En ces temps troublés, il peut être bon de lire ou relire l'historien Breton (hélas oublié) Fustel de Coulanges (1830-1889). Celui-ci a marqué la seconde moitié du 19ème siècle avec un ouvrage révolutionnaire pour l'époque : "La Cité antique" (1864).
Dans cet ouvrage, Fustel de Coulanges revient sur « l'idéal démocratique grec » idéalisé par les révolutionnaires de 1790, en dénonçant, sans le dire, « l'idéologie républicaine » de son temps. Ce travail fut poursuivi dans ses "Leçons sur Sparte" (1876) qui, en pleine Troisième République, revenaient sur le régime politique de cette ville grecque considérée, à tort selon lui, comme une dictature.
Numa Denis Fustel de Coulanges, bien que né à Paris, était d'origine bretonne. Son père, Hyppolite J. B. Fustel de Coulanges (1795-1831) était de Brest et décéda un an après la naissance de son fils. Le jeune garçon fut recueilli par son grand-père (qui le fit admettre au lycée Charlemagne à Paris, puis à l'Ecole Normale Supérieure créée par Napoléon).
Comme intellectuel breton, Fustel de Coulanges était au courant de "l'affaire Descartes" (1820-1840, voir à ce sujet notre "Descartes, Breton ?"). Il affirmait s'inspirer de Descartes dans ses travaux, mais sans « approche cartésienne ». Ses textes, d'une grande qualité intellectuelle, lui valurent d'être mis au banc de la Sorbonne sous prétexte qu'ils ne respectaient pas « l'esprit des lieux ».
Fustel de Coulanges disait "analyser l'origine des institutions des sociétés grecques et romaines", mais aussi "celles de son temps" (en l'occurrence, celles de « la société française »). Dans la préface à sa "Cité antique", il affirme par exemple que c'est « l'imitation maladroite de l'Antiquité » par les révolutionnaires de 1789 qui a conduit à « la Terreur » de 1793.
Ce livre brillant explique « la disjonction du temporel et du spirituel » (véritable creuset, selon Fustel de Coulanges, de la liberté individuelle au sens de Descartes, d'où naît la société moderne et « la laïcité » au sens large du terme, consistant à « dissocier en l'homme le citoyen et l'être spirituel » (et « le citoyen », pour permettre « l'être spirituel »).
D'où un « dualisme » (à bien comprendre, et qui est un autre clin d'½il à Descartes), et qui est pour l'historien breton « le socle intellectuel des libertés publiques ». Et s'il était historien, Fustel de Coulanges était aussi un philosophe...
Selon lui, le « pouvoir » au sens large du terme, est « la capacité à se faire obéir ». Au sens strict, c'est « l'ensemble des dispositifs coercitifs » (par lesquels une société s'organise en vertu d'un principe d'autorité pouvant prendre des formes diverses).
L'Etat, pour Fustel de Coulanges, est une forme particulière d'organisation qui n'existait pas dans l'Antiquité. En effet, le concept d'« Etat » naît à l'époque moderne avec l'Anglais Thomas Hobbes (un contemporain de Descartes). Ce concept, comme l'indique Fustel de Coulanges, est issu d'une part, "d'un long processus de dissociation du politique et du religieux" et d'autre part, "d'une dissociation entre la société et son administration".
Fustel de Coulanges nous permet ainsi de rappeler que tout Etat, quel qu'il soit, est avant tout un dispositif. L'étymologie du mot « Etat » ("status, stare", « se tenir debout »)est héritière de la notion grecques de "polis" (le mot apparaît pour la première fois sous la plume de Machiavel). Quant à l'idée (car il faut rappeler que l'Etat est une idée, soit une construction intellectuelle), ainsi que le met en évidence dans ses ouvrages Fustel de Coulanges, elle était totalement étrangère aux Grecs.
En effet, contrairement à ce qu'ont souhaité faire croire les révolutionnaires de 1790 et 1792, la cité grecque n'était pas « un état », mais « une communauté de vie » soudée par des idéaux partagés par les membres de la communauté. Or, dans leur élan, les révolutionnaires ont préféré faire référence à Voltaire et à Rousseau, plutôt qu'à Descartes.
Rousseau critique l'absolutisme de Hobbes. Pour lui (qui est citoyen de Genève, et non Français), ainsi qu'il l'écrit dans son "Contrat Social" (Livre I, chapitre 6), « chacun de nous met en commun sa personne et sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale (...) cette personne publique qui se forme ainsi par l'union de toutes les autres prenait autrefois le nom de cité et prend maintenant celui de république ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres Etat quand il est passif et Souverain quand il est actif ».
Rousseau confirme ici l'idée de "dispositif" de l'Etat, et de dispositif "passif". Autrement dit, pour Rousseau, le peuple et l'Etat ne peuvent s'opposer directement. Aussi, l'idée de « contrat », chez Rousseau (comme chez Locke) induit-elle l'idée de « réciprocité ». Si l'Etat vient à abuser du pouvoir qui lui a été confié, le contrat est rompu et la résistance devient légitime. Car, et c'est un autre point soulevé par Fustel de Coulanges, l'Etat n'a de pouvoir légitime "que dans son domaine propre", soit le domaine public, autrement dit, il n'a aucune prise sur la sphère privée.
Le problème aujourd'hui est que nos sociétés sont complexes et qu'elles ne peuvent plus être pensées en termes de rapport population / Etat. Le problème est alors, ainsi que le pressentait cet autre penseur qu'est Tocqueville (analysant « la naissance de la démocratie en Amérique » pour mieux voir comment elle allait évoluer en France), que l'on n'imagine pas "de quoi est capable l'Etat". Ainsi que l'écrit Tocqueville, dans sa "Démocratie en Amérique" (1840) : « je pense que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera en rien de ce qui l'a précédée dans le monde (...). Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l'idée que je m'en forme (...) les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir puisque je ne peux la nommer ("De la Démocratie en Amérique", Tome 2, quatrième partie : « quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre »).
Ce que Tocqueville ne sait nommer en son temps est le totalitarisme du 20ème siècle. Il réside une confusion sur ce point. En effet, « le totalitarisme » n'est pas « le despotisme » (exercice arbitraire et oppressif du pouvoir), au sens où il respecte une certaine « logique » et où il répond à une certaine demande de la part du « peuple » (ou de « la population »). Ce que Tocqueville appelle « le despotisme bienveillant » et qu'Hannah Arendt dénonce dans son ouvrage intitulé "Le système totalitaire".
Dans ce livre beaucoup trop en avance sur son époque (et demeuré incompris pendant tout le 20ème siècle), Hannah Arendt explique « la propension totalitaire inhérente à la démocratie moderne ». Ce qui s'explique non seulement, selon elle, par les situations de déchéance matérielle brutale de certaines catégories sociales, mais aussi par une certaine détresse spirituelle (anomie).
La lecture d'Hannah Arendt permet de mettre en évidence que, dans nos démocraties modernes, nous désignons des dirigeants « pour assumer les charges politiques à notre place », puis nous leur reprochons « leur incapacité » (qui ne leur est, en réalité, pas imputable, et qui s'explique plutôt par « la faiblesse du système »).
Paradoxalement, ce sont les citoyens, soit les membres de cité (au sens grec du terme) qui doivent alors pallier à la faiblesse, par la conscience, la culture et l'éducation. Tocqueville le met en évidence, mais Rousseau plus encore, et avant lui. En effet, Rousseau écrit dans son "Contrat Social" (Livre III, chapitre 15) "que le sens de l'Etat est perdu sitôt que quiconque dit des affaires de l'Etat : « que m'importe »". L'indifférence est alors condition de la tyrannie (comme le formulait déjà Platon). Un état totalitaire est donc un état dont la légitimité repose sur une volonté populaire tenue pour infaillible et la catastrophe vient quand cette volonté populaire n'est pas (ou mal) éduquée. Ce qui explique que, selon Tocqueville, la notion d'« Etat-peuple » ne soit pas à l'abri du « despotisme ».
Cf. Fustel de Coulanges, "La Cité antique", Flammarion, Champs Classiques, 2009. Cet ouvrage est plus connu dans le monde anglophone où il fut un « best-seller ». Cf. par exemple : "The Ancient City : A Study of the Religion, Laws, and Institutions of Greece and Rome", Dover Publications, 2012.
Simon Alain