Après une longue carrière à la télévision à Paris et à Rennes, Michel Treguer est revenu vivre dans son Bas Léon natal où il se consacre désormais à l'écriture. Sur la notion d'identité, il a notamment publié "La Nuit celtique", "Aborigène occidental" et "Espèce d'homme!". Il nous donne aujourd'hui "GWIR", un livre (en français) aux éditions Yoran Embanner (distribution Coop Breizh).
[ABP] : GWIR, c'est à dire « vrai », et aussi « juste, conforme au Droit » en breton. Pourquoi ce titre pour votre dernier ouvrage ?
[Michel TREGUER] : Un peu par provocation, bien sûr, comme c'est souvent le cas pour un titre. Mais aussi pour essayer de sortir le débat franco-breton des ornières habituelles. Si les uns comme les autres s'enferment dans des attitudes qu'on sait inconciliables, on ne risque pas d'avancer. Jusqu'à la fin des temps, les Français accuseront les Bretons de "communautarisme". Les Bretons conscients répéteront que les Français ont tort, ce qui est vrai : mais pendant ce temps-là rien ne changera, et la Bretagne s'évaporera.
"GWIR", cela veut dire qu'il faut regarder la vérité en face. Les Français existent, les jacobins existent, ils pensent ce qu'ils pensent. Nous ne sommes pas d'accord avec eux, mais nous n'avons pas l'intention de leur couper la tête, « guillotine » n’est pas breton. Qu'est-ce qu'on peut faire néanmoins pour éviter la catastrophe ?
[ABP] : Vous écrivez que « l'attitude de la France à l'égard de le Bretagne est éminemment politique ». Que voulez vous dire ?
[Michel TREGUER] : En un sens, ce sont les Français qui sont les plus clairs. Ils ne veulent pas d'une Bretagne indépendante, ils le disent et ils prennent des mesures dans ce sens. Les Bretons voudraient bien préserver quelque chose qui s'appelle « la Bretagne », mais ils ne votent pas pour les partis indépendantistes ni même autonomistes. Ils se contenteraient apparemment de sauver un mode de vie, c'est-à-dire une culture bretonne.
Donc, l'attitude des Français est politique (parce qu'ils peuvent se le permettre), tandis que la réponse de la majorité des Bretons ne l'est pas (parce qu'ils ne veulent pas la guerre). La partie n'est pas égale, et à ce jeu on va droit à la disparition de la Bretagne. Que peut-on faire ?
Ici se place dans mon raisonnement un point philosophique. À l'inverse des marxistes et des jacobins, mais comme d'autres penseurs, je crois que la culture est plus fondamentale que les formes politiques. Personnellement, je me moque de vivre en France ou en Bretagne indépendante ou en Europe ou dans « les États-Unis d'Occident », s'il s'agit bien d'une démocratie qui me garantit toutes les libertés. Mais je me sens relié à mes ancêtres bretons, et la diversité culturelle est un trésor inaliénable de l'humanité. Aujourd'hui, tous les bretonnants sont bilingues et donc universalistes : tandis que les jacobins monolingues sont des communautaristes français.
Comme Roparz Hemon je pense que, si la culture bretonne est préservée, « le reste » viendra un jour : entendez une certaine forme d'autonomie. Tandis que si la différence bretonne disparaît, nous ne serons plus qu'une région de l'Hexagone comme les autres, et cette dégradation sera irréversible. L'intérêt de cette position, c'est que c'est une revendication qui n'est pas directement politique à court terme et que les jacobins pourraient donc accepter.
Reste donc à définir ce que c'est que cette culture bretonne que nous voulons préserver. À mon avis, sa première caractéristique, c'est d'être bilingue. Bien entendu, les Bretons qui ne parlent pas breton sont aussi bretons que les autres. Mais l'existence d'une langue non française parlée par une fraction de la population définit la Bretagne au moins autant que son histoire ; et sans doute davantage, parce que l'indépendance bretonne est morte il y a cinq cents ans, tandis que la langue bretonne existe toujours.
[ABP] : Avez vous peur de l'histoire ? En quoi est-il plus légitime de s'attacher à la langue de nos ancêtres qu'à leur l'histoire, au récit des malheurs et des succès qu'ils ont vécus ensemble et qui ont formé une communauté de destin ?
[Michel TREGUER] : Je n'ai peur de rien ni de personne ! Je cherche à être « malin », à trouver un chemin qui nous permette de rester nous-mêmes et vivants. A quoi sert « d'avoir raison » si c'est pour mourir sur place ? Il faut s’adapter à la réalité de la situation historique. Les Bretons ne sont pas prêts dans l’ensemble à revendiquer leur ancienne histoire de pays indépendant. Si vous demandez trop aux jacobins, si vous leur faites peur, vous n’aurez rien. Si nous nous limitons à demander un traitement décent de l’enseignement bilingue, nous l’obtiendrons peut-être. Et ce sera un grand pas en avant.
[ABP] : Vous pensez que l'on peut « sauver la Bretagne sans attenter aux fondements de la République ». Cela semble impossible puisque la République en question ne reconnaît aucune minorité nationale mais seulement « la Nation française ». Même si les langues minoritaires sont maintenant citées dans la Constitution, la culture et la langue françaises continuent de régner sans partage. Il semble impossible de faire admettre à une France qui ne soit pas fédérale la nécessité d'institutions bretonnes.
[Michel TREGUER] : Bien entendu, j'espère que la France changera. Mais ce n'est pas nous qui l'imposerons. La France changera si les jacobins comprennent eux-mêmes qu'ils ont tort. Et notamment s'ils s'aperçoivent qu'ils sont ridicules aux yeux du monde entier. L'Onu, l'Unesco et l'Europe ne cessent de faire des remontrances à la France sur le traitement de ses minorités, et il suffit de lire les réponses embarrassées du Quai d'Orsay pour constater que la France a de plus en plus de mal à justifier son fameux « modèle », voire à y croire elle-même. En attendant que le vent tourne en notre faveur (par exemple en nous rendant Nantes et la Loire-Atlantique), préservons l'essentiel pour que le jour venu il reste bien un peu de Bretagne à mettre dans des institutions bretonnes, et non pas seulement un fantôme vide.
[ABP] : Seriez-vous satisfait si l'enseignement du breton était généralisé dans l'enseignement ? ou bien demandez-vous aussi le droit à l'usage du breton dans la vie publique et les cours de justice?
[Michel TREGUER] : Ah, je sens que je vais vous étonner : je ne demande ni l'un ni l'autre, et même je suis contre ! Dans l'état actuel du breton, ce serait une folie inutile et coûteuse, hors du champ de la vérité, hors du champ « gwir », que de vouloir publier en breton tous les documents officiels : à peu près personne ne les lirait. Sur ce plan, les jacobins ont gagné, tout au moins provisoirement : « La langue de la République est le français ». On en reparlera peut-être dans cent ans, mais actuellement cela n'aurait guère de sens de remettre en cause cette réalité.
Quant à l'enseignement, imposer l'apprentissage du breton à tous les enfants, même à ceux dont les parents y seraient hostiles, déclencherait évidemment une nouvelle forme de guerre scolaire beaucoup plus dommageable que le consensus mou actuel. La bonne piste n'est pas de faire du breton un pensum obligatoire mais de le rendre « branché », à la mode, pour que les enfants et les parents réclament son enseignement ; d’en faire un moyen moderne d’accéder plus facilement au multilinguisme de la planète mondialisée.
Ma demande se limite donc à « un droit opposable » pour ceux qui souhaitent un enseignement bilingue : que tous trouvent effectivement une école adéquate dans leur voisinage. A la vérité, je voudrais même qu'il s'agisse d'écoles trilingues, breton-français-anglais, comme ont su le faire les Basques de l'autre côté des Pyrénées.
[ABP] : Mais pourquoi accepter, à l’inverse, l'enseignement obligatoire de l'histoire de France et celui de langues étrangères, plutôt que celui de la langue de nos ancêtres ?
[Michel TREGUER] : Je « n’accepte » rien sur le fond, mais je ne prétends pas détruire une forteresse avec une pelle à gâteau ! Tels sont les Bretons aujourd’hui. Je suis un démocrate. Si les Bretons changent dans le sens que vous souhaitez, je n’en serai pas attristé ! Cela dit, le breton n’a jamais été la langue que d’une fraction de nos ancêtres. Je ne veux donc l’imposer à personne. Je demande, en bon démocrate, que ceux qui le souhaitent puissent y avoir accès.
[ABP] : Si nos ancêtres parlaient breton ou gallo, il ne parlaient donc ni français ni anglais ; pourtant l'enseignement de ces langues est obligatoire, et ça ne semble pas vous chagriner ?
[Michel TREGUER] : Deux réponses. D’une part, il y a toujours eu aussi en Bretagne des gens qui parlaient français : notamment toute l’administration ducale ! D’autre part, il faut se dégager des rêves idéologiques et garder les deux pieds dans le réel. Des millions de gens parlent anglais et français. Chacun a le droit de défendre sa culture et de pousser ses idées, mais la démocratie consiste à accepter la loi de la majorité. Croyez-vous vraiment que, dans le monde présent, l’ensemble des Bretons accepterait qu’on rende le français et l’anglais facultatifs, et le breton obligatoire ?
Cela dit, n’égarons pas les lecteurs de cet entretien. Permettez-moi de rappeler que ma principale revendication est un enseignement décent du breton, pour les parents qui le demandent, dans des écoles bilingues ou trilingues.
[ABP] : Sans doute l'obligation est un faux débat. En Californie, aux États-Unis, les programmes des écoles sont cadrés par le gouvernement de l'État, mais le school district de chaque county conserve des possibilités d’adaptation. Ces territoires sont à l'échelle d’un « pays » breton, et le school district intendant est élu par les habitants ! Le résultat est que, dans les comtés à forte proportion d'hispanophones, les écoles sont bilingues anglais-espagnol. C'est en fait les parents qui décident via l'intendant qu'ils ont choisi. Oui, le bilinguisme à l'école est une décision locale par un élu. Comment faire pour obtenir en Bretagne un tel système de démocratie locale à des années lumière en avance sur l’uniformisation française ?
[Michel TREGUER] : En faisant annexer la Bretagne par les États-Unis ! Personnellement, je serais d’accord… (peut-être pas tous les militants bretons, d’ailleurs !) Mais nous sommes en France, où depuis l’Ère Secondaire les dinosaures ont gardé le contrôle de l’Éducation Nationale.
[ABP] : Aux Indes il y a une centaine de langue régionales qui sont aussi des langues officielles et il est intéressant de noter que cette diversité linguistique n'encourage pas les mouvements séparatistes, lesquels sont plutôt basés sur la religion que sur l'origine ethnique.
[Michel TREGUER] : Il faut donc emmener les jacobins se promener en Inde ! Il faut leur montrer tout le reste du monde ! Comme je le signale dans mon livre, même la Chine est plus ouverte que la France sur le plan linguistique.
Cela dit, en effet, si je limite ma revendication identitaire à une question linguistique, c’est aussi pour fuir l’accusation d’« ethnicisme » qu’un vilain menteur comme Jean-Luc Mélenchon ne cesse de nous jeter au visage depuis la tribune du Sénat. Quand j’assiste à des réunions de parents d’élèves Diwan dans l’école de mon fils, je me dis qu’il est vraiment monstrueux d’insulter ainsi ces gentils démocrates, en général de gauche.
[ABP] : Si les Catalans ou les Écossais vous avaient écouté, ils n'en seraient pas là. Sans un pouvoir politique catalan, la langue catalane aurait sans doute disparu.
[Michel TREGUER] : La Bretagne n’est ni la Catalogne ni l’Écosse. Vous me ressortirez cet argument le jour où l’UDB et le Parti Breton seront majoritaires dans l’Assemblée régionale ?
[ABP] : Merci vivement de nous avoir fait part de vos réflexions.
Philippe Argouarch