Synthèse de la Fondation Robert Schuman; n°25
Par Assia STANTCHEVA
Au cours des deux dernières décennies – avant les confrontations suscitées par les événements du 11 septembre 2001 – les crises et les conflits à l’échelle mondiale et européenne changèrent de nature, les confrontations inter-étatiques faisant place à des conflits intra-étatiques. Dans un tel contexte, la question des minorités nationales a acquis une importance cruciale pour la stabilité du continent européen.
Le traitement des minorités est par définition d’une grande complexité. Cette problématique constitue une préoccupation majeure pour les gouvernements européens, du fait que le respect des droits des minorités est essentiel pour la paix et la démocratie, mais que le risque de les exploiter à des fins politiques suscite souvent des craintes de la part des Etats. Outre le problème de la définition du concept, d’autres difficultés politiques et juridiques entravent la solution du problème des minorités : la reconnaissance de l’existence des minorités par les Etats, la liste des droits à conférer aux minorités, l’opposition droits individuels - droits collectifs, la dichotomie intégrationnisme - multiculturalisme, etc.
Trois questions essentielles se posent actuellement :
- Quelle forme étatique permettrait le mieux de vivre dans une situation de mixité ethnique, linguistique et religieuse ?
- Comment instaurer le « vouloir-vivre » collectif qui est le support de l’unité de la nation ?
- Comment assurer le respect des droits des minorités ?
Ces interrogations sont valables pour l’ensemble du continent européen, mais elles se posent avec une acuité particulière en Europe centrale et orientale, cette « zone incertaine de petites nations entre la Russie et l’Allemagne » , comme l’écrit Milan Kundera, qui représente un enchevêtrement de minorités et un creuset pour des nationalismes réactivés depuis la chute du mur de Berlin.
Deux caractéristiques objectives des populations minoritaires sont particulièrement importantes pour dresser un état des lieux : le nombre des personnes appartenant à une minorité nationale vivant dans un Etat donné et leur implantation géographique sur le territoire de cet Etat :
Les données statistiques sont fréquemment utilisées comme argument politique de part et d’autre et par conséquent régulièrement contestées.
Il n’est donc pas étonnant que les chiffres fournis par les différentes sources divergent, parfois considérablement.
En fonction de la localisation géographique des régions d’habitation des personnes appartenant à une minorité nationale - le plus souvent suite aux remaniements territoriaux effectués après les deux guerres mondiales au 20e siècle - les minorités dans les pays d’Europe centrale et orientale peuvent être différenciées en plusieurs groupes :
- des minorités habitant des régions frontalières avec l’Etat de leur « nation-mère » : les Albanais du Kosovo (République Fédérale de Yougoslavie) et de Macédoine, les Hongrois de Slovaquie et de Serbie, etc. ;
- des minorités « enclavées » à l’intérieur de leur Etat de résidence, voisin à l’Etat de la « nation-mère » : les Hongrois en Roumanie, une partie des Turcs de Bulgarie, etc. ;
- des minorités dont l’Etat de résidence n’est pas limitrophe avec l’Etat de la « nation-mère » : les Souabes en Allemagne, les Allemands en Roumanie, etc.
- des minorités « dispersées » qui ne sont liées à aucun Etat-nation : les Roms.
Du Nord vers le Sud, la présence des minorités dans la partie centrale et orientale de l’Europe pourrait être présentée schématiquement de la manière suivante :
La Pologne :
312 700 km² ; 38 millions d’habitants.
Trois nationalités sont présentes, avec les Polonais, dans la composition de la population de l’Etat polonais à partir du 16e siècle : les Ukrainiens, les Lituaniens et les Biélorusses. Six minorités principales sont aujourd’hui répertoriées en Pologne :
- les Allemands : concentrés principalement en Haute Silésie (85 %) et en Mazurie (Prusse orientale). Selon Michel Foucher, une évaluation de 250 000 à 400 000 paraît vraisemblable pour situer l’importance des populations allemandes pratiquant encore leur langue d’origine, bien que des chiffres allant de 100 000 à 1 200 000 de personnes aient été avancés[1]. L’existence même de la minorité allemande était contestée par le régime communiste et parfois des divergences de perception demeurent encore, considérant les Allemands de Pologne comme des Polonais germanophones. Suite au traité germano-polonais de 1991, les Allemands ont vu leurs droits étendus et garantis.
- les Ukrainiens : 300 000 personnes environ, la plupart de confession uniate (gréco-catholique). Après le « glissement » de la Pologne vers l’Ouest suite à la Seconde guerre mondiale, ils furent victimes de l’Opération Vistule visant à les déplacer pour repeupler les territoires évacués par les Allemands, cette opération n’a pas réussi. Le Sénat polonais a condamné en 1991 ce processus de transfert forcé, et à présent le statut de la minorité ukrainienne est lié à celui de la population polonaise en Ukraine. Un traité bilatéral entre les deux pays garantit le respect réciproque des droits des deux communautés.
- les Biélorusses : 200 000 habitants, établis dans les régions rurales près de la frontière biélorusse (district de Bialystok) ainsi que dans certaines grandes villes de la région (Hajnowka, Bielsko Podlaskie, Bialystok). Leur statut dépend d’un phénomène de réciprocité avec celui de la minorité polonaise de Bélarus (420 000 personnes), habitant principalement les régions de Brest et de Grodno.
- les Lituaniens : 30 000, implantés essentiellement à proximité de la frontière lituanienne ; leur statut est lié, une fois de plus, au principe de réciprocité des droits des minorités, étant donné l’existence d’une communauté polonaise à peu près équivalente à Vilnius et Sakininkaï.
- les Tchèques et les Slovaques : 25 000 personnes, dans les régions de Nowy Sacz et Zelow.
Quelques groupes minoritaires moins nombreux font également partie de la population polonaise – Grecs, Russes, Arméniens, etc.
La République tchèque :
79 000 km², 10 400 000 habitants
Avant la dissolution de la Tchécoslovaquie le 1er janvier 1993, la population minoritaire dans la fédération représentait 5 % de la population totale, établie principalement le long des frontières.
Après le « divorce de velours » , en République tchèque sont présents des groupes minoritaires de Slovaques, de Polonais, d’Allemands et de Roms.
La Slovaquie :
49 035 km² ; 5 260 000 habitants.
La minorité la plus importante en Slovaquie est celle des Hongrois (10,5 % de la population, 570 000 personnes en 1996), établis dans le Sud du pays, descendants des Magyars venus s’installer dans le bassin du Danube dès la fin du 7e siècle. Après la défaite de l’Empire austro-hongrois dans la Première guerre mondiale, le Traité de Trianon de 1920 a laissé plus d’un million de Hongrois dans le nouvel Etat de Tchécoslovaquie.
Une certaine tension est perceptible dans les relations bilatérales avec la Hongrie liée à la situation des Hongrois de Slovaquie, revendiquant une plus grande liberté d’utilisation de leur langue y compris dans la vie publique. Ainsi, un traité bilatéral de coopération a été signé en mars 1995, mais ratifié par le Parlement slovaque plus d’un an plus tard, avec une déclaration qui exprime clairement les réticences de la Slovaquie au sujet des revendications de droits collectifs et d’autonomie.
D’autres groupes minoritaires sont également présents en Slovaquie – Tchèques (53 000), Ruthènes (17 000), Ukrainiens (14 000), Allemands (5500), Polonais (2800)[2].
La Hongrie :
93 000 km² ; 10 115 000 habitants.
La population de la Hongrie est relativement homogène. La minorité la plus nombreuse est la communauté Rom, qui n’est pas considérée comme une minorité nationale à part entière, étant donné son caractère transnational et l’absence d’Etat-mère. Elle est estimée à 450 000 personnes, caractérisée par un taux de croissance démographique très élevé et par des problèmes d’ordre social qui se posent à son égard, comme dans tous les pays où cette « minorité dispersée » est présente.
La minorité allemande est également importante : autour de 150 000 personnes, suivie de la communauté slovaque (110 000 personnes). On dénombre aussi 80 000 Croates, 25 000 Roumains, 10 000 Polonais, ainsi que des Bulgares, des Arméniens et des Grecs.
Les gouvernements hongrois successifs mènent une politique de soutien énergique aux très nombreuses communautés hongroises qui vivent dans les pays limitrophes de la Hongrie (3,8 millions), dont la plupart se sont retrouvées hors des frontières nationales suite au Traité de Trianon. Certaines déclarations des autorités hongroises au cours des dernières années en faveur de l’autonomie des minorités magyares suscitent des inquiétudes chez les voisins, et, dans ce contexte, l’ancrage aux institutions européennes et l’accélération de la transition économique des pays de la région peuvent contribuer à un apaisement durable.
La Roumanie :
237 500 km² ; 22 800 000 habitants.
On a recensé 23 groupes minoritaires en Roumanie, représentant 10 % de la population, dont le plus nombreux est celui des Hongrois, estimé à 1,5 – 2 millions de personnes.
Les Hongrois habitent principalement en Transylvanie (autour de Turgu-Mures et Cluj) - une région revendiquée historiquement tant par les Hongrois que par les Roumains, devenue roumaine après la Première guerre mondiale, ainsi que dans les villes de l’Ouest du pays. Deux lectures – roumaine et hongroise, à la fois symétriques et incompatibles, existent en ce qui concerne l’histoire de la Transylvanie, ce qui est souvent le cas dès lors qu’il s’agit de régions peuplées de minorités de taille importante.
Formant une classe intellectuelle et commerçante, les Hongrois ont vu leurs droits limités par le régime de Ceausescu (la politique de « systématisation » consistait à raser la moitié des villages roumains et à reloger les gens dans des « complexes agro-industriels » ). Cette campagne visait à éradiquer toute culture de la période pré-socialiste et à créer un « nouveau citoyen socialiste roumain » ; elle fut particulièrement mal vécue par la minorité hongroise qui craignait que cette politique n’ait pour objectif de la disperser, de l’assimiler et d’anéantir la culture hongroise. Néanmoins, certaines tensions au sujet de la situation de la minorité hongroise ont été ressenties également après la chute du régime en 1989, tant dans les relations bilatérales avec la Hongrie qu’à l’intérieur de la Roumanie.
La communauté allemande, présente depuis des siècles sur le territoire de l’actuelle Roumanie, compte environ 120 000 personnes mais accuse une nette régression démographique due à une émigration de masse en direction de l’Allemagne au cours des dernières années.
Les chiffres relatifs au nombre des Roms/Tsiganes en Roumanie varient entre 300 000 et 2,5 millions. Ils constituent une population marginalisée, avec des problèmes sociaux aigus : grande pauvreté, chômage, analphabétisme, et représentent dans les mentalités roumaines la plus basse classe sociale du pays. D’autres minorités également, en nombre moins important, revendiquent des droits culturels : les Ukrainiens, les Bulgares, les Serbes, les Turcs ; on retrouve aussi de petites communautés de Tatars, Russes, Croates, Grecs, etc.
La Bulgarie :
111 000 km² ; 8 300 000 habitants.
La Bulgarie comprend une importante minorité turque – 800 000 personnes environ, de religion musulmane – issue de la conquête ottomane à la fin du 14e siècle qui a maintenu la Bulgarie à l’intérieur de l’Empire ottoman pendant cinq siècles. Les Turcs bulgares sont concentrés dans les régions montagneuses des Rhodopes orientales dans le Sud du pays, ainsi que dans certaines régions du Nord-Est. Les tentatives d’assimilation forcée, surtout entre 1984 et 1989, ont pris fin avec le début de la transition démocratique, et à présent il existe peu de tensions au sujet de la situation de la minorité turque dans le pays dont les représentants participent très activement à la vie politique, mais des problèmes d’ordre économique subsistent, qui touchent néanmoins la population bulgare dans son ensemble.
Les Roms/Tsiganes, dont le nombre varie selon les différentes estimations entre 300 et 600 000, habitent principalement dans les zones urbaines. Ils ne constituent pas une minorité homogène : éparpillés en plusieurs dizaines de groupes distincts, ne parlant pas la même langue, de religion différente – la moitié d’entre eux sont chrétiens orthodoxes, l’autre moitié - musulmans. Les problèmes qui se posent par rapport à leur situation sont d’ordre social.
Les Pomaks, au nombre de 150-200 000, sont des Bulgares de langue bulgare et de religion musulmane, descendants des Bulgares islamisés au cours de l’occupation ottomane, qui constituent davantage un groupe religieux qu’une minorité ethnique. Ils manifestent cependant davantage d’affinité avec les Turcs qu’avec les Bulgares.
La Bulgarie abrite également des groupes minoritaires moins nombreux : Arméniens, Gagaouzes, Aroumains. Selon certaines sources une minorité macédonienne existerait également dans le pays, mais, étant donné les tenants et les aboutissants de la « question macédonienne » , une conception claire n’est pas encore établie à ce sujet.
L’Albanie :
28 750 km² ; 3,4 millions d’habitants.
Pendant les décennies du régime stalinien d’Enver Hoxha, une image réductrice d’un pays athée et monoethnique a été imposée, bien que des minorités nationales soient bel et bien présentes, regroupées principalement dans le Sud du pays.
Les Grecs, dont le nombre varie selon les sources entre 59 000 et 400 000, chrétiens orthodoxes, résident dans la partie Sud de l’Albanie (qu’ils appellent Epire du Nord), dans les régions de Gjirokastro et Saranda. L’existence contestée par les autorités albanaises de cette minorité grecque ainsi que son statut et sa possibilité de participer à la vie politique ont longtemps constitué un sujet de discorde entre l’Albanie et la Grèce, surtout dans le contexte des importants flux migratoires d’Albanais, à plusieurs reprises depuis 1990, qui ont touché également la Grèce.
D’autres groupes minoritaires sont également présents en Albanie : les Valaques (35 000 environ), les Roms/Tsiganes, les Macédoniens, les Italiens.
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Les changements les plus importants dans la composition démographique de la population au cours de la dernière décennie sont incontestablement intervenus dans l’espace qui constituait jusqu’en 1991 la fédération yougoslave. Les guerres meurtrières qui ont eu lieu sur le territoire de l’ancienne Yougoslavie ont provoqué de très importants mouvements de populations, volontaires ou forcés – sous la contrainte des campagnes de purifications ethniques successives – qui ont produit les flux de réfugiés et de personnes déplacées les plus importants en Europe depuis la Seconde guerre mondiale. Il convient de rappeler qu’une des raisons principales de la désintégration de la Yougoslavie a été notamment la violation des droits des minorités et des nations.
La République Socialiste Fédérative de Yougoslavie (RSFY) – héritière du Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, devenu en 1929 le Royaume de Yougoslavie – était une fédération pluriethnique où les nationalismes ont été plus ou moins maîtrisés jusqu’à la mort de Tito en 1980. La population de la RSFY (22 427 585 habitants en 1981) se répartissait de la manière suivante, selon la conception officielle yougoslave :
- six « nations » (narodi), chacune des six républiques fédérées étant constituée d’une nation (de la population totale : 36,3 % de Serbes, 20 % de Croates, 9 % de Musulmans reconnus comme nation depuis 1968 ; 8 % de Slovènes, 6 % de Macédoniens et 2,6 % de Monténégrins) ;
- plusieurs « nationalités » (narodnosti) - 18 minorités ethniques avec des droits linguistiques et culturels reconnus, dont les plus nombreuses sont les Albanais (7,7 % de la population de la RSFY; 1,7 million de personnes) et les Hongrois (427 000). Parmi les 18 minorités ethniques 10 sont reconnues comme des « nationalités de Yougoslavie » : Albanais, Hongrois, Bulgares (36 000, dans les régions frontalières de la Serbie), Tchèques, Roms, Italiens, Roumains (55 000, dont 47 000 en Vojvodine), Ruthènes, Slovaques et Turcs.
- « autres nationalités et groupes ethniques » : Autrichiens, Grecs, Juifs, Allemands, Polonais, Russes, Ukrainiens, Valaques, « Yougoslaves » .
Toutes ces « nations » , « nationalités » et « groupes ethniques » étaient répartis en proportions diverses sur l’ensemble du territoire de la RSFY, dans les six républiques et les deux provinces autonomes Kosovo et Vojvodine. Dans les Etats indépendants actuels issus de la RSFY la composition de la population est considérablement modifiée :
La Slovénie :
20 000 km² ; 1 950 000 habitants.
La Slovénie, avec la Croatie, était la république la plus développée économiquement de l’ex-Yougoslavie ; sa population était la plus homogène et celle-ci n’a pas accusé de profondes mutations depuis. Etant épargnée par les guerres yougoslaves (à l’exception des deux semaines d’accrochages au cours de l’été 1991), la Slovénie, qualifiée de « démocratie tranquille » , poursuit une évolution stable et pacifique.
Les minorités en Slovénie sont peu nombreuses : Croates et Serbes (estimés à 2 % de la population), Hongrois (9000 personnes), Italiens (2000 – 3000, implantés en Istrie), ainsi qu’une minorité germanophone dont le nombre est difficile à préciser, mais qui est vraisemblablement peu importante. L’homogénéité ethnique de la population slovène ainsi que les mesures législatives ont créé des conditions favorables pour éviter les tensions interethniques en Slovénie, à l’exception de certaines revendications italiennes en Istrie.
La Croatie :
56 500 km² ; 4 500 000 habitants.
Avant la guerre de 1991, la population de la Croatie comptait un nombre important de Serbes (12 %), habitant traditionnellement, depuis le 14e siècle, les anciennes régions frontalières entre l’Empire austro-hongrois et l’Empire ottoman – la Krajina ( « les confins » ), ainsi que la région de la Slavonie occidentale et orientale. D’autres minorités moins nombreuses vivaient sur le même territoire. Les importants flux de réfugiés et de personnes déplacées (d’abord Croates, ensuite Serbes) provoqués par la guerre en Croatie (juin 1991-janvier 1992) et en Bosnie-Herzégovine (mars 1992-novembre 1995), ainsi que par les opérations militaires croates qui ont repris en mai et août 1995 les territoires contrôlés par la « Republika Srpska Krajina » , accompagnées de graves violations des droits de l’homme et des minorités dans ces territoires, ont modifié en profondeur la composition ethnique de la population de la Croatie. A présent le nombre de la minorité serbe est estimé à 3 % de la population, les Slovènes sont 1%.
La Croatie a été sérieusement critiquée pendant des années par la communauté internationale au sujet du traitement de ses minorités nationales de la part du gouvernement et du Président Franjo Tudjman, qui menaient une politique nationaliste. Depuis les changements politiques intervenus dans le pays en janvier 2000 avec l’élection de Stjepan Mesic à la Présidence de la République les perspectives sont meilleures.
La Bosnie-Herzégovine :
51 000 km² ; 3,5 millions d’habitants.
Avant 1991, la Bosnie-Herzégovine représentait un « modèle réduit » de la fédération yougoslave du point de vue de la composition ethnique de sa population : 44 % de Musulmans, 33 % de Serbes et 17 % de Croates. Il est à noter que les différences entre ces trois groupes sont davantage liées à la religion qu’à l’origine ethnique : les « Musulmans » sont des bosniaques qui professent l’islam, promus au rang de nation par Tito ; les Serbes sont chrétiens orthodoxes et les Croates catholiques, mais les trois groupes ont des origines communes et parlent la même langue, qu’ils s’efforcent pourtant à différencier en trois langues distinctes depuis la dissolution de la RSFY.
Après la déclaration de l'indépendance de mars 1992, la Bosnie-Herzégovine devint le théâtre d’une guerre sanglante que la communauté internationale s’avéra impuissante à stopper. Des campagnes de purification ethnique avec leurs convois de réfugiés se succédèrent suite aux violents combats, avec maints retournements d’alliances entre les parties, jusqu’à la signature, sous pression américaine, des Accords de Dayton en novembre 1995, ce qui mit fin à la guerre mais s’avéra un compromis boiteux.
A présent la République de Bosnie-Herzégovine, à structure très complexe, composée de deux entités selon le principe ethnique – la Fédération de Bosnie-Herzégovine et la Republika Srpska, a davantage les caractéristiques d’un protectorat international que celles d’un Etat à part entière. Les délimitations territoriales ethniques sont nettes, peu de réfugiés osent revenir dans leur foyer d’origine s’ils se trouvent dans une région où leur communauté n’est pas majoritaire, et, malgré certaines améliorations, les perspectives de cohabitation entre les trois groupes ne se présentent pas sous les meilleurs auspices.
La Macédoine :
26 000 km² ; 2 millions d’habitants.
Le territoire macédonien – en tant qu’appellation d’une région géographique – fut longtemps une pomme de discorde dans les Balkans. En 2001 la Macédoine[3] - le seul Etat issu de l’ancienne Yougoslavie ayant accédé à l’indépendance sans effusion de sang – a été aussi en proie à une crise interne à caractère interethnique.
Après son indépendance en 1991, la Macédoine a eu trois défis majeurs à relever : la reconnaissance internationale (freinée par la Grèce), la survie économique et sa stabilité politique interne (en raison du nombre considérable de Macédoniens appartenant à des minorités ethniques, dont la plus importante – la minorité albanaise).
Selon le recensement qui a eu lieu en 1994 sous contrôle international, financé par l’Union européenne et le Conseil de l’Europe, en Macédoine vivent 66,6 % de Macédoniens slaves ; 22,7 % d’Albanais ; 4 % de Turcs ; 2 % de Serbes ; 2 % de Rom. Les Albanais considèrent cependant que leur nombre est supérieur de 10 à 20 %. En raison de cette importance numérique et malgré leur participation au gouvernement du pays, les Albanais n’acceptent pas le statut de minorité nationale - selon eux infériorisant - qui leur est conféré par la Constitution macédonienne de novembre 1991.
La trame de fond du problème réside dans ce qu’il est convenu d’appeler « la question albanaise » : la thèse selon laquelle la nation albanaise est morcelée suite à une injustice historique subie lors du tracé des frontières de l’Albanie, et qu’elle devrait retrouver son unité.
La crise interethnique en Macédoine provoquée par la révolte armée albanaise a duré de mars à août 2001 ; le conflit armé a été résolu grâce à l’intervention internationale (l’opération « Moisson essentielle » de l’OTAN), mais, malgré l’Accord-cadre conclu et récemment ratifié par le Parlement macédonien, l’équilibre est encore bien fragile. [4]
La République Fédérale de Yougoslavie (RFY) :
102 200 km² ; 10 600 000 habitants.
Serbie : 10 millions d’habitants, dont 66 % de Serbes, 17 % d’Albanais (au Kosovo et dans le Sud de la Serbie) et 4 % de Hongrois (en Vojvodine) ;
Monténégro : 600 000 d’habitants, dont 62 % de Monténégrins, 9 % de Serbes et 7 % d’Albanais.
La RFY a été créée en avril 1992 comme une fédération entre la Serbie et le Monténégro, et gouvernée jusqu’en septembre 2000 par Slobodan Milosevic, avant les changements démocratiques intervenus avec l’élection de Vojislav Kostunica à la Présidence fédérale et la victoire de l’opposition démocratique serbe (DOS) aux élections législatives de décembre 2000[5].
La nécessité de démocratisation mise à part, la situation des minorités a constitué un autre problème sérieux à résoudre, notamment au Kosovo qui comptait près de 90 % d’Albanais. Le statut de protectorat international institué suite à l’intervention militaire de l’OTAN de mars à juin 1999 a permis de pacifier plus ou moins cette région, bien que les discriminations et les expulsions massives dont les Albanais ont été victimes pendant longtemps aient été remplacées par des actes identiques à l’encontre des Serbes et des Roms du Kosovo. Les élections récentes en novembre 2001 qui ont élu les membres d’une assemblée législative avec, pour la première fois, la participation du peu de Serbes restés dans la province, laissent néanmoins un certain espoir, bien que la communauté internationale manque pour l’instant de conception claire et réaliste quant à l’avenir politique du Kosovo – Etat indépendant ou autonomie au sein de la RFY ?
La Vojvodine, où sont concentrés la majeure partie des Hongrois de RFY (plus de 400 000, ce qui représente 19 % de la population de la région, 55 % étant des Serbes et 5,5 % des Croates) est pour l’instant épargnée de conflits interethniques ouverts - en raison, entre autres, de la culture politique différente - bien que certaines tensions existent.
La situation dans le Sandjak de Novi Pazar – une région pauvre, peuplée majoritairement de Musulmans, à cheval entre la Serbie et le Monténégro – pourrait à plus ou moins long terme susciter également des préoccupations.
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Il est évidemment impossible dans un bref tour d’horizon de faire le point de toute la diversité des situations relatives aux minorités nationales dans le Centre et l’Est de l’Europe, mais on pourrait néanmoins constater, au delà de l’unité de la problématique politique dans l’ensemble de la zone, que les problèmes se sont posés avec davantage d’acuité dans les pays de l’Europe du Sud-Est que dans ceux de l’Europe centrale.
La tendance, surtout dans les Balkans occidentaux, est à la création d’Etats ethniques homogènes, rendant irréversibles les déplacements massifs de populations qui se sont produits au cours de la dernière décennie. A part la contradiction paradoxale de cette tendance avec la marche à l’unification supranationale de l’Europe de l’Ouest, elle présage un avenir peu optimiste pour les réalités multiculturelles dans les Balkans.
Sources:
Notes:
[1] Michel FOUCHER, Les minorités en Europe centrale et orientale, Strasbourg, Les éditions du Conseil de l’Europe, 1994, p. 22
[2] World Directory of Minorities, Minority Rights Group, préface de Alan Philips, Cartermill Publishing, première édition 1990, 1995, 1998, 427 p.
[3] La dénomination officielle du pays à l’ONU est « Ex-République yougoslave de Macédoine »
[4] Voir "La crise en Macédoine : une cinquième guerre balkanique " : (voir le site)
[5] "La Yougoslavie après Milosevic" : (voir le site)