Après avoir parlé de l'indépendance de la Bretagne et avoir reçu quelques volées de bois vert, passons à un autre thème : la souveraineté de la Bretagne. A partir de 1385, et systématiquement après 1417, les ducs de Bretagne se sont désignés comme ducs par la grâce de Dieu. L'année suivante, en 1418, le pape Martin V déclara que « le duc de Bretagne tient son pouvoir de la largesse divine, comme tout roi et prince » . Ce qui ne pouvait qu'énerver l'Administration du roi de France. Louis XI le reprochera à François II. Même s'ils étaient proches parents, chef de l'armée royale (comme le duc Arthur III), les ducs de Bretagne du XVe siècle se considéraient ainsi au même niveau que les rois. L'historien officiel du duché sous Anne de Bretagne, Pierre Le Baud, mentionna « Le duc était aussi bien dans son duché comme était le roi à Paris.» . On détourna le fameux adage de Jean de Blanot, juriste des rois de France, « le roi est empereur en son royaume » (1256) pour la non moins fameuse formule « le duc de Bretagne est roi en son pays » . Bref le duc de Bretagne était maître chez lui comme le roi de France l'était à Paris.
Mais entre les paroles et les actes, les ducs de Bretagne de la maison de Montfort (XVe siècle) se donnèrent-ils les moyens d'exercer cette souveraineté, c'est-à-dire d'exercer une autorité exclusive sur leur territoire, ce que les écrits contemporains nomment le Pays de Bretaigne ? On ne peut répondre que oui. Ces ducs refusèrent de prêter l'hommage lige au roi de France. Ils portaient une couronne à hauts fleurons (de type royal), frappaient monnaies d'or et d'argent à leurs effigies, entretenaient des relations directes avec des pays étrangers et signaient des traités avec eux (comme avec la Castille, la Norvège, la Hanse, l'Angleterre… et même et souvent avec le royaume de France), disposaient de leurs propres finances gérées par une Chambre des Comptes, de leur propre justice (avec des tribunaux allant jusqu'au «Parlement de Bretagne » ), de leur propre armée, de leurs propres conseils (Conseil d'Etat et Les Etats).
Mais on me dira que cette souveraineté reposant sur l'élaboration d'un Etat capable de l'exercer (ce qui correspond à la définition du juriste breton Louis Le Fur) ne fut qu'un feu de paille, qu'elle a été créée à partir de rien de l'imagination de quelques ducs et juristes de Bretagne à partir du milieu du XVe siècle, que ce ne fut qu'une tentative avortée. En fait, cette souveraineté remonte à bien plus loin. Les ducs de Bretagne jusqu'au milieu du XIIIe siècle se sont reposés sur une structure administrative d'origine féodale et ecclésiastique comme partout ailleurs. Le duc Conan III (mort en 1148) a tenté de réformer en s'appuyer sur Pierre Abélard mais il a échoué et les problèmes ont perduré : affaiblissements de l'Etat breton à cause du très jeune âge des souverains de Bretagne. Les ducs de Bretagne de la maison de Dreux (1231-1364) menèrent une véritable politique de restauration de leur souveraineté. Fabuleusement riches, très bien apparentés, ils encadrèrent leur duché, construisirent plus de 80 châteaux, réformèrent et modernisèrent l'Administration, les Finances, la Justice, l'Armée et firent de leur duché un pays redouté et redoutable. Le très autoritaire Philippe IV de France (celui qui fit exécuter les Templiers) osa envoyer en 1296 des enquêteurs en Bretagne pour savoir qui avait collaboré avec les Anglais, contre qui il était en guerre. Ce ne fut pas du goût du duc Jean II qui en 1305 montra sa volonté de s'allier aux Flamands révoltés contre le roi lors de la bataille de Mons-en-Pévèle. Le duc Jean III (mort en 1341) était si redouté qu'au début de la guerre de Cent ans, le roi d'Angleterre ne lui confisqua pas ses biens anglais alors que le duc le combattait aux côtés de son beau-frère, le roi de France. Ce dernier ne lui demanda jamais d'abandonner ses liens avec l'Angleterre. La nièce et héritière de Jean III, Jeanne de Penthièvre, était particulièrement jalouse de sa souveraineté. Elle était la duchesse de Bretagne et même vaincue par les Anglais et son cousin Jean de Montfort (Jean IV), à la bataille d'Auray en 1364, elle le resta. Elle avait refusé à la veille de la bataille la partition de la Bretagne : le Nord pour elle et le Sud pour Jean de Montfort. Pour elle, la souveraineté ne se partageait pas. Et Jean IV le savait. Jusqu'à la mort de Jeanne en 1384, il n'était duc. Jeanne avait de tels appuis, dans l'administration, dans l'armée, dans la noblesse bretonne, que l'on peut se demander si ce n'est pas elle qui détenait jusqu'à sa mort la souveraineté sur le duché. C'est bien pour cela que Jean IV ne commença à porter le titre de duc par la grâce de Dieu qu'après 1385.
Et après la défaite de Saint-Aubin du Cormier en 1488 ? Anne de Bretagne, reine de France, ne fut pas reine en son duché durant le règne de son mari, Charles VIII, mais elle fut restaurée complètement dans sa souveraineté par son second mari, Louis XII. C'était le prix à payer pour Louis afin d'épouser la fabuleusement riche Anne de Bretagne. Ce n'est pas parce que les rois de France s'étaient emparés, par mariage, du duché à partir de la mort d'Anne de Bretagne (1514), qu'ils obtinrent la totalité de la souveraineté sur la Bretagne. Une grande partie de l'autorité glissa en effet entre les mains d'une assemblée, les Etats, dominés par les élites bretonnes. Bien sûr les rois de France montèrent les dents, envoyèrent leurs troupes lorsque les sommes d'argent versées n'étaient pas suffisantes, lorsque les exigences financières royales amenaient des révoltes (comme en 1675 avec les bonnets rouges), mais les rois se cassèrent souvent les dents devant l'intransigeance bretonne. Louis XIV a pu hurler pour avoir une augmentation de la dotation bretonne, les Etats faisaient souvent la sourde oreille. Louis XIV comme Louis XV ont peut-être ordonné l'exil ou la dissolution du Parlement (chambre d'enregistrement des lois) de Bretagne, ils ont fini toujours par plier et rappeler les exilés. Le plus dangereux fut Louis XVI qui, à la veille de la Révolution, avait prévu une grande réforme administrative.
On peut se demander si la puissante et fabuleusement riche noblesse bretonne qui dominait les Etats n'a pas refusé la souveraineté de la Bretagne aux rois de France pour s'en emparer elle-même. Elle s'était débarrassée des ducs de Bretagne, après bien des vicissitudes pendant plusieurs siècles. Les rois de France, à la différence des ducs, étaient bien éloignés, faisaient de temps à autre (et encore) un petit tour en Bretagne et repartaient, comme des propriétaires qui visitaient un de leurs nombreux domaines. Etrange que Claude de France (duchesse de Bretagne de 1514 à 1523) ait cédé son duché à son mari le roi de France, François Ier, devant notaire comme si le duché n'était qu'une propriété privée, comme si le roi n'était intéressé que par les possessions en Bretagne de son épouse (ce que l'on nomme le Domaine ducal, un ensemble de terres, de châteaux et de droits qui dégageaient de confortables revenus), comme si le roi savait qu'il ne disposait pas de la souveraineté réelle sur le duché. Le comprit-il en 1532 ? C'est probable car il ne pouvait que voir la puissance fabuleuse de ses parents, les sires de Vitré-Laval, de Rieux, de Rohan, etc.
A la veille de la Révolution, cette noblesse détentrice à mon sens de la souveraineté refusa d'envoyer ses députés aux Etats Généraux. Quoi de plus normal pour elle ! Les envoyer signifiait reconnaître la supériorité politique des Etats Généraux du royaume de France sur les Etats de Bretagne ; c'était accepté que l'autorité sur la Bretagne soit exercée par une assemblée royale ; c'était renoncé à un très vieux compromis : le duc puis le roi détient la souveraineté, l'autorité, le pouvoir, mais seulement avec le concours, la collaboration, le soutien de Bretons, membres d'un Conseil, d'un Parlement ou des Etats.
La souveraineté sur la Bretagne n'était plus entre les mains des Bretons pendant les périodes de la Révolution et de l'Empire. Mais après ? Force est de constater que c'est un sujet très peu abordé par les historiens. Normalement, rien ne changea. Pourtant, on peut se demander si… L'élite bretonne, regroupée en grande partie, pendant tout le XIXe siècle, dans l'Association bretonne, disposait d'une énorme influence sociale, culturelle et politique. Elle rejeta non seulement Louis-Philippe (roi de 1830 à 1848), Napoléon III (1852-1870) et la III République jusqu'à la Grande guerre et même après. Qui alors disposait de l'autorité politique, de la souveraineté, sur la Bretagne ? Il est clair que les Administratifs français nommés en Bretagne faisaient très attention aux réactions des notables bretons.