La plupart des mouvements bretons et la plupart des partis représentés au Conseil régional, à l'exception de l'UMP, avaient appelé à manifester samedi 3 juin dans les rues de Rennes, pour « vivre et décider notre culture en Bretagne » . Le président de région Jean-Yves Le Drian avait lui-même fait une déclaration demandant le transfert de compétences, un des thèmes de la manifestation.
Une manifestation sous le soleil, qui a réuni beaucoup de monde. Mais combien ? Les chiffres varient de 1500 à 10 000 selon les sources !
Dès 16 h 30, les forces de l’ordre donnaient à ABP une première estimation de quelque 5.000 manifestants. Les organisateurs de la manifestation que nous avons contactés estimaient avoir rassemblé entre 7500 et 8000 personnes. Dans sa newsletter de 20 heures, l'ABP annonçait 10 000 personnes. (Ce compte était basé sur la longueur du défilé et sa densité).
Cacophonie et cacovision
La chaîne de télévision d'État France 3 Ouest est le premier média à annoncer un chiffre dans son édition du 19-20 : le présentateur sur le plateau précise « 1500 militants de la cause régionaliste » . Malgré un beau reportage consacré à l’objet du mouvement, France 3 donne une évaluation farfelue de la participation comme si ceux qui avaient fait le reportage et ceux qui avaient décidé du nombre n'étaient pas les mêmes... Le chiffre est d'autant plus surprenant que la dépêche de l’Agence France-Presse (qui annonce 4000 manifestants) avait été diffusée sur le site Internet de France 3 Ouest, deux heures avant la diffusion du 19-20. La cacophonie ne viendrait-elle pas du fait que certaines informations viennent d'en bas et d'autres d'en haut ?
Le silence des journaux : place aux matchs de foot et à la pêche aux bigorneaux
Dans leurs éditions du dimanche, les deux quotidiens Ouest France et Le Télégramme accordent leurs violons : "3000 personnes" étaient présentes dans les rues d'après eux.
De toute évidence Ouest-France a traité cette manifestation avec partialité. D'abord avec un article dans son édition du dimanche (la moins lue de la semaine) dans toutes les éditions, puis un entrefilet de quelques lignes dans l’édition Ille-et-Vilaine de lundi 5 juin, dans laquelle la rédaction se défend d’avoir mal compté les participants. Certains ont affirmé sur l'internet que le fait qu'un journal donne un nombre de manifestants inférieur à celui de la police serait une première en France !
Le Télégramme n'a pas mieux traité l'actualité de ce samedi. L’article en page Bretagne dans l’édition du dimanche semble être calqué sur le papier d’Ouest France. L’un comme l’autre sont publiés en bas d’une page de gauche. Ont-ils commencé à mutualiser leurs articles ou agissent-t-ils de conserve pour désinformer ? Un mensonge est certainement plus audible quand il est partagé par les deux journaux qui couvrent la région. Très troublant.
Comment une manifestation, où sont présents des sénateurs, des conseils généraux, des maires et des milliers de personnes, peut-elle être traitée d'une manière aussi cavalière ? Que des élus aient ceint une écharpe noire et blanche est en soi une actualité extraordinaire. Elle a été censurée. Sans doute trop révolutionnaire en soi. Trop dérangeante. La liberté de la presse dans ce pays s’arrête où commence la raison ou l’intérêt de l’État.
L'exception française c'est l'interférence de l'État
Comment peut-il en être autrement ? L’État contrôle déjà 40 % de l’audience télévisuelle, 20 % de l’audience radiophonique (France télévision, radio France, etc..) soit un apport de 3 milliards d’euros. La presse reçoit une aide totale de 2 milliards d’euros (2005). Cela comprend des réductions de tarifs SNCF (8 millions en 2005), des aides au portage, à la distribution, aux cotisations sociales des porteurs et des salariés de la presse, à la modernisation sociale (8 millions 2005), et les subventions directes à la presse politique. Tous ces chiffres sont dans le petit livre Les médias en France de Jean-Marie Charon (édition 2005). On peut y lire aussi ceci : La place et le rôle de l’État dans les médias font figure de singularité française : un ministère spécifique dit de la Communication en assure la tutelle. Il dispose d’une administration : la direction du développement des médias (DDM) dont il partage la conduite avec le Premier ministre lui-même. Tout cela se passe comme s'il n'y avait pas de législations européennes interdisant aux États de soutenir artificiellement une industrie ou une autre (l'Allemagne et le Royaume-Uni ont cessé toute aide à la presse). Tout cela se passe aussi comme si le déficit du budget de l'État n'était pas déjà de 33 milliards d'euros. Le citoyen breton non seulement paye en tant que contribuable, pour que l'on le désinforme — mais en plus il fait payer ses enfants. Comme chacun sait, ce sont nos enfants qui devront rembourser la dette nationale.
La presse quotidienne française est un peu comme le bassin minier lorrain, maintenu en vie artificiellement par le gouvernement Mitterrand, à coups de milliards au début des années 80. Un gaspillage monumental au nom de l'emploi — mais qui ne fut qu'un sursis inutile au frais des contribuables. France soir a perdu 1 million de lecteurs depuis 1960, mais on a réouvert la mine comme si de rien n'était.
Ignorer, amalgamer ou démoniser
Quand le 12 mars 2004, Ouest France déclare que c'est l'ETA qui a fait sauter les 3 trains à Madrid avec des explosifs volés a Plévin (Bretagne) par un commando ETA-ARB, cela sert les intérêts de l’État français et de l’État espagnol. Quand, depuis 50 ans, le Télégramme comme Ouest France martèlent que les nationalistes bretons sont des anciens collabos, cela sert les intérêts de l’État. Quand ces mêmes journaux insinuent dès le lendemain de l’attentat mortel de Quévert, que les coupables sont l’ARB, ils servent les intérêts de l’État. Quand Ouest France et le Télégramme font d’un rassemblement de 8000 ou 10 000 personnes à Rennes une réunion de quelques "pèlerins" — pour reprendre la fameuse phrase de Chevènement à propos des manifestations régulières en Bretagne sur les thèmes de la culture, de la langue et de la réunification — ils servent les intérêts d’État. Mais cela ne sert ni la vérité, ni l'intérêt des citoyens, sûrement pas l'intérêt de la Bretagne, et à long terme, certainement pas l'intérêt de la France.
Au Grand-Ouest rien de nouveau
L'ABP a reçu des copies de lettres adressées au Blog d’Ouest France modéré par Didier Pillet. À ce jour ces lettres n'ont pas été publiées. La liberté de ce blog s'arrête-t-elle là où commencent les intérêts du journal ? Il y a des débats que l'on ne veut pas ouvrir — comme ceux qui remettent en cause son employeur. Tout le monde avait applaudi le récent et courageux édito de Didier Pillet sur la culture bretonne. On aurait pu croire que ce journal avait changé. Or, la façon de relater la manifestation de samedi à Rennes renoue avec le manque de professionnalisme et les pratiques douteuses en marge de la déontologie de la presse, du genre rapporté par Libération (voir le site) .
Philippe Argouarch