Ma réponse à Françoise Morvan et à son Monde comme si la Bretagne n'existait pas
Françoise Morvan qui, sauf erreur, n’avait pas consacré une ligne à mon livre Aborigène occidental — tout en corrigeant dans la dernière édition de son Monde comme si une erreur que j’y signalais — s’est décidée à commenter longuement sur l'internet http://www.communautarisme.net/grib/ ma traduction de Un Breton redécouvrant la Bretagne de Roparz Hemon. Elle commence d’ailleurs drôlement par reprocher à Ouest France d’en avoir parlé ! Comme si seul cet article du grand quotidien l’avait condamnée à sortir d’un silence qu’elle aurait préféré maintenir… Elle aurait pu faire le même reproche au Télégramme qui avait également annoncé la sortie du livre dans des termes voisins.
Elle y reprend des slogans auxquels elle nous a habitués — “Roparz Hemon agent de la Gestapo” — sans tenir compte par exemple des travaux récents de l’historien Kristian Hamon : je me demande toujours si elle croit vraiment à ces calomnies si peu vraisemblables. Je n’ai guère l’intention de rentrer dans ce petit jeu malsain et médiocre. J’ai déjà répondu à sa prévisible réponse dans la préface et la postface du livre en question. À la vérité, mon seul but était de fournir aux non-bretonnants des documents qu’on leur présentait comme des abominations sans leur y donner accès. S’il n’avait tenu qu’à moi, j’aurais publié la traduction sèche, sans notes ni présentation. Je voulais simplement laisser voir d’où était parti le jeune professeur de lycée brestois qui n’était pas encore devenu, dans l’imaginaire politiquement correct de notre république jacobine, un affreux Breiz Atao. (Sur ce dernier point, à la fin de mon livre précédent, Aborigène occidental, je note que, si je peux comprendre certains destins, je n’excuse ni ne plains personne ; à chacun son destin : il n’était certes pas plus cruel de se voir sanctionner par les tribunaux de la Libération que d’être déjà mort brûlé dans les fours d’Auschwitz.)
Quelques mots tout de même sur le fond. Françoise Morvan titre son libelle Hemon, Treguer, même combat : c’est de bonne guerre ; mais, sans même relever la différence de stature entre les deux personnages (!), je ne vois pas comment on peut confondre des rêves situés dans des contextes aussi différents, avant ou après la Deuxième guerre mondiale, dans une Bretagne forte d’un million de bretonnants ou dans notre présent petit club de fidèles. Les articles d’Ur Breizhad oc’h adkavout Breizh, tous publiés avant 1930, ne sont pas ceux d’un vénérable “père de la langue” parlée par les néo-bretonnants d’aujourd’hui. Ils sortent du cerveau d’un jeune homme encore en formation qui ne sait pas et dont personne ne sait ce que sera son destin, ce que le monde va devenir ; qui n’imagine pas plus que ses lecteurs le maelström de fer et de feu qui va bientôt ravager la planète. Lorsque le Roparz Hemon vieillissant de 1972 se résout à les rééditer, il dit bien qu’il s’agit de documents historiques que sur bien des points “il n’écrirait plus”. Françoise Morvan ne parvient pas dans ses commentaires à se remettre en “situation” de l’époque (concept tant sartrien que deleuzien). Elle juge les débats d’idées des années 1920 depuis une salle d’audience de 1945. Tenant pour un péché mortel de ne pas aimer la France ou d’en imaginer une autre respectueuse de la diversité culturelle de ses populations, elle ne lit pas ce qui est écrit. Elle reprend une nouvelle fois cette absurde antienne faisant d’une pochade de science-fiction écrite par un adolescent, An Aotrou Bimbochet e Breizh, un programme nazi avant la lettre… Où est l’intolérance ? De quel côté la fatwa ?
Je m’en tiens là pour ce qui est de la présente “dispute”. Désormais chacun peut comparer librement les textes d’origine du jeune Roparz Hemon et ce qui s’en dit ici ou là, en général pour en médire sans précautions. Ce qui me frappe le plus dans ces diatribes — auxquelles on peut ajouter la thèse anti-Diwan récemment soutenue à l’université de Brest par Josette Guéguen, Le fantasme de l’immersion linguistique en breton — c’est leur ton crispé et sinistre. La disgrâce a changé de camp : tandis que s’évaporait la vieille “honte” des bretonnants, le malheur a fondu sur ces mercenaires qui paraissent enrager de voir survivre cahin-caha notre fragile culture. Leur hargne s’oppose à l’atmosphère joyeuse et bon enfant qui règne désormais dans les festoù-noz, dans les concerts, dans les écoles bilingues. Je remercie les dieux et mes contemporains de m’avoir toujours fait vivre ma redécouverte du breton sur le mode du plaisir.
Mais le désir ne me lâche pas, d’aller plus loin, de libérer la parole et la pensée en Bretagne, de nous sortir tous de cette guerre de tranchées indigne du troisième millénaire dans lequel nous nous engageons.
Si Françoise Morvan voulait bien poursuivre le dialogue — pourquoi pas dans un ouvrage commun, chiche — je lui poserais quelques questions auxquelles je ne connais pas ses réponses parce qu’elle n’en traite pas clairement dans ses écrits :
— Lorsqu’elle dénonce les propos anti-français de tel ou tel écrivain militant, est-elle symétriquement révulsée par les appels de ministres demandant l’élimination de la langue bretonne ? Que pense-t-elle de la prière d’un de Monzie, ministre de l’Éducation nationale, proclamant que la langue française n’aura jamais assez d’autels ?
— A-t-elle lu le rapport d’origine de l’abbé Grégoire, du 16 Prairial an II, qui balaie toutes les objections sur l’utilité et la solidité des “patois” en affirmant que, plus on lui en parlera, plus on le convaincra de réunir des moyens pour les combattre ? qui demande — comme Roparz Hemon le fera pour le breton — qu’on multiplie les petits opuscules dans un français simplifié pour infiltrer le peuple ? qui réclame qu’on change tous les panneaux de rues en langue locale (suivez mon regard) ? qui va jusqu’à proposer de refuser le mariage aux couples qui ne seraient pas capables de s’exprimer en français ? (je précise : aux couples français d’origine, pas seulement aux immigrés d’aujourd’hui !) En somme, pourquoi ce qui est jacobinisme révolutionnaire en France devient-il sous sa plume “fascisme” en Bretagne ?
— Françoise Morvan souhaite-t-elle “sauver” la langue bretonne, bien entendu sans contraindre personne ? Si elle répond négativement à cette question, accepte-t-elle néamoins que d’autres tentent de s’y employer ? Si elle répond positivement, qu’aurait-elle fait d’autre, que ferait-elle d’autre que les actuelles filières Diwan, Dihun et Divyezh ?
— Puisque la langue normalisée par Roparz Hemon ne lui convient pas, quelle aurait été, quelle serait sa politique linguistique ? notamment afin de rendre possible un enseignement en breton ? Y avait-il une autre voie que celle d’une langue unifiée, enrichie autant que faire se peut de tournures dialectales ?
— Un bilinguisme officiel à l’irlandaise lui apparaît-il plaisant ou détestable ? Possible ou impossible ?
— Que propose-t-elle pour enrichir la vie culturelle bretonne dans les domaines du théâtre, du cinéma, de la télévision, de la presse, de l’édition, des beaux-arts ?
— Quelle est son idée de la répartition souhaitable des responsabilités et des moyens entre État central et Région ? Est-elle favorable, défavorable ou indifférente à la réunification des cinq départements ?
— Pour Françoise Morvan, qu’est-ce que la Bretagne ? Existe-t-il une “identité” bretonne ?
Cordialement, a galon,
Michel TREGUER