De l'apparition du langage au breton, forme moderne du gaulois (ou via le gaulois)
Les Français doivent leur langue aux Romains, leur nom aux Francs. Demain peut-être, ils devront leur religion aux Musulmans. Voici 200.000, 40.000 et 8.000 ans, leur sol avait déjà accueilli les hommes de Neandertal, de Cro-Magnon et les constructeurs de mégalithes. Quelles langues parlaient tous ces gens là ? On s'y intéresse peu en France, peut-être en raison de l'extrême spécialisation de nos universitaires, peut-être aussi par peur de nos différences. Une peur apparemment contagieuse : Quelques rares familles, me disait à Lille un démographe algérien, ne parlant ni arabe ni berbère, savent commenter dans leur langue les dessins gravés ou peints sur les roches du Sahara. - Bien entendu, lui ai-je dit, vous vous hâtez de collecter cette mémoire avant qu'elle ne disparaisse. – Nous nous en gardons bien, m'a-t-il répondu. Nous sommes une toute jeune nation. Nous devons éviter de mettre en valeur nos différences. – En cela vous êtes bien à l'image de votre ancien colonisateur, lui ai-je répondu. Vous avez encore du chemin à faire pour vous dégager de notre emprise et découvrir vos richesses. Craignant perpétuellement de réveiller de vieux fantômes, les Français ont toujours hésité à revenir sur ce qui s'était passé sur leur sol depuis la préhistoire. Bien peu ont entendu parler à l'école de l'antiquité du basque ou du breton comme forme moderne du gaulois. Je vais pourtant m'aventurer sur ces terres, évoquant successivement l'invention tardive du langage, les avatars des langues celtiques sur notre sol, les particularités du breton et sa situation actuelle de langue peu répandue et mal défendue. Ce faisant je prendrai parti dans un certain nombre de querelles qui divisent les chercheurs des différentes disciplines. Une invention tardive de l'humanité Vous connaissez l'histoire de Kamala, cette petite indienne de huit ans découverte en 1920 avec sa sœur dans la tanière d'un loup. Malgré ses efforts, elle n'a jamais pu apprendre plus de cinquante mots. Or, si passé huit ans on ne peut plus apprendre un langage, a fortiori on ne saurait l'inventer. Apparu probablement comme l'agriculture en plusieurs foyers distincts, le langage fut inventé par de jeunes enfants. Les adultes ont pu ensuite le perfectionner, l'enrichir, mais ils ne l'ont pas créé. Il fallait, pour inventer le langage, disposer déjà de cordes vocales et d'une bouche très déformable. A quoi pouvaient servir de tels organes si l'homme ne parlait pas ? Tout simplement à chanter. Le chant a précédé le langage comme la danse a précédé la sculpture, le dessin l'écriture ou les feux d'artifice la poudre à canon. Nos ancêtres, pendant des centaines de milliers d'années, ont perfectionné leurs chants sans avoir l'idée d'y coder leurs pensées. Le chant était exaltation collective, enchantement, séduction. L'on avait un chant pour partir à la chasse, un autre pour les funérailles du chef, un autre pour souder le groupe. Faisant courir d'intenses frissons sur les flancs, certains chants poussaient à la fusion des corps, les meilleurs chanteurs ayant plus de chances de se reproduire et de transmettre leurs dons. Ainsi s'est lentement perfectionné notre organe vocal, préalable indispensable à l'invention du langage. Chanteurs magnifiques, nous pouvions produire des dizaines de sons différents, mémoriser des centaines d'heures de musiques, exprimer par des modes majeurs ou mineurs nos différents états d'âme, mais nous pensions sans nous aider de mots. L'art de tailler des haches, de percer des perles, d'édifier un abri ou d'allumer un feu s'enseignait seulement par l'exemple, avec les encouragements du regard. Ainsi l'art de laver dans la mer les patates douces jetées pour eux sur le sable s'est-il répandu à partir de 1952 chez les macaques japonais de l'île de Koshima. Une jeune femelle de 18 mois en eut l'idée, bientôt imitée par sa mère, par ses compagnes de jeu puis par l'ensemble du groupe. Un singe chanteur, tel était l'homme de Neandertal. Tel aussi en ses débuts celui de Cro-Magnon. Un jour cependant, quelques petits Cro-Magnon joueurs eurent l'idée d'utiliser leur chant pour coder ce qu'ils voyaient, ce qu'ils ressentaient : papa, maman, bobo, oiseau, fleur, soleil, pluie, chaud, froid, pierre. Papa et maman Cro-Magnon n'y ont rien compris. Ils avaient des enfants qui riaient tout le temps, étaient au courant de tout et chantaient étrangement faux. Cette invention, plus tardive qu'on ne le pense, a pu jouer un rôle majeur dans la façon dont l'homme de Cro-Magnon a supplanté celui de Neandertal, pourtant plus robuste et au plus gros cerveau. De ce caractère précurseur du chant par rapport à la parole et de la profondeur de son imprégnation, nous avons de multiples indices. Reprenant en accéléré le parcours de l'évolution biologique, puis de l'évolution humaine, tour à tour protozoaires puis poissons dotés de fentes branchiales, nos bébés une fois à l'air libre crient puis chantent avant de parler. Le bègue échappe à son handicap en chantant et c'est encore par le biais du chant que l'on peut rendre aujourd'hui la parole à certains aphasiques. La mémoire des chansons de l'enfance est la dernière à résister chez les personnes âgées. Bien des révoltes, dans notre histoire et dans celle des autres peuples, sont nées sans préméditation aucune de l'agitation provoquée par le retour de chants anciens. La présence d'aires vouées aujourd'hui au langage sur les crânes de Neandertal et de Cro-Magnon ne saurait être alléguée à l'encontre de notre thèse. N'ont-ils pas également des aires vouées chez nous à l'écriture et à la lecture ? Les aires aujourd'hui nécessaires au langage sont nées pour d'autres usages. Les Tra-la-la-lé-no, les Tra-dé-ri-dé-ra, les O-lo-lé des pâtres berbères et bretons nous renvoient à cette « musique de bouche » primitive qui avec quelques cris ou gémissements était seule à jaillir de nos poitrines. Chantée sur notre vieux mode pentatonique, une lamentation funèbre recueillie dans les îles Hébrides témoigne de la façon dont la parole a pu s'ajouter tardivement au chant primitif, lequel, transformé en refrain, est brièvement interrompu par quelques mots de souvenir lancés primitivement par tel ou tel : O Rion Eile O… O I I I O… O I I I Bo O Ro Ou O O O Rion Eile O… O I I I Bo… Alain cheveux noirs sa bouche parle doux Le vicomte Hersart de la Villemarqué, au début du 19ème siècle, a pu décrire en Basse Bretagne de tels épisodes de création collective, le groupe de chanteur tournant en rond pour se donner le rythme et répétant les phrases émises jusqu'à nouvel ajout de l'un ou l'autre des participants. Encore parlée en France et dans la péninsule ibérique, construite comme un mécano par agrégation de mots simples, la langue basque témoigne de ces temps paléolithiques. Le marteau y est pierre-frapper, le ciseau pierre-couper, le bâtisseur, concepteur de cavernes où pénètre le jour, homme-lumière… Voici 8.000 ans cependant, commencent les temps néolithiques. Arrivent de nouvelles populations maitrisant la culture et l'élevage. Les langues pré-indoeuropéennes puis indoeuropéennes se diversifient. Le basque est repoussé dans les montagnes. En Europe, en Palestine, au Maghreb, menhirs, dolmens, cromlechs témoignent d'une certaine unité de civilisation au sein de laquelle émerge l'hérétique Egypte. Le cairn de Barnenez dans la baie de Morlaix précède de deux mille ans les pyramides comme les menhirs précèdent les obélisques et l'oralité l'écriture. La Bible a conservé le souvenir de ces pierres et de ces cultes : Tu dresseras une pierre et tu ne la tailleras pas... Le Seigneur est mon rocher. Les langues qualifiées plus ou moins arbitrairement de celtiques à partir du 17ème siècle semblent avoir divergé très tôt des autres langues indo-européennes. Toujours parlées en Irlande, Ecosse, Pays de Galles et dans notre Petite-Bretagne, elles couvraient au début de l'ère chrétienne une immense partie de l'Europe du cap Finisterre à Ankara, ouverte à travers le commerce de l'étain ou de l'ambre aux apports méditerranéens. De là ces ruines puniques actuellement fouillées à Ouessant. De là aussi certains toponymes bretons d'origine vraisemblablement phénicienne : pays de Retz, pointe du Raz, mines d'Abbaretz. Les Vénètes, peuple de marins à l'origine de Vannes, sont apparentés aux Phénètes. Le nom de la Bretagne insulaire lui-même, Berit-ania, a sens phénicien de terre séparée, coupée de l'Europe, autre nom phénicien. Comme les Ksar berbères, nos ker prononcés ici ou là kaher ou kehar pourraient être apparentés aux car phéniciens. Car-thage, la Ville belle. Certains mots montrent la grande expansion des langues celtiques. Dun, forteresse a donné Dumbarton, London, Loudun, Verdun, Issoudun ou Berdun en Espagne. Bré, montagne a donné Méné Bré, Monte Bré, Brocéliande. Dour, l'eau a donné Douro, Douron, Dordogne, Durance. Konk, éperon fortifié a donné Concarneau, Conques, Cuenca. Sen Bois, a donné Vincennes, bois sacré, Sénart, bois de l'ours, etc. Saint Jérôme, le traducteur de la Bible en latin, note la similitude du galate parlé en Asie mineure et du gaulois parlé sur le Rhin. Même similitude entre le gaulois des Gaules et le breton de l'île de Bretagne. C'est dans cette île de Bretagne que partent se former pendant près de vingt ans les futurs druides gaulois, nous dit Jules César, et l'on ne s'étonnera pas de voir la grande île envoyer ses contingents secourir les Gaulois contre les Romains. C'est en gaulois que Saint Germain d'Auxerre prêche en Grande Bretagne contre les pélagiens. Cette civilisation celtique essentiellement orale, et ouverte de ce fait sur l'étranger, a pu dominer l'Europe et inspirer Pythagore. Elle était mal armée cependant pour résister aux invasions. L'une après l'autre, les déferlantes romaine, viking et jacobine l'ont fait reculer. La survie du gaulois Jules César a assassiné en Gaule tous les adultes, hommes et femmes, sauf quelques vieillards et enfants oubliés par les bois et les fossés, au point que nous avons perdu la langue de ceux que nous appelons nos aïeux écrit en 2001 Michel Serres dans Hominescence. Ils font le désert et appellent cela la paix disait au moment des événements le chef celte calédonien Galgacus. Faut-il prêter foi à l'interdiction du druidisme par Tibère puis au récit par Tacite (Annales XIV 29-30) du massacre des druides d'occident rassemblés en 60 après J.C. dans l'île de Mona (Anglesey) ainsi que de toute la population qui les avait accueillis ? Et comme la troupe hésitait à tuer femmes et druides, le général s'y est mis. L'équivalent de ce désastre serait aujourd'hui l'élimination physique non seulement de tous les diplômés d'un peuple, mais aussi de toutes ses bibliothèques et de toutes ses archives. Mais si la Gaule fut par ces divers gestes privée de ses élites, sa langue n'a pas complètement disparu. D'abord des centaines de mots gaulois survivent en français, même si nos dictionnaires préfèrent leur trouver des racines germaniques ou les disent bas-latins en se refusant à remonter plus loin. Les mots aise, alouette, braguette, bâche, balle, charrue, carriole, carrosse, cloche, craindre, engrenage, lotte, limande, chêne ou sapin viennent ainsi du gaulois. De même notre quatre-vingt quand le latin dit octante. En breton nous disons semblablement deux-vingt, trois-vingt et quatre-vingt. Ensuite, il ne faut pas oublier que ce sont des gosiers gaulois qui ont fait le français. Le latin disait Camera. Faisant l'essentiel du boulot, les Gaulois – pensez à nos Auvergnats – vont dire Tchiambera, Tchiambr. Le Franc, se contentant de clarifier la prononciation, dira Chambre. On ne peut rien comprendre au cheminement du latin vers le français si l'on ignore le gaulois. Si l'on ignore aussi que, très étrangement, le gaulois lors de sa disparition n'était pas accentué de la même façon dans les villes et dans les campagnes. Les mots Genava, Nemausus, Lugdunum, Bituriges, Eburicum vont ainsi donner suivant les lieux Gênes et Genève, Nîmes et Nemours, Lyon et Loudun, Bourges et Berry, York et Evry. Curieusement, le breton connaît lui aussi aujourd'hui deux accents différents, recoupant hier les différences de bêtes de trait. Le Vannetais, où dominait le bœuf, est resté fidèle à l'accent gaulois des campagnes. En Cornouaille, Léon et Trégor, où dominait le cheval, règne l'accent des villes, l'accent britannique. Enfin, si inouï que cela puisse paraître, la langue gauloise n'est pas morte. Elle est toujours vivante en France, et le restera tant que vivra le breton. Il s'agit en effet d'une même langue. Quittant l'île de Bretagne pour l'Armorique, les Bretons ont donné leur nom au morceau de terre qui les accueillait ; ils ont également donné leur nom à sa langue et le gaulois est devenu le breton. Je suis persuadé, écrit le professeur Falc'hun en 1981, que le dialecte vannetais, surtout au sud du Blavet, est une survivance gauloise peu influencée par l'apport breton, et les autres dialectes un gaulois simplement plus marqué par la langue des immigrés d'origine insulaire. (Perspectives nouvelles sur l'histoire de la langue bretonne, p. 530). Les danses et la musique propres au pays de Vannes également sont gauloises. On peut discuter sur l'importance de l'apport breton dans la langue gauloise. Le gaulois était encore vivant dans les campagnes armoricaines, comme dans beaucoup d'autres campagnes françaises, lorsqu'arrivèrent de l'île de Bretagne les premiers Bretons chargés par les Romains de la défense du littoral. Epousant des Armoricaines, ces Bretons n'apprécièrent pas forcément le gaulois truffé de latin de leurs compagnes. D'où, mythe ou réalité, ces femmes que l'on veut faire venir de l'île de Bretagne, Ursule et ses onze mille vierges. D'où aussi une sombre histoire de langues coupées... Eliezer ben Yehouda a connu de semblables hantises lorsqu'il voulut faire renaître en Israël une langue hébraïque non contaminée. Mais bientôt à ces soldats vont succéder des familles entières, menées par des chefs religieux. Implantant partout leurs Plou, leurs Treff et leurs ker, ces Bretons fuient à la fois l'île débauchée que décrit Gildas au 6ème siècle dans son De excidio Britanniae (Du déclin de la Bretagne), et l'île dévastée par les Saxons un temps contenus par les victoires d'Arthur. La population armoricaine, grâce à cet apport, va retrouver des élites parlant quasiment sa langue, chefs et prêtres. Venu du nord, cet apport aura du mal à dépasser Quiberon même s'il atteint l'estuaire de la Loire et la Galice où nos boat-people, ayant raté l'Armorique, fonderont un évêché. C'est dans le Vannetais, moins bretonnisé comme l'a souligné le professeur Falc'hun, que l'on peut le mieux qualifier la langue actuelle de dialecte gaulois. Une culture réduite à la mendicité d'exister Après les Romains les Vikings. Des bibliothèques bretonnes, galloises, écossaises ou irlandaises d'alors, il ne reste rien. Echappant aux incendies, les manuscrits emmenés au loin seront détruits ou regrattés lorsqu'il n'y aura plus personne pour les lire. On a cependant retrouvé à Leyde, pris dans une reliure, une page d'un traité de médecine du VIIIe siècle. C'est le plus ancien texte breton connu, de peu antérieur au serment de Strasbourg, premier texte français. Plus que jamais après ces destructions, la culture bretonne reste orale. Un gage de fidélité à toutes les nuances de la pensée, mais aussi un motif de fragilité. Les Bretons cependant s'enracinent dans la péninsule armoricaine. Se heurtant aux Francs venus de l'autre côté du Rhin, ils leurs disputent victorieusement Rennes et Nantes. La cour ducale qui a une frontière à défendre s'installe alors en pays roman. La Bretagne sera un pays bilingue. La perte de l'indépendance bretonne ne mettra pas fin à cette situation tant le breton est vivace, porté par une immense jouissance à le parler. Tout va changer cependant avec la politique de purification linguistique menée avec des hauts et des bas par la France au nom des Lumières. La seule réponse à faire aux revendications linguistiques bretonnes, c'est d'emprisonner tous ceux qui les formulent lâchera le 11 septembre 1932 un ministre du Travail. La langue bretonne devra subir, deux siècles durant, les assauts des hussards noirs de la République. Un écrasement délibéré. Une honte instillée. Pour être nommé recteur d'académie en Bretagne, jusque dans les années 50, il faudra prêter serment de lutter contre le breton. Dans les cours de récréation, les enfants sont invités à dénoncer leurs camarades s'exprimant en breton. Le dernier à se voir accrocher pour cette raison un sabot autour du cou pourra être chargé par le maître de nettoyer les WC en fin de journée. Ordre est parfois donné aux parents et grands-parents de ne pas parler breton à leurs enfants ; de là quelques cas de quasi enfants-loups qu'il m'a été donné de découvrir comme psychologue en 1960. Présentés comme des rustres, bons à coloniser, les Gaulois dans les manuels scolaires font les frais d'un même ostracisme. Pas un mot de la façon dont, vingt siècles avant Bonaparte, ils ont failli prendre le pouvoir en Egypte après avoir vaincu les Grecs et conquis une partie de l'Asie Mineure. Historiens, linguistes et archéologues ignorent la culture gauloise. Des exemples ? En voici deux. Un jour, évoquant la nasalisation, un professeur en Sorbonne la dit propre au français, au portugais et au roumain. On nasalise aussi en breton, observe un étudiant, histoire de signaler l'origine celtique de ce phénomène. Piqué, le professeur déclare ne s'intéresser qu'aux langues nationales ! - On nasalise aussi en gaélique, reprend l'étudiant et l'Irlande est une nation. – Si peu ! rétorque le professeur… En 1968, un zodiaque en ivoire de style égyptien est découvert à Grand dans les Vosges, dédié pour moitié au soleil, pour moitié à la lune. En 1993, décrivant cet objet faisant débuter l'année au premier novembre, un chercheur affirme que son graveur s'est trompé. Ainsi un archéologue en France peut tout ignorer du calendrier gaulois. Le Que-sais-je consacré à l'histoire du calendrier n'en souffle d'ailleurs mot. Dans un autre ordre d'idées, ni Barnenez, ni Carnac, ni Locmariaquer n'ont été jugés dignes à ce jour d'être proposés pour une inscription au patrimoine mondial de l'humanité. Le seront par contre quelques constructions décidées à Versailles pour la défense du littoral breton. Les Français toutefois n'ont pas toujours oublié leurs racines celtiques. La Convention envisage d'abandonner l'abominable nom de France pour celui de Gaule. La noblesse est alors dite franque et le tiers-état gaulois. Napoléon Bonaparte, qui ne se sépare jamais pendant ses campagnes des poèmes celtiques d'Ossian, crée le 30 mars 1804 l'Académie Celtique, future Société des Antiquaires de France. Il fait, près de Pontivy, cuber un menhir. Son neveu Napoléon III crée à Saint-Germain-en-Laye le musée des Antiquités nationales, fait fouiller Gergovie, Alésia et Bibracte et prononce à Rennes en 1858 un long discours en breton. Demogeot, auteur d'un manuel de littérature française abondamment réédité, s'étend longuement sur la langue et la littérature bretonne, reproduisant un chant du Barzaz Breiz. Georges Sand déclare le Tribut de Nominoë, autre chant de ce recueil, supérieur en poésie à l'Iliade. Les enfants bretons ne seront plus brimés pour les mots appris sur les genoux de leur mère affirme en 1942, avant d'entrer en Résistance, le préfet régional de Bretagne Jean Quenette, dans une lettre adressée aux prisonniers des cinq départements bretons. Le 2 février 1969, ayant choisi Quimper en Bretagne pour annoncer une régionalisation qui se fait encore attendre, De Gaulle cite quelques vers bretons de son grand-oncle, auteur du Réveil des Celtes. Le 8 février 1977 à Ploërmel, le président Valéry Giscard d'Estaing vit comme un choc sa rencontre avec sept personnalités du mouvement culturel breton : Comment se fait-il que cette culture celte, superbe, authentique… en soit réduite à la mendicité d'exister ? J'ai pu constater l'effet d'écrasement de notre volonté centralisatrice écrira-t-il plus tard dans Le pouvoir et la vie. De là la signature par l'Etat d'une charte culturelle dont continuent à bénéficier les associations culturelles bretonnes. Ainsi il est des heures heureuses où l'on ne demande pas aux Bretons d'oublier ce qu'ils sont, et où la langue bretonne, sœur ou fille du gaulois, n'est pas considérée comme une vieille guenille déparant l'identité française. Elle mériterait, dans toutes les écoles de la République, au moins quelques mots. Une langue à part Rédigé en 1464 par Jehan Lagadeuc et imprimé en 1499, un dictionnaire trilingue, breton-français-latin, permet aux lettrés d'avoir accès au breton. Et cette langue les intrigue. Elle ne dérive pas du latin ou du germain comme le français, l'italien, l'espagnol ou l'anglais. On la dit alors langue des anciens Troyens réfugiés en occident après la prise de Troie. Pour La Tour d'Auvergne, sacré par Napoléon Premier grenadier de la république, le breton est la langue d'Adam et Eve. Quand s'impose en 1786 avec William Jones la parenté des langues indo-européennes, le breton y figure avec le gallois, le gaélique d'Ecosse et d'Irlande, le cornique et le gaulois dans le groupe des langues celtiques. A Berlin, Madrid, Bruxelles, Londres, Harvard et parfois Paris, on ne saurait faire de la linguistique européenne en ignorant le breton. Tôt séparées des autres langues indo-européennes, les langues celtiques ne sont pas, comme l'anglais, le français ou l'espagnol, issues d'une transplantation. De là une certaine fraicheur peut-être aidée par un apprentissage préservé des contraintes scolaires. Il est étrange de voir la façon dont les bretonnants respectent des règles de grammaire souvent fort complexes tout en en ignorant la formulation puisque jusqu'à une date récente le breton n'avait pas sa place à l'école. Une anecdote illustre cette docte ignorance : Vous qui avez appris le breton dans les livres, vous allez satisfaire ma curiosité, me dit un jour une religieuse enseignante. J'ai bien repéré que nous avions trois articles en breton, ar, an et al. L'un doit être masculin, l'autre féminin, l'autre neutre, mais je n'arrive pas à voir au-delà. Ar serait-il masculin parce que l'on dit ar roched pour la chemise d'homme, an féminin parce qu'on dit an hiviz pour la chemise de femme, et al neutre ?- Ma sœur, ai-je répondu, la règle merveilleuse que vous appliquez sans jamais vous tromper n'a rien à voir avec nos chemises. Vous dites an devant les noms qui commencent par N,D,T,H ou une voyelle, al devant les noms qui commencent par L et ar devant les autres noms. La même règle vaut pour l'article indéfini eun, eur et eul. La simplicité est un premier trait de la langue bretonne. Le breton ne connaît que cinq verbes irréguliers, être, avoir, faire, aller et savoir, avec parfois au présent et à l'imparfait des formes de situation ou d'habitude qui n'ont pas d'équivalent en français et qui faisaient dire à mon professeur de latin à Paris que le breton avait trois verbes être et deux verbes avoir. L'orthographe bretonne est simple : toutes les lettres se prononcent. Nous ne saurions écrire comme en français Les poules du couvent couvent ni n'avons sept manières d'écrire tan-tend-tends-taon-tant-temps-t'en ou mai-mais-met-mets-mes-maie-m'ai. Il n'y a pas plus de règles d'accord pour les participes passés que pour les articles et les adjectifs ; en contrepartie de cette invariabilité, le pluriel, s'il est souvent irrégulier, s'entend toujours à l'oreille. Le breton de façon générale évite toute redondance dans l'information. Il n'y aura pas ainsi d'accord entre le pronom et le verbe, comme précisé plus loin, ni de pluriel après un nombre : le breton dira quatre cheval, deux œil. Par exception paradoxale, puisque le breton confond un et une, les nombres deux, trois et quatre s'accordent en genre : daou, tri, pevar pour les hommes, diou, teir, peder pour les femmes. Mais nous touchons probablement là du doigt à la naissance des nombres. Comme second trait, je retiendrai la musicalité. Le breton, du moins celui que l'on apprenait sur les genoux de sa mère et que l'on devrait pouvoir entendre à la radio ou à la télévision, est chantant. Nous avons vu plus haut comment l'article breton pouvait varier avec le mot qui le suivait. De même, comme en hébreur, une préposition va varier avec le pronom qui la suit. En français cela donnerait Aveclui, avegvous, avec soudure des deux mots. Le plus souvent cependant, lorsque deux mots sont liés, c'est le début du second mot qui s'adapte, ce second mot restant toutefois séparé du premier. Il pourra y avoir adoucissement de la consonne initiale, P/B B/F T/D D/Z K/G G/C'h M/V, spiration, P/F T/Z K/Ch, durcissement ou mutations mixtes. Ainsi, dans il m'aime, il t'aime, il l'aime, il nous aime il vous aime, il les aime, aime sera traduit par kar, gar ou c'har selon le pronom désignant l'être aimé. L'adoucissement éventuellement renforcé marque la présence du féminin, un peu comme si nous avions en français deux porcelets et deux bommes-de-terre, ou encore son bied pour le pied d'un homme et son fied pour celui d'une femme, ou encore un père béni, une mère vénie. L'adoucissement initial du second mot peut être plus ou moins poussé selon le premier : table, une dable, ma zable. Les adjectifs et les articles étant invariables en breton, les mutations sont pratiquement le seul signe du caractère masculin ou féminin d'un mot. Il s'agit d'une particularité étonnante des langues celtiques. Coulant de source pour ceux qui ont le breton comme langue maternelle, elles ne sont pas évidentes pour les autres ; mais le français est-il mieux loti avec ses liaisons mises parfois si mal à propos par nos présentateurs de télévision ? Un troisième trait pourrait être l'éloquence. Le Breton commence toujours sa phrase par le mot ou le groupe de mots le plus important, la forme fléchie du verbe venant en seconde position : Du café vous aurez ? On retrouve cela dans un français issu directement du gaulois : C'est un tournevis qu'il te faut ? Si c'est l'action qu'il faut mettre en valeur, on commencera la phrase par un infinitif, considéré comme un véritable substantif, la forme fléchie du verbe faire venant en seconde position : Payer ferai ma cotisation. Ce mode universel de conjugaison associant à l'infinitif le verbe faire est commun au breton et à l'égyptien ancien. Ainsi, selon ce sur quoi il veut insister, sujet, verbe ou complément, le Breton pourra dire : Vous paiera (l'on insiste sur le sujet, la forme verbale indiquant seulement la nature de l'action et son temps), Payer ferez (l'on insiste sur l'action, la forme verbale donnant la personne et le temps) ou Votre cotisation payerez (l'on insiste sur l'objet, la forme verbale incluant la nature de l'action, son temps et la personne comme en latin). Dernier trait qui a pu frapper les linguistes : le caractère primitif, voire enfantin de la langue. Ainsi un couple collectif-singulatif probablement fort ancien subsiste à côté du couple singulier-pluriel. Feuille, herbe, étoile, larme et bien d'autres mots sont en breton des collectifs. Pour désigner une feuille, une herbe, une étoile, une larme, on ajoutera au mot le son –enn. On retrouve dans cette façon de dériver le singulier du collectif celle dont l'enfant découvre l'univers : de l'herbe, une herbe, l'ensemble puis l'élément, herbe, herbe-une. Un autre trait certainement primitif est la simple particule, a, e ou o, servant à distinguer le verbe du nom, lancer et le lancer, pleuvoir et la pluie. Cette humble particule, lourdement traduite en latin par un pronom relatif, est à l'origine de l'abus français des qui et des que. Ces diverses particularités et bien d'autres font du breton un témoin précieux de l'histoire de la parole humaine. Comme l'hébreu ou le basque, le breton semble avoir plus que d'autres langues gardé trace de son jaillissement primitif. Alors que transplantés dans des gosiers étrangers le latin ou l'allemand ne cessaient de muter pour donner le français ou l'anglais, le breton est resté près de ses origines. Devenu Nantes en français, le Namnète de Jules César reste Naoned en breton. Devenu Vannes en français, le Vénète est resté Wened. Révélé en 1836 par Endlicher, un glossaire latin-gaulois du 5ème siècle nous donne treide pour pied et avalo pour pomme. Le breton dit toujours treid et avalou au pluriel. La situation actuelle du breton Quelques 850.000 Bretons, habitant la région, comprenaient et parlaient couramment le breton à la veille de la dernière guerre. Plus de la moitié savaient le lire, notamment les plus âgés. En 1990, selon l'INSEE, il n'y avait plus que 365.000 personnes dans la région à bien comprendre et parler le breton. Parmi elles, 247.000 âgées de 67 ans en moyenne l'avaient comme langue maternelle, 110.000 l'avaient appris par simple immersion dans le milieu et 6.000 l'avaient appris dans des cours privés ou publics. Quelques 61.000 personnes suivaient régulièrement alors les émissions radiotélévisées en breton, 235.000 occasionnellement. Que sont devenus ces chiffres en 2007 ? Les bretonnants de naissance ne doivent pas dépasser 120.000 et leur âge moyen doit approcher les 75 ans. Les bretonnants par immersion ont de moins en moins souvent l'occasion de causer avec les anciens. Il peut en rester 100.000 avec un âge moyen de 60 ans. Seul augmente le nombre des néo-bretonnants, mais une fois sortis de l'école, le milieu n'est guère porteur. Les langues peu répandues ont au moins un avantage, celui de la discrétion. Le Breton en joue parfois. Dans un magasin, un homme et sa femme voulant éviter l'entrée du commerçant dans leur conversation vont discuter en breton des prix et de la qualité. Dans un bureau parisien, un maire breton se heurte à un mur et va décrocher. C'est alors que pour l'encourager, debout derrière son chef, l'homme ayant sorti le dossier lâche un dalc'h mad - tiens bon - comme s'il éternuait. Le maire alors se reprend. Il aura sa subvention. un professeur de breton voit s'inscrire à son cours deux frères issus de l'immigration. Etonnement du maître. Et bien voilà, disent les frères, quand nous allons en vacances en Algérie, nos cousins parlent arabe entre eux et se moquent de nous ; en parlant breton tous les deux, nous pourrons leur faire la nique nous aussi. Quand le commissaire Le Taillanter interrogeant un membre du Front de Libération de la Bretagne voulait échanger discrètement avec un collègue, il le faisait en breton, situation cruelle pour quelqu'un qui s'est révolté précisément parce qu'on l'avait privé de sa langue. Ainsi le breton reste la langue d'une certaine complicité. Je pense qu'il lui faut conserver ce caractère. Qui dira parler breton dans un CV anonyme ne passera pas pour un Africain ou un Asiatique. On trouverait dans le passé bien des histoires usant semblablement de la confidentialité du breton. En 1501, par un chant vigoureusement poussé, un Breton prisonnier des Turcs signale les défenses ennemies aux 1200 marins de La Cordelière assiégeant Mytilène. En 1939, craignant de voir l'armée française utiliser le breton de semblable façon, les Allemands l'avaient enseigné à 200 officiers. Notre armée a préféré attendre la guerre d'Algérie pour reconnaître ici ou là au breton une telle utilité. Les Américains les auront précédés lors de la guerre de Corée, confiant leurs transmissions à 500 peaux-rouges d'une même ethnie afin d'esquiver l'écoute ennemie. Peu de personnes savent qu'au lendemain de la dernière guerre mondiale, le breton aurait pu perdre sa confidentialité et devenir la langue de la jet-society. Un groupe de linguistes anglais planchait alors sur la future langue mondiale. Retenir l'anglais, le français, l'espagnol ou le russe, c'était pour eux aurait donner à une grande puissance un avantage trop colossal sur les autres. L'espéranto ne privilégiait personne, mais il lui manquait le polissage des siècles ; il vient difficilement sur les lèvres. Restait à retenir la langue d'un petit peuple, une langue si possible musicale, claire, concise, logique, sans verbes irréguliers, sans règles complexes, à l'orthographe évidente, utilisant des racines déjà répandues sur la planète, apte à former de nouveaux mots. Quantité furent examinées, nationales ou non. Le groupe a aimé la musique du maori, mais déploré l'étrangeté de ses racines. Au terme de son inventaire, le groupe donna la palme au breton… et ne fut pas pris au sérieux. Faute d'un choix explicite, l'anglais – et ce n'est pas forcément un avantage pour cette belle langue d'avoir été livrée à tous les gosiers du monde – a conquis inexorablement la planète… Chaque année disparaissent dans le monde 25 langues sur 5000 écrivait Claude Hagège en 2000 dans Halte à la mort des langues. Le breton dès le début du 19ème siècle est dit menacé. Emile Souvestre publie en 1835 Les derniers Bretons. Villiers de L'Isle-Adam évoque en 1837 une lente agonie. La Villemarqué en 1845 compare les Bretons trompés dans leurs espérances à un père devenu fou qui berce en chantant son enfant mort depuis longtemps. Ceux qui au nom d'une certaine idée de la France ont voulu hâter la disparition du breton ont eu tort. Il n'y a pas lieu de s'étendre là-dessus. L'étau n'a été que partiellement desserré. Il est plus inoffensif d'admettre le breton sur les panneaux routiers, les plaques de rue ou comme matière à option dans les écoles qu'à la radio ou à la télévision. Pour lui ouvrir d'ailleurs la porte des écoles, on a exigé une unification artificielle de la langue, négligeant la musique si particulière du vannetais. Cette ouverture fut tardive et l'enseignement fut confié à des enseignants professionnels ayant rarement le breton comme langue maternelle. Que n'a-t-on sélectionné dans chaque canton, quand il en était encore temps, les anciens capables de transmettre correctement aux enfants la musique et l'éloquence de la langue ! Absent des médias et des conversations dans la rue, le breton est donc sur nos routes et dans nos écoles. Simple hommage posthume ? La réduction du nombre des langues est conforme au sens de l'histoire observait Staline. Pour autant, disait-il aux Russes, il ne faut pas accélérer ces disparitions. Il faut bien au contraire cultiver la multiplicité des langues et en extraire le meilleur avant qu'elles ne disparaissent. Ignorant apparemment la façon dont le russe commençait à polluer les différentes langues de son empire, Staline avait raison ; mieux vaut laisser les langues mourir de mort naturelle. Il sera toujours difficile de faire le deuil d'un être assassiné.
Conférence prononcée au Rotary club de Rennes par Loeiz LAURENT le 12 mars 2007