez les autres et convenir que c’est aussi le cas pour eux, que leur combat réputé « universaliste » n’est pour une bonne part que la défense communautariste de leur fortin hexagonal. Tant que sa propre culture n’est pas menacée, la France refuse froidement à l’UNESCO de signer toute convention qui pourrait l’amener à reconnaître le droit de certains de ses citoyens à recevoir un enseignement en breton, en basque, etc. ; mais que l’anglais grignote les positions du français dans le monde, et la voici qui n’hésite pas à demander pour elle-même le privilège de cette « exception culturelle » qu’elle refuse à ses propres enfants.
D’autre part, comme on le sait, l’occupant allemand a autorisé pendant la guerre des activités en langue bretonne qui n’avaient jamais eu cours auparavant : des journaux quotidiens, des émissions de radio. Pour les bretonnants d’aujourd’hui, c’est une vieille histoire à laquelle ils ne peuvent rien. Il y a bien sûr, dans l’Emsav, des militants cultivés qui ont conscience des clivages historiques. Mais je connais aussi des parents d’écoliers Diwan qui ont découvert le nom de Roparz Hemon lorsqu’on a débaptisé le collège du Relecq-Kerhuon : leur seul désir est de transmettre à leurs enfants la langue de leur propre enfance ou bien celle dont précisément ils ont été eux-mêmes privés. Pourtant, pour les mystiques de l’unité française ou bien pour les héritiers auto-proclamés d’une Résistance idéalisée, le péché est sans rémission. Pas question, par exemple, d’accepter une orthographe unifiée du breton du seul fait qu’elle a été fixée en 1942. On comprend mal que le détachement de la Loire-Atlantique par Pétain ne leur fasse pas autant question…
Veut-on quelques exemples récents des silences bretons ? Le pouvoir régional a richement doté — de 310 000 € — une nouvelle revue chargée de promouvoir les travaux des universitaires armoricains. Le pluriel de son titre, Bretagne(s), laissait espérer une ouverture de bon aloi et à tout le moins une reconnaissance de la diversité culturelle du pays. Hélas, pas un mot de breton dans les cent pages de son premier numéro ! Pas un paragraphe sur les richesses du bilinguisme pourtant officiellement revendiqué par la Région, mais trois lignes sur le prétendu déclin des classes concernées sans une allusion au manque d’enthousiasme du rectorat. Aucune mention des lycéens Diwan — 96% de reçus au baccalauréat — dans un article vantant « l’excellence scolaire » du pays, mais un méchant coup de plume contre une filière assurant « l’enseignement sectaire d’une langue » qu’on ne se résout même pas à nommer… Comment les Bas-Bretons pourraient-ils se reconnaître dans ce tableau ? C’est la guerre encore, toujours ? Le deuxième numéro de Bretagne(s) en rajoute dans la provocation ; toujours pas un mot de breton, mais la question suivante posée à deux professeurs de langue : « À quoi la transmission du breton sert-elle à une époque où il n’est la langue principale que de quelques ruraux sans influence ? » Autrement dit, « à quoi sert de conserver ce baragouin de bouseux et de ploucs ? » Aucune idée, chez ces mandarins incultes, de ce qu’est une culture, une conscience identitaire, une ouverture fraternelle sur une humanité plurielle. Sans doute pensent-ils que ce sont les bretonnants qui sont agressifs ?
Autre exemple. Pour tenter de rendre à la Bretagne une partie de sa mémoire, j’ai décidé seul de traduire les articles de jeunesse de Roparz Hemon — Un Breton redécouvrant la Bretagne, éditions Yoran Embanner — que plusieurs commentateurs présentaient depuis des décennies comme annonciateurs des compromissions de l’Occupation, sans jamais en proposer la lecture intégrale ; des articles qu’aucune université du pays n’avait jugé bon d’éditer en français. Mon entreprise n’était pas fondamentalement militante. Je voulais simplement que les non-bretonnants puissent découvrir d’où était parti le jeune professeur de lycée brestois, certes nationaliste mais admirateur de Gandhi et de toutes les cultures opprimées, avant qu’une tragique histoire n’en fasse, dans l’imaginaire politiquement correct de la Libération, un affreux Breiz Atao. À lire les rares réactions qu’a suscitées cette parution, j’ai pu mesurer à quel point il est difficile de se remettre mentalement en situation historique : les adversaires du mouvement breton se sont contentés de juger ces réflexions écrites avant 1930 depuis une salle d’audience de 1945. « Hemon, Treguer, même combat » claironne sur Internet l’accusateur public habituel : comme si on pouvait confondre la Bretagne des années 1920, forte d’un million de bretonnants, et notre présent petit club de fidèles. Brouillage garanti de tout débat sérieux.
Mais les formes de ce refus ont été à mes yeux plus révélatrices encore. On se souvient peut-être que, lorsque Ouest-France a voulu faire commenter ces textes par deux écrivains, un refus d’une part et un silence d’autre part ont répondu à cette offre. Le site Internet ci-dessus mentionné fait mieux encore : on y reproche tout simplement à Ouest-France d’avoir signalé la parution du livre ! Silence sur la Bretagne ! Je dois à la vérité de dire que certains militants bretons aussi — pas tous, pas moi — pensent qu’il vaut mieux oublier les périodes difficiles de notre histoire : comme si c’était possible, comme si de tels refoulements pouvaient être féconds (je n’ai jamais demandé pour qui que ce soit le bénéfice d’une excuse, encore moins d’un « pardon » . À chacun son destin. Ce sont les dernières lignes de mon livre précédent, Aborigène occidental : il n’était certes pas plus cruel de se voir sanctionner par les tribunaux de la Libération que d’être déjà mort brûlé dans les fours d’Auschwitz.)
À force de faire silence sur les choix fondamentaux de notre société, on finit par ne plus savoir de quoi est fait le consensus qui nous tient ensemble. Pour tenter de laisser circuler un peu d’air et d’esprit dans notre maison commune, je terminerai en proposant aux rédacteurs de la revue Bretagne(s) et aux procureurs d’Internet quelques sujets de réflexion, en les priant d’y répondre sans détours :
— Une Bretagne sans langue bretonne mériterait-elle encore son nom ?
— Dans le Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois de l’abbé Grégoire, du 16 Prairial an II, on trouve des propositions qui inversent et quelquefois dépassent celles de Roparz Hemon : telles, la multiplication de petits opuscules dans un français simplifié pour infiltrer le peuple bretonnant ; la suppression de tous les panneaux de rues en langue locale ; et même le refus du mariage aux couples qui ne seraient pas capables de s’exprimer en français ! Comment le même programme peut-il être lumière révolutionnaire en France et obscurité fasciste en Bretagne ?
— Y avait-il une autre voie pour sauver le breton que celle de l’établissement d’une langue unifiée enrichie çà et là de tournures dialectales ? Si celle que nous a léguée Roparz Hemon ne convient pas à certains, comment aurait-il fallu, à leurs yeux, procéder ? Pourquoi personne ne l’a-t-il fait ?
— Que pourrait-on faire d’autre et de mieux aujourd’hui que ce que proposent les filières Diwan, Dihun et Divyezh ?
— S’il était possible d’en réunir les moyens, je serais personnellement favorable à la transformation de Diwan en un réseau trilingue, dans lequel les cours seraient professés en breton, en français et en anglais. Ce rêve est aujourd’hui réalité dans tous les écoles du Pays Basque du Sud (en Espagne), un rêve qu’un pouvoir régional fort, maître de l’enseignement, a rendu possible. Qu’en pensent nos élus ? qu’en pensent les parents bretons, quelle que soit l’école de leurs enfants ?
Michel TREGUER
Écrivain
(texte publié le 11 avril dans le blog de Ouest-France)