Les Français, est-ce un peuple ou (seulement) une population ?
Pour quiconque se penche aujourd’hui sur l’histoire de France, cette question préalable se pose. Elle s’était posée avec la loi Lamine-Gueye du 7 mai 1946, qui tendait à reconnaître comme citoyen français de plein droit tous les ressortissants des colonies et territoires d’Outre-mer. La décolonisation a permis de faire en sorte que la culture et la législation françaises s’inscrivent dans une continuité ouest-européenne. Les philosophes des Lumières et les théoriciens de la démocratie moderne ont passé leur vie a démontré que « l’esprit des lois » doit s’adapter à chaque peuple, à sa culture, à son climat, à son histoire, même si des valeurs morales abstraites ne sont pas inutiles.
Aujourd’hui, la question de l’existence d’un peuple français historique, doté d’une personnalité et d’une culture propres, se pose à nouveau. Les causes en sont diverses. Je pourrais évoquer la mondialisation, la construction européenne, l’immigration étrangère, le libéralisme sans frontière, le nomadisme des riches, les mutations professionnelles des classes moyennes…
Alors, histoire de France, histoire de quoi ? D’un peuple ? D’un territoire (lequel, d’ailleurs ?…) ? d’un État ? d’une nation ? Histoire de France, histoire de quoi ?
Pour mon « histoire de France, le point de vue breton » , j’ai choisi, dans le sillage de Hannah Arendt, de considérer la France comme un « espace public » . Résumons en quelques lignes une histoire de près de deux millénaires.
Cet espace public apparaît dans l’histoire européenne avec les Francs. C’est un ensemble hétéroclite de tribus germaniques, qui s’individualise dans le cadre de l’empire romain, puis de la chrétienté occidentale. L’aristocratie militaire franque se taille un royaume en Gaule, et se constitue ainsi un espace public spécifique, avec une organisation de type militaire. La Loi Salique, violente et machiste, en est l’illustration. Ce corpus législatif des Francs Saliens sera revendiqué en France au Moyen-Âge comme une référence politique.
L’espace public franc devient confus lors de la création de l’empire de Charlemagne. Les fiefs seigneuriaux et les territoires communautaires non contrôlés par les Francs créent leurs propres espaces publics, malgré les revendications impériales puis royales. La plupart des « Histoires de France » officielles ne doutent pas un instant de la véracité et de la neutralité des chroniqueurs francs qui relayent ces revendications. Aujourd’hui, les historiens en doutent.
À partir du XIe siècle, la notion de « bien public » apparaît. Le royaume devient une affaire publique et n’est plus la propriété privée d’une famille régnante. Sous Phillipe Auguste (1180-1223), le « roi des Francs » devient « roi de France » . L’espace public français prend une dimension territoriale et non plus seulement communautaire.
Lors de la Guerre de Cent Ans (1328-1453), un sentiment national français se forge sur le rejet des Anglais, considérés comme des étrangers.
Progressivement, le pouvoir royal s’assure d’un monopole administratif. La fin du XVIe siècle, après les guerres de religion, le pouvoir politique devient la référence principale, au détriment de la religion.
L’espace public français se veut homogène. Cette volonté d’homogénéité culmine lors de la révolution de 1789 avec l’invention du « citoyen » , « cet homme abstrait, né orphelin, resté célibataire et mort sans enfants » (comme le disait Ernest Renan). La puissance française devient à la fois un idéal d’État et la justification d’une mission planétaire. Cette mission planétaire passe par les guerres napoléoniennes et par la colonisation.
Sous la Troisième République, l’espace public français connaît son apogée. Mais tout s’effondre en 1940, d’une manière tellement abrupte qu’elle semble inexplicable. C’est « l’étrange défaite » . Après la guerre 39-45, l’espace public français se rétablit sur le mythe de la Résistance. Il oublie (un peu) son arrogance et tend à s’intégrer dans un espace public plus large, européen et mondial. Il y perd de son évidence collective et de sa référence identitaire.
Au XXIe siècle, au sein des univers refoulés dans la sphère privée, se développent des communautés qui, comme les Francs d’autrefois, structurent de nouveaux espaces publics. La France devient un archipel d’intérêts et de cultures. La dislocation de l’espace public français n’est pas, à proprement parler, une tragédie. Elle est le signe d’une évolution à la fois sociale, technologique et politique. Elle marque aussi la fin d’une période historique, celle de la Modernité, comme la Renaissance avait marqué la fin du Moyen-Âge.
Je laisse Hannah Arendt mettre la dernière touche à mon tableau de l’Histoire de France : « Depuis le déclin de leur domaine public autrefois glorieux, les Français sont passés maîtres dans l’art d’être heureux au milieu des ‘petites choses’ (…). [En France], le domaine public s'est presque entièrement résorbé et la grandeur a presque partout fait place au charme » . Pour la France, un cycle historique est sans doute en train de se terminer par cette « résorption du domaine public » .
Une nouvelle ère s’ouvre pour les nations autochtones. Ne pas se vouloir français, OK… Mais que veut dire aujourd’hui « être français » ? Il est important pour nous de le savoir, afin d’établir avec les tenants de la France, non pas un rapport de forces tapageur, mais un rapport de culture, un rapport d’intelligence et de sensibilité. Réfléchissons sur le long terme. Nous sommes peut-être dans la même situation que les Francs au sein de l’empire romain finissant, puis de la Chrétienté européenne…
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Jean Pierre Le Mat
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