A l’heure d’une nouvelle grave crise agricole, cette fois-ci structurelle et plus conjoncturelle, parlons sérieusement des agriculteurs bretons. Certains disent que tout est de leur faute et qu’ils se sont eux-mêmes mis dans cette situation. D’autres disent que le grand responsable, c’est le ou un système, qui se doit de les aider mais qui ne répond pas ou plus présent. Voyons du côté de l’Histoire.
Une structure d’Ancien Régime
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, vers 1880, le monde du paysan breton est celui de l’Ancien Régime. Il exploite les terres des seigneurs, grands propriétaires terriens, princes, nobles et religieux, qui détiennent le pouvoir politique. Il exploite aussi ses propres terres, un, deux, trois, parfois quatre hectares, composées souvent d’une vingtaine de champs. Ces terres sont l’objet de toutes ses attentions. Engraissées, c’est là, avant la Révolution, que l’on trouve les riches cultures de chanvre, de lin, de froment. C’est là qu’il élève ses porcs. On possède aussi une ou deux vaches, très peu de volailles qui consomment trop de céréales comme les chevaux, dont l’élevage fait pourtant la richesse des vicomtes puis ducs de Rohan. Les fameuses landes bretonnes, qui couvrent des centaines de milliers d’hectares, sont très loin d’être laissées à l’abandon : y sont cultivées des céréales pauvres ; on y trouve ce qu’il faut pour les toitures, pour le chauffage, mais aussi on y élève les moutons. Les communautés paysannes vont devant les cours de justice pour les conserver. Même si l’habitat est dispersé le plus souvent, on se réunit pour savoir qui fait quoi, pour s’occuper de l’instruction des enfants, de la construction et de l’entretien des bâtiments qui appartiennent à tous (chapelles, églises, lavoirs, fontaines, tavernes, etc…), mais aussi des talus et des chemins. On se réunit après avoir été à l’église ou/et surtout lors des foires, très nombreuses en Bretagne.
L’importance des paysans aisés
Mais n’imaginez pas, chers lecteurs, un monde sans évolution. Le peu de servage attesté en Bretagne disparaît au XIVe siècle. Il existe toute une hiérarchie sociale : du plus riche au plus pauvre. Je pense que les plus riches furent ces chevaliers des paroisses – estimés à trois par paroisse au XIIe siècle – que l’on rencontre dans les actes de l’époque ? Ils peuvent se permettre de se financer des armements. Certains de leurs enfants participent aux armées de Du Guesclin et d’Olivier de Clisson (XIVe siècle) et reviennent en Bretagne, enrichis. Surtout les ducs qui n’ont aucune confiance dans les grands seigneurs, leurs parents, s’appuient sur eux, surtout lors de leurs guerres. Dans la seconde moitié du XV siècle, sont créées les Milices, mais les revues militaires montrent leurs équipements déplorables. En fait beaucoup de nobles ne sont que des paysans assez aisés et comme la guerre anoblit, beaucoup de paysans aisés deviennent nobles. Ce sont ces paysans aisés qui ont du poids dans la communauté. C’est sur eux que repose l’impôt. Et nombreux sont ceux qui ont participé à la révolte des Bonnets rouges de 1675.
Le paysan multi tâches
Par mariage, par le travail, grâce à la chance et à l’esprit de commerce, on peut développer la ferme, en avoir un autre, et une autre. Surtout, en Bretagne, le paysan ne s’occupe pas exclusivement de la terre. Sur les côtes, le paysans-marin domine, possédant un navire ou une barque, quelques hectares de terres et un petit cheptel. Plus à l’intérieur, on trouve les paysans-tisserands, si nombreux et si industrieux qu’au XVIIe siècle la Bretagne est une des grandes régions textiles du monde. Et oui ! Ces paysans sont dominés par des paysans-marchands. Le plus connu d’entre eux est ce Le Guen de Kerangall – en fait son nom faisait mieux avec la particule lorsqu’il devint député du Tiers Etat breton aux Etats-Généraux de 1789 ; en fait Le Guen est le nom de son père et Kerangall celui de sa mère – qui prononça à la première Assemblée nationale dans la nuit du 4 au 5 août 1789 un discours qui mit fin aux privilèges et aux droits seigneuriaux.
Une riche agriculture bretonne d’Ancien Régime
Le sarrasin arrive au XVe siècle. Plus facile à cultiver, non soumis surtout à la dîme, ayant un rendement très intéressant, il est adopté massivement. On peut vendre maintenant les surplus, surtout son froment au marché ou s’en servir pour payer les taxes en nature dus au seigneur, qui le revend sur les grands marchés hors de Bretagne. La Bretagne devient le grenier à blé du royaume de France au XVIIIe siècle, tout en parvenant à nourrir et occuper une population de 2 millions d’habitants, soit un million de plus qu’au XVe siècle. C’est l’époque où les côtes léonardes deviennent un grand jardin. Les premiers artichauts poussent dans celui de l’évêque de Saint-Pol en 1661. On voit arriver à Plougastel-Daoulas des fraises. Les grands bourgeois de Rennes et de Nantes s’occupent des terres qu’ils ont acquises à la haute noblesse bretonne et à leurs héritiers ruinés par la vie de cour à Versailles.
Les suites de la Révolution
La Révolution française met fin à ce bel essor : fin du paysan-marin (dont beaucoup sont morts dans les pontons anglais), fin du paysan-tisserand ruiné par le Blocus continental. La noblesse bretonne qui aimait assez le commerce maritime – comme le père de Châteaubriand qui avait redoré son blason en faisant de la traite (des noirs) – ne veut s’occuper que l’agriculture, de folklorisme et d’archéologie (ce sont les buts de la très puissante Association Bretonne, née après la Révolution). La paysannerie bretonne a-t-elle bénéficié des ventes de Biens nationaux, c’est-à-dire des terres des anciens seigneurs confisqués et vendus dès 1790 ? En fait on n’en sait pas grand-chose – faute d’une étude systématique sur la Bretagne. C’est probable. Il est vrai que cela a dû être un sujet tabou après la Restauration. Il fallait se taire sur ce que l’on avait acquis, d’autant plus qu’en 1825, l’Etat restitua aux victimes des confiscations ce qui restait de leurs propriétés sans compter des dédommagements financiers. La très grande propriété revit le jour en Bretagne. En 1837, les exportations de céréales bretonnes représentaient la moitié des exportations françaises. Par contre, la misère était partout. Bien sûr, avant la Révolution, les journaliers, les mendiants se comptaient par centaines de milliers. Mais après, la vision d’un vieillard breton mendiant sous le porche d’une église devient une image d’Epinal, qui reste encore collée à la peau des Bretons. Le système de succession égalitaire n’a rien arrangé : chaque enfant a le droit à la même quantité de terre. Et le peu d’acquis de terres provenant de la vente des Biens nationaux a dû s’envoler avec la pression démographique. On possède encore que quelques hectares et c’est tout.
Et la Révolution agricole arriva
A la fin XIXe-début XXe siècle, de grands changements bouleversent la paysannerie bretonne. La mécanisation a fait des miracles : on voit des locomotives faire fonctionner les batteuses dans les champs. Les canaux qui ont été creusés et surtout le chemin de fer qui arrive partout, permet de faire voyager les productions. La pression démographique est moins forte car les cadets et cadettes prennent le train pour s’employer comme manœuvres dans les grandes villes et à Paris. Les landes ont été réduites de moitié (ne reste que 250 000 hectares) laissant place aux prairies et aux céréales, surtout le blé, aux dépens du sarrasin. C’est l’adoption massive de la pomme de terre, à peine acceptée avant la Révolution, qui est la vraie responsable de cette Révolution agricole. Elle permet de mieux nourrir hommes et bétails. L’élevage breton en 1914 est impressionnant : 10 % du porc élevé en France, 14 % des bovins, 12 % des chevaux, et la qualité est au rendez-vous, si bien que les Bretons exportent. De Saint-Malo à Cancale, de Paimpol à Lézardrieux et de Roscoff à Saint-Pol-de-Léon, ce ne sont que beaux jardins de choux, d’artichauts et d’oignons, produits acheminés vers les villes et vers Paris et même vers l’Angleterre. Pour produire davantage, on utilise davantage d’engrais naturels (maërl, sables calcaires, goémon). Encouragés par les concours lors des comices agricoles, on sélectionne. Et surtout on s’organise. Sous la conduite de nobles et d’abbés démocrates, des milliers de paysans se regroupent en syndicats agricoles : en 1911 est fondé l’Office central de Landerneau dans le Finistère d’où sortiront les actuels Groupama, Triskalia et Crédit Mutuel de Bretagne.
D’une guerre à une autre
Les paysans payent le prix fort de la Grande guerre. Incorporés le plus souvent dans l’infanterie, ils sont massacrés sur les champs de bataille. Pendant la guerre, grâce au travail extraordinaire des paysannes, la Bretagne est considérée comme le grenier de la France. En revenant du Front, les survivants bénéficient d’une situation plus favorable. La pression sur la terre est nettement moins forte. On a de l’argent car les produits agricoles, de plus en plus chers pendant la guerre, ont rapporté. L’Etat a payé les réquisitions, surtout les dizaines de milliers de chevaux bretons. Et puis il faut nourrir la population française et même étrangère. En France, six millions d’hectares (au Nord-est) sont devenus inutilisables.
La Bretagne va connaître sa première grande crise agricole « moderne» vers 1932-1933. Suite à la grande crise de 1929 qui est partie des Etats-Unis, la Bretagne comme le monde entier est touchée. les blés rentrés se vendent mal. On ne peut plus rembourser les emprunts et il faut vendre bêtes, matériels et terres, bref tout ce que l’on a acquis dans les années 20, et à vil prix. Des faillites ont lieu et les ventes des exploitations saisies se passent très mal. L’amertume de la paysannerie qui considère qu’elle a payé de son sang à la guerre l’amélioration de sa condition d’existence est grande. Le mouvement coopératif en fait les frais. Les idées d’Henri d’Halluin, dit Dorgères, originaire de Tourcoing et installé à Rennes, deviennent populaires en Bretagne. Comme lui, beaucoup pensent que « l’agriculture est sacrifiée à l’industrie et aux villes » et que les paysans sont « traités en citoyens de seconde zone » . En 1935, il fonde le mouvement des jeunes paysans, qui portent des chemises vertes. Au Dorgétisme répond la Confédération nationale paysanne créée par le jeune Trégorois socialiste Tanguy-Prigent en 1933.
La paysannerie bretonne est fragilisée et le sera plus encore dans la décennie suivante. De dizaines de milliers de paysans bretons sont prisonniers en Allemagne. L’Occupation montre que la richesse agricole proverbiale de la Bretagne n’est qu’un mythe. Il n’y a plus de chevaux pour les attelages. Les surfaces ensemencées s’écroulent d’autant que la météo est souvent mauvaise. Et il faut nourrir les réfugiés qui fuient les bombardements des villes.
Vers l’intensification de l’agriculture
A la Libération, la famine menace. François Tanguy-Prigent, alors ministre de l’agriculture, et René Pleven, conseiller de Charles de Gaulle à Londres avant devenir Premier ministre, prennent le taureau par les cornes. La Bretagne est riche de sa terre et de sa paysannerie nettement plus instruits qu’auparavant grâce à l’action pendant la guerre de la Jeunesse agricole chrétienne. Elle peut et doit nourrir la population. Ils fondent avec d’autres le CELIB (Comité d’étude et de liaison des intérêts bretons). Ce groupe de pression très présent à l’Assemblée nationale (première réunion en novembre 1951, suivie de 171 autres) obtient l’électrification de la Bretagne et donc des fermes et donc de la traite, la construction de routes et de nouvelles dessertes ferroviaires. L’agriculture bretonne est devenue intensive à marche forcée et nourrit la France et bientôt l’Europe.
Le paysan breton devient un agriculteur. L’exode rural énorme de l’après-guerre permet la diminution importante du nombre des exploitations. L’élevage hors-sol compense l’étroitesse des exploitations. Des structures de productions simplifiées (production laitière et maïs fourrager ; production porcine et culture de céréales) émergent comme se développe une forte spécialisation des productions (lait, œufs, volailles, porcs, légumes). Et l’industrie agro-alimentaire, composée d’entreprises privées et de coopératives, suit le mouvement, pour devenir une des plus importantes d’Europe. Les campagnes bretonnes changent de visage : on supprime lors des démembrements – souvent houleux – des kilomètres de talus car le bocage ne se prête pas à la mécanisation ; les chemins de terre sont asphaltés pour relier la ferme au bourg ; apparaissent ces longs bâtiments abritant des porcheries ou des poulaillers, des silos et des usines d’aliments, des centrales laitières et des tours de séchage ; la maison d’habitation de l’agriculteur, de style néo-bretonne, se dissocie maintenant de l’exploitation ; de nombreux bourgs et petites villes progressent sous l’impulsion des établissements de l’industrie agroalimentaire. Mais on n’est pas content des conséquences environnementales. Et surtout, l’agriculteur breton est dépendant de l’industrie agro-alimentaire, des politiques européennes et de l’Etat, et des conditions du marché qui provoquent des crises graves, comme dès le départ de cette nouvelle modernisation, la crise légumière du Haut-Léon-Trégor de 1961 qui voit apparaître la figure d’Alexis Gourvennec et un nouveau genre de coopérative, la SICA.
Un monde souvent en crise
Ces crises demandent de pénibles réajustements, toutefois sans remettre en cause l’existence même de l’agriculture bretonne. Très récemment, ce n’est plus le cas. Là aussi plusieurs facteurs se sont accumulés pesant de tous leurs poids sur les agriculteurs bretons : la nouvelle politique européenne, plus libérale, privilégiant les très grandes exploitations agricoles, concentrant son attention sur la modernisation des agricultures des pays d’Europe de l’Est ; les exportations massives à bas prix de pays hors Union européenne de produits alimentaires issus de leurs récentes agricultures productivistes ; les erreurs stratégiques d’industriels, de politiques, « d’experts » ; la domination de techniciens dans les organisations agricoles ; les banques qui doivent se renflouer après avoir fait face à une grave crise financière ; la concentration de la grande distribution ; les changements des goûts liés à un niveau de vie plus élevé ; les contingences écologiques ; l’immobilisme et le conservatisme disant à tous : « tout va bien, madame la marquise, s’il y a un problème, l’Etat sera contraint de nous sauver » . La liste est longue et cela fait beaucoup d’autant que les agriculteurs sont fatigués après avoir subi beaucoup de crises. Ils sont de moins en moins jeunes, de moins en moins nombreux, de plus en plus pauvres. La liste est si longue que l’on peut se demander s’il n’y a pas un certain acharnement à les voir disparaître. Mais on me dira que je vois des complots partout. Que cherche-t-on ? Mettre des robots à la place de l’Homme ? Une Bretagne couverte de forêts, de bois, de landes, et de terres où poussent des céréales… ? Bref, un retour en arrière. Bien que non car qui viendra récolter et élever ? Et que va-t-il se passer pour les dizaines de milliers d’emplois que le travail des paysans génère ?