Il y a des personnages historiques que j'aime bien, les inconnus qui un moment donné, souvent bref, ont changé le cours de l'Histoire de l'Humanité. Qui connaît Guy Le Guen de Kerangall – Le Guen, le nom de son père, Kerangall celui de sa mère et la particule car cela faisait mieux à l'époque ? Et pourtant sans lui, pas de nuit du 4 au 5 août 1789 et pas de Révolution française ou si peu ou autrement. Ce Bas-Breton, député de la sénéchaussée de Lesneven, négociant de textile et de vins à Landivisiau, bref un notable, ce que l'on nomme un juloded léonard, est monté au perchoir, à l'Assemblée nationale constituante, et cela après les très influents et très nobles duc d'Aiguillon et vicomte de Noailles. Dans un discours de 20 minutes, mal assuré selon les journalistes, en habit breton, mais souvent arrêté par les ovations (il semble y avoir eu beaucoup de députés bretons présents), il a osé critiquer le système alors en place, a osé dire leurs quatre vérités à l'etablishment, a osé affirmer que les révoltes (ce que l'on nomme la Grande Peur) contre les châteaux et les droits seigneuriaux étaient justifiées. A-t-il parlé avec ses tripes ? Il était bien cultivé notre Bas-Breton, mais le collège du Léon, son école, était prestigieux. Son discours a-t-il été préparé, comme celui du duc d'Aiguillon (Breton par sa mère), par le Club des Bretons si influent qu'on peut penser sans se tromper que sans lui la Révolution française n'aurait pas eu le même retentissement ? On ne le saura jamais et on s'en moque un peu… beaucoup même.
Il faut se méfier de ces Bretons qui savent se réunir, s'organiser, décider et agir. Ils étaient à l'époque en conflit depuis des décennies avec le pouvoir qui voulait leur imposer toujours davantage de taxes, avec ses nobles bretons qui tenaient les Etats de Bretagne où les montants des impôts dus aux rois étaient fixés, nobles et anciens grands bourgeois, bref des oligarques, qui ne payaient guère l'impôt, qui préféreront à la pluvieuse Bretagne les ors des palais royaux parisiens et de sa région – tiens cela me fait penser à quelques situations récentes -. Il faut aussi se méfier de ces Léonards issus de cette très riche terre du Haut Léon, de cette région entrepreneuse qui aime, même si c'est parfois assez violent, faire évoluer le système – et j'en sais quelque chose puisque j'y enseigne depuis dix ans maintenant : ils ont éliminé les nobles trop « conservateurs » vers 1880 ; favorisé l'essor de l'office central de Landerneau dans les années 1920 (d'où sont sortis Triskalia, Crédit Mutuel de Bretagne et Groupama), puis la puissante SICA à partir des années 1970 ; ils ont mené quelques récentes révoltes qui ont fait trembler les gouvernement.
Bref, méfiez-vous de ces Bretons qui ont détruit la monarchie absolue et la féodalité ! Les Bretons sont légitimistes - on dira globalement pour être prudent -. Ils ont du mal à accepter des régimes qui les méprisent, mais lorsqu'ils finissent par l'intégrer, surtout lorsque leurs élites sont au pouvoir (comme pendant la IIIe République, surtout de 1880 à 1940), ils sont fidèles même si c'est à leurs dépens.
Attention donc, chers Bretons et chères Bretonnes, de ne pas être trop confiants. Le Chapelier, député de Rennes, alors président de l'Assemblée nationale (comme par hasard !), proposa lors de cette nuit historique que la Bretagne ait les mêmes droits et les mêmes devoirs que les autres provinces de France. Un député de Rennes par prudence (car il savait sans doute que Le Chapelier outrepassait le mandat que ses électeurs rennais lui avaient donné) souhaita que la Bretagne rentra dans une fédération dont le roi devait en être le c½ur. Mais jamais il n'a été question de mettre fin à la Province de Bretagne. Et pourtant, un mois plus tard l'ancien chanoine de Tréguier qu'était l'abbé Sieyès proclamant que la France était un tout (voir les Archives parlementaires du 7 septembre 1789) et que les Provinces de l'époque pouvaient être un danger pour l'unité de la France. Il ouvrait ainsi la voie aux départements et à la fin de la Bretagne. Le club breton ne réagit pas, empêtré qu'il était dans ses disputes sur le droit de véto du roi. Il finit même par disparaître et c'est ce même Sieyès qui émit l'idée de créer sur son modèle le club des Jacobins. Quant à notre Le Guen de Kerangall, on n'entendit plus parler de lui à Paris. Il rentra à Landivisiau où il fut maire. Arrêté pendant la Terreur, il fut libéré. Il mourut à Landivisiau en 1817.