« Le Monde » , dans son édition Internet, a publié, le 2 mai 2014, un article venimeux sous la plume de Damien Leloup, voulant réviser l'histoire du « Bro Gozh ma Zadoù » , à la façon d'une polémiste gauchiste bien connue. C'est l'occasion de mettre dans sa véritable et importante dimension, François Jafrennou, Taldir de son nom de poète et de druide, né en 1878 à Carnoët et mort en 1956, à Bergerac, car, sa large influence a façonné l'Histoire des idées bretonnes, entre 1898 et 1939.
N'en déplaise à d'autres apprentis historiens qui chaussent les lunettes inversées des nationalistes bretons trop partiaux, l'Histoire des idées bretonnes ne doit plus être hémiplégique et considérer toutes les idées qui prennent la Bretagne pour référence depuis 500 ans. Car, aucun historien sérieux ne peut croire à la fable d'idées sorties du cerveau d'une seule personne, l'auteur du « Barzaz Breiz » , Théodore Hersart de la Villemarqué en 1839.
Depuis peu, on parle de 4 « Emsav » (redressement, cf. le « Risorgimento » italien) pour décrire le cours des idées, qu'on appellera « bretonnistes » , réunissant en un seul terme le régionalisme et le nationalisme bretons, sans pour autant les confondre. Les indices précurseurs en sont les livres de Bertrand d'Argentré vers 1580, Les Bonnets rouges de 1675, l'Association patriotique bretonne de 1718, constituant un « proto-Emsav » qui reste à étudier en prenant en compte les idées religieuses. Le « Premier Emsav » (1839 à 1897) est plus littéraire que politique. Le "Bro Gozh Ma Zadoù" traverse les trois "Emsav"suivants depuis 115 ans.
Sans être un mouvement de masse, le « Deuxième Emsav » est présent par des manifestations publiques et inclut différentes facettes régionalistes et nationalistes. Il ne fait que suivre, avec un grand retard, les mouvements frères dans les pays celtiques, Écosse, Irlande et Pays de Galles, avec lesquels, il entretient des relations par qui est appelé le Panceltisme.
L'Union régionaliste bretonne (URB) et le Collège des Druides et Bardes de Bretagne (La « Gorsedd de Bretagne» ) sont créés en 1898, en partie par les mêmes personnes, mais la première éclate en 1908, à l'initiative des seconds, qui vont fonder la Fédération régionaliste de Bretagne (FRB), présidée par le poète et barde fouesnantais, Jos Parker.
Les Druides et Bardes veulent, avant tout, maintenir et développer les fondamentaux de la culture bretonne (chant, musique, danse, costumes, arts appliqués…)., c'est pourquoi ils se produisent dans des « fêtes celtiques » en chantant eux-mêmes, car, la poésie chantée par les « bardes » est l'élément le plus évident de la tradition millénaire bretonne et, l'un des fondateurs de la « Gorsedd» , François Jaffrennou, sous le nom de Taldir, qui publie 7 recueils de poèmes, dont 3 accompagnés de leurs airs, est vu comme le meilleur poète en breton de son temps.
En 1903, l'URB adopte, comme « chant national breton » , l'adaptation des paroles de l'hymne national gallois ( « Hen Wlad fy Naddhau » ), faite 5 ans plus tôt par Taldir, qui parlait et écrivait le gallois. Le pasteur gallois, William Jenkyn Jones, établi à Quimper, en avait réalisé une autre en en faisant un cantique, ce qui était normal pour un missionnaire. En 1923, le « Bro Gozh Ma Zadoù » servira à accueillir le président le République, Raymond Poincaré, à Tréguier et, en 1930, le maire républicain de Carhaix, Ferdinand Lancien, trouve logique de le faire exécuter par une chorale de sa ville pour honorer un autre président de la République, Gaston Doumergue, en visite à Brest.
Après s'être présenté à la députation sur un programme autonomiste en 1898, Lionel Radiguet, un diplomate orientaliste de Landerneau, publie en 1904, dans la presse parisienne et le diffuse à 100 000 exemplaires, un projet de « constitution nationale pour une République bretonne » et Joseph Duchauchix lui emboite le pas dans l' « Éclaireur dinannais » , par un article intitulé « La Bretagne indépendante » . C'est un poète en breton et en français, ayant pour noms de plume « Ronan a Germene » et « Ronan de Kerméné » , qui se présente aux élections sénatoriales des Côtes-du-Nord de 1911, sous l'étiquette, officiellement enregistrée, de « nationaliste breton » . C'est dans sa maison de Laurenan qu'était domicilié le secrétariat du premier Parti national breton, le premier parti indépendantiste, fondé la même année, mais il est aussi membre de la « Gorsedd» et auteur du poème « Pa vin maro » , interprété 60 ans plus tard par Glenmor.
Dans la relecture des nationalistes bretons, les organisations qui souhaitent l'indépendance de la Bretagne seraient seules dignes d'être mentionnées, les régionalistes étant rejetés dans les ténèbres de la complicité avec l'État français. C'est une vision tronquée de ce que l'universitaire gallois, Sharif Gemie, appelle "la Nation invisible" ( voir notre article ).
Aucune étude historique ne traite sérieusement de l'action du groupe Taldir-Léon le Berre, qui est perçu comme folklorique, parce que beaucoup sont membres du Collège des Druides et que l'action de leur organe politique, la Fédération régionaliste de Bretagne, paraît peu consistante. On oublie deux dimensions essentielles : le réseau de notables (maires, parlementaires, responsables économiques) qu'ils ont constitué et leur empreinte repérable dans la presse régionale, voire parisienne.
Taldir a été jusqu'en 1918, imprimeur de ville et éditeur d'un journal bilingue à Carhaix et il a formé Léon Le Berre (Abalor) et Alfred Lajat qui seront imprimeurs et éditeurs à Quimperlé et à Morlaix. C'est à Saint-Brieuc qu'Octave-Louis Aubert et Émile Hamonic installent un autre pôle d'influence, le premier étant un éditeur de livres d'art, le directeur de la Chambre de Commerce et l'inventeur du tourisme organisé en Bretagne. Dans le réseau se trouve aussi, le conseiller général du Finistère, Pierre Mocaër, précieux à Brest pour ses vastes relations internationales. En 1928, Léon Le Berre devient collaborateur de « l'Ouest-Eclair » , à Rennes, un lieu idéal pour lancer des campagnes de presse. Taldir, Grand Druide de Bretagne en 1933, mais leader effectif depuis 1926, devient une figure très connue, et son entregent est tel qu'il obtient la Légion d'Honneur en 1938. Il est vrai qu'il célèbre le sacrifice des Bretons pour la France et qu'il a pour devise : « Breton en France, Français à l'étranger » . En 1928, il obtient que se tienne les jardins de la Préfecture de Vannes la cérémonie d'admission des nouveaux druides,et, parmi eux, le député Gauche radicale, Maurice Marchais, à titre honorifique.
En face des régionalistes (FRB et Gorsedd), les petites formations nationalistes, (Groupe régionaliste breton en 1919, Parti autonomiste breton en 1928, puis le deuxième Parti National Breton en 1931, gardant comme titre de journal, « Breiz Atao » ) peinent à recruter et, pour qu'elles se fassent connaître, il faut les coups d'éclats de 1932 (destruction d'une statue, simulacre d'attentat contre le président de la République) et la crise économique de 1933, aggravée par l'État qui handicape les productions bretonnes (conserves, légumes, bois) pour ménager les Anglais. Plus attrayants par effet de scandale qu'un réseau de notabilités, ils conquièrent une base de 3 000 adhérents issus de la classe moyenne, mais, assez peu militante. Leur secteur culturel avec la revue « Gwalarn » et les éditions du PNB laissera un héritage linguistique et littéraire de grande valeur, qui permettra, 40 ans plus tard, la création d'écoles en breton.
L'arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne entraîne qu'une fraction du Parti National Breton est influencée par leur propagande et leurs résultats apparents et que, les leaders, Debauvais et Mordrel, devant le raidissement nationaliste français (loi contre les ligues), finissent par chercher, de manière insensée, à comploter avec « les ennemis de leurs ennemis » . Taldir, qui les dénonce comme traîtres et les invective avec vigueur, en septembre 1939, dans sa revue « An Oaled-Le Foyer breton » , croit, alors, pouvoir affirmer que le « druidisme est définitivement établi » .
En 1945, Taldir est est condamné à 5 ans de prison et à l'indignité nationale, car, accusé d'avoir dénoncé le futur président du Comité départemental de libération du Finistère. Celui-ci l'a pourtant défendu et le dénonciateur, qui a participé à la déportation des Juifs de Bretagne, dit avoir détruit la lettre. Du fait de pressions internationales venant du Pays de Galles et de la Palestine juive, le Grand Druide est grâcié et libéré.
L'Histoire bégaie en ce qui concerne les idées bretonnes, car les régionalistes du « Quatrième Emsav » , de 1945 à nos jours, moins conservateurs que leurs aînés, mais, tout aussi méfiants par rapport à l'action politique, se cantonneront à la revendication pour la langue et la culture bretonnes, car, ceux qu'ils veulent convaincre (Éducation nationale, Mairies) ne supporteraient pas l'idée d'une organisation politique bretonne, qui serait vite vite jugée séparatiste et, donc, sulfureuse.
C'est pourquoi, ils fondent la Fédération culturelle « Kendalc'h » en 1950, avec Pierre Mocaër pour président, afin de s'éloigner de « Bodadeg ar Sonerion » (aujourd'hui, « Ar Sonerion » ), créée en 1943. Ils sont les héritiers des Cercles celtiques d'avant-guerre, dans lesquels la danse était peu importante, car, c'étaient des foyers culturels (Paris, Rennes, Nantes, Le Havre, Guingamp, Quimperlé) qui avaient été largement investis par le réseau des druides de Taldir (Alfred Lajat fut un des animateurs du Cercle celtique de Nantes). De là vient l'un des paradoxes bretons : la coupure entre mouvement culturel et mouvement politique bretons. Cette tendance régionaliste sera très active dans deux composantes originelles de « Kendalc'h » , qui se consacrent à l'édition et la transmission du breton, « Emgleo Breiz» et « Ar Falz» , leur porte-drapeau le plus connu étant Per-Jakez Helias. « Kendalc'h » est, maintenant, centrée sur la danse bretonne, pratiquée dans les cercles celtiques nouvelle manière.
En 1957 est créé le Mouvement pour l'Organisation de la Bretagne (MOB), qui réunit, d'abord, des anciens militants du PNB, des gaullistes, des régionalistes et des gens inquiets du délabrement économique de la Bretagne (émigration massive, transport défectueux). Ses prises de positions sont donc hétéroclites, mais, il évoluera, sous l'influence de Yann Fouéré, vers un fédéralisme européen de plus plus indépendantiste breton. Des passerelles sont établies avec le Comité d'études et de liaison des intérêts bretons (Célib), fondé en 1950 et dans lequel sont réunis, pour des revendications économiques, des élus bretons de tous bords (sauf de gauche) et des militants bretons comme Joseph Martray.
Les années 60 voient la scission de jeunes du MOB qui évoluent vers la gauche, mais, en se retranchant de l'Emsav nationaliste. Ayant créé l'Union démocratique bretonne, ils resteront flous, jusqu'en 2000, sur l'idée d'institutions autonomes, mais non séparées, pour la Bretagne, en ménageant suffisamment les socialistes français, afin de pouvoir participer, en coalition, à des conseils municipaux ( voir notre article ) et ( voir notre article ). Ils seront souvent proches d' « Ar Falz » , mais hésiteront à soutenir immédiatement les écoles « Diwan » qu'ils voient d'abord comme noyautées par les nationalistes, d'autant qu'ils sont proches de beaucoup d'enseignants publics. Ils ont réussi à placer des élus au Conseil régional de Bretagne.
Parallèlement, les nationalistes indépendantistes qui ne se revendiquent pas toujours comme tels, restent, -excepté le révolutionnaire «Emgann » , devenu « Breizhistance » -, fidèles à un vieux slogan : « Ni rouge, ni blanc, Bretagne seulement » et créent différents partis, aux succès variables, dont les derniers sont le Parti Breton et Breizh-Europa. Aucune formation purement bretonne n'a réussi à obtenir des résultats électoraux constants et significatifs. Les revendications concernant la Bretagne restent confinées dans de petites organisations, alors que le militantisme de la période 1965-1980 est passé de mode dans les jeunes générations.
C'est avec perplexité que la classe politique bretonne et française a vu émerger, en décembre 2013, partout en Bretagne, une nouvelle forme de mobilisation politique, sans hiérarchie, sans obligation personnelle, à la fois disciplinée et brouillonne et transperçant tous les cloisonnements sociaux ( voir notre article ).
Les Bonnets rouges n'ont que 6 mois d'existence et, pourtant, au bout de trois mois et demi, ils ont ajouté à leurs demandes de réformes économiques la question du lien entre Paris et la Bretagne ( « relocaliser les décisions » ), tout en mettant au jour des réclamations peu visibles, comme la présence de la langue bretonne dans les médias et la réunification ( voir notre article ).
Leur apparition est liée à l'affaiblissement des machines électorales UMP et PS, décrédibilisées par une lamentable gestion des crises, qui a fait tomber l'Etat de son piédestal. Comme en 1960, la Bretagne devient, ce qui est son rôle habituel, l'épicentre de la contestation du pouvoir central incompétent et briseur d'initiatives.
Il est trop tôt pour affirmer que les Bonnets rouges ont introduit une révolution dans la manière de revendiquer pour la Bretagne qui déboucherait sur des organisations de masse analogues à celles que l'on rencontre dans les pays comparables (Écosse, Pays de Galles, Catalogne), mais, ils ont bousculé le champ politique, obligé des francs-tireurs des partis français à se positionner pour une Assemblée de Bretagne et ont probablement clos le « Quatrième Emsav » . Concurrencée sur ses thèmes, l'UDB, confrontée à la chute de son partenaire principal et à la dérive d'Europe-Écologie-Les Verts, est obligée d'aller seule sur le front des européennes 2014, tandis que Christian Troadec remet en place son alliance des régionales de 2010 avec le Parti Breton, renforcée par quelques vedettes des Bonnets rouges. L'éventuel cinquième Emsav verra, peut-être, un bretonnisme moins désordonné.
Christian Rogel