Et oui, la Bretagne est riche. Le territoire (bien sûr les cinq départements bretons) représente une richesse créée (le fameux PIB) d’un peu plus de 110 milliards d’euros – nous n’allons pas chipoter pour quelques milliards -, soit un peu plus que la Slovaquie. Elle est riche et l’a toujours été. Le problème est de savoir si elle a su ou pu en profiter.
Une situation géographique idéale
La Bretagne est riche de par sa situation géographique. Elle ne se situe pas à la périphérie de l’industrieuse Europe mais à son entrée. Ces ports, sur ces trois façades maritimes, ont toujours été considérés comme vitaux par les navigateurs-marchands : on pense bien sûr à Nantes, Saint-Nazaire, Lorient, Douarnenez, Brest, Roscoff, Saint-Malo. Mais on serait surpris en le regardant aujourd’hui d’apprendre que le petit port d’Argenton, dans les Abers, était un port très dynamique au Moyen Age, un havre connu de tous ces navigateurs qui voulaient descendre du Nord de l’Europe vers le Sud. Le passage du Fromveur, entre les îles (Molène, Ouessant) et le Conquet a constitué des sources de revenus quasi inépuisables pour les vicomtes de Léon – qui ont obligé par trois fois le plus puissant souverain d’Europe, Henri II d’Angleterre (mort en 1189), à venir les soumettre – et pour les ducs de Bretagne qui avaient racheté morceaux après morceaux à partir de 1240 les possessions de ces vicomtes. En 1294, les navigateurs marchands pro-anglais (Bayonnais et anglais) et pro-français (normands) engagèrent une bataille navale à cet endroit pour savoir qui avait le droit de passer le premier ; cette bataille fut le prélude de la guerre de Cent ans.
Une richesse remontant à la plus haute antiquité
Avant 1400, il est difficile faute de chiffres d’avoir une idée précise de la richesse de la Bretagne. Les historiens bretons et d’ailleurs se risquent guère à étudier l’histoire économique de la Bretagne avant le XVe siècle. On a des indices bien sûr, beaucoup d’indices. On sait que les mines d’étain de l’Armorique, si précieuses pour la fabrication du bronze, étaient aussi importantes que celles d'Outre-Manche. Les Phéniciens bloquaient vers le IVe siècle av. J.C. les colonnes d’Hercule (détroit de Gibraltar) empêchant tout autre navire que les leurs de remonter par le Golfe de Gascogne pour atteindre ces fameuses mines. Les Vénètes, ce peuple qui a donné son nom à Vannes, habitant le Sud de l’Armorique, subirent une défaite navale en 56 avant JC face à la flotte romaine envoyée par César. Cette défaite n’est pas anodine. Il fallait pour Rome vaincre ces Vénètes, dominés selon César par des marchands navigateurs, pour contrôler les routes et les accès maritimes en Gaule et aussi en Bretagne insulaire. L’échec vénète fut une des causes essentielles de la défaire gauloise. Les archéologues ont trouvé des traces de la richesse bretonne, en 2007 le trésor de Laniscat (22) composé de 545 pièces d’électrum (alliage d’or, d’argent et de cuivre) frappés par les Osismes, peuple de l’Ouest de l’Armorique. Ils ont découvert aussi d’énormes trésors datant de la fin IIe-IIIe siècles : 16 368 monnaies pour le Trésor de la préfecture à Rennes, 22 000 pour celui d’une villa de Plouhinec chez les Vénètes.
Les indices au Moyen Age
Et pour le Moyen Age ? Les testaments des grands seigneurs et des ducs révèlent des fortunes considérables. Le testament de Jean II (mort en 1306) fait un mètre carré. Je me suis amusé à convertir ses legs en or, et cet or en euro d’aujourd’hui… et le résultat n’est que de 200 millions d’euros. Bof ! Pour un des princes les plus riches de l’Occident chrétien, c’est franchement pas terrible ! L’argent n’est donc pas le critère à suivre car sa valeur varie tellement. Au temps de la duchesse Constance (morte en 1201), 100 livres correspondaient à une énorme somme. Sous Jean II, le duché de Bretagne fournissait à son duc environ 30 à 40 000 livres. A la fin du XVe, c’était dix fois plus. En fait, pour moi, le principal critère est la pierre. Lorsqu’Anne se maria avec le roi de France Charles VIII (en 1491), la Bretagne comptait plus de 300 châteaux de pierre, dont le château de Fougères, aujourd’hui considéré comme le plus grand château-fort d’Europe. Françoise de Dinan, gouvernante de la duchesse, en avait 40. Son cousin, Jean de Rieux, tuteur de la duchesse, en avait autant, tout comme le vicomte de Rohan. Ce dernier était si riche et si puissant – on dit qu’il avait le tiers de la Bretagne – que des princes de la maison royale de France cherchaient à s’allier avec lui. C’est ainsi que le roi François Ier est un ¼ breton puisque sa grand-mère est Marguerite de Rohan. A l’époque d’Anne (1477-1514), et cela depuis bien un siècle, la Bretagne commençait à se couvrir de manoirs – aujourd’hui on en compte entre 10 et 15 000 -, d’églises, de chapelles. Toutes les cathédrales bretonnes (Saint-Pol-de-Léon, Quimper, Vannes, Nantes, Rennes, Dol, Saint-Malo, Saint-Brieuc, Tréguier) avaient été construites, comme certaines basiliques (Le Folgoët par exemple).
Un territoire parmi les plus riches d’Europe
On commence donc à avoir des chiffres à partir de la fin du XVe siècle. La Bretagne est alors parmi les principales puissances maritimes de l’époque. Pierre Landais (mort en 1485), principal conseiller du duc François II, semble avoir voulu en faire une Thalassocratie, à l’égal du Portugal (qui était en train de conquérir les côtes africaines sous la conduite de l’amiral du Portugal, le breton Jean Coatalem), la Castille (qui en 1492 fera la découverte de l’Amérique), la Hanse dont le pouvoir domine toute la Baltique, la Bourgogne-Flandre et bien sûr l’Angleterre. Ce n’est pas pour rien que François II se remaria avec Marguerite de Foix-Navarre, cousine germaine des rois d’Aragon, de Castille, de Portugal, de Naples. Ce n’est pas pour rien qu’Anne de Bretagne fut fiancée au prince héritier d’Angleterre. La Bretagne était alors un territoire qui comptait. Le duc Jean V (mort en 1448), totalement paranoïaque – il est vrai qu’après avoir été kidnappé, dans sa prison il était menacé de mort par ses geôliers tous les jours – avait protégé, après sa libération en 1421, son duché de la guerre de Cent ans qui prenait fin, au prix de bien des compromissions. Alors que la France était ravagée par la guerre, la Bretagne prospérait.
Cette richesse permit à la duchesse Anne de mener grand train lorsqu’elle devint reine. C’est avec elle que débutèrent les collections royales de pierres précieuses, qui devinrent après le règne de Napoléon Bonaparte les plus importantes du monde (il est vrai que celles des princes indiens n’étaient pas mal…). Lorsque François Ier devint usufruitier du duché, il voulut plus d’argent de la Bretagne… et ses cousins, les grands seigneurs bretons, le lui en donnèrent beaucoup… mais François en voulait davantage, sa cour, ses guerres, ses tournois, ses rançons, ses habits, ses bijoux, ses maîtresses coûtaient cher. Et un moment, les Bretons lui dirent non, qu’il devait se contenter du fouage (impôt sur le revenu) habituel et surtout des revenus du Domaine ducal (un ensemble de droits, terres, places-fortes parmi les plus considérables de son royaume). François Ier se fâcha et expédia ses agents en Bretagne pour « mieux administrer la Bretagne » , et sa brave épouse, Claude, duchesse de Bretagne à titre personnel, lui céda tous ses biens… et ceux de sa sœur, Renée – il est vrai que l’amour est aveugle.
Et là l’époque moderne, ce fut l’âge d’or
Les guerres de religion provoquèrent bien des ravages au XVIe siècle en Bretagne. Mais la Bretagne prospérait : les ports étaient ouverts et les flottes bretonnes partaient à la conquête de l’Océan Atlantique. Jacques Cartier, malouin, découvrit le Canada. On commençait à bien pêcher du côté de Terre Neuve. La mer, les rivières, l’agriculture, l’industrie formaient alors un tout. La Bretagne était une grande région agricole, une grande région textile –peut-être une des premières d’Europe -, une grande région charbonnière (avec ses hauts-fourneaux). On était très actifs sur les rivières bretonnes. Dans la région de Carhaix, on débarquait les marchandises venant des ports de la Bretagne du Nord pour les embarquer sur d’autres bateaux en direction des ports du Sud. Brest et Lorient furent construits. Richelieu investit personnellement en Bretagne. Fouquet, issu d’une grande famille parlementaire bretonne, devint ministre des finances de Louis XIV. Sa stratégie pour la France était tout en se reposant sur les structures économiques de la Bretagne de développer le commerce vers l’Atlantique, vers l’Ouest. Il fut arrêté par son goût du luxe, par la jalousie de Colbert dont la politique était plus continentale, par l’ambition de Louis XIV, qui lui ne voulait qu’une chose, de l’argent pour ses guerres, sa cour et ses très nombreuses maîtresses.
Louis XIV et Colbert firent emprisonner Fouquet et décidèrent que la Bretagne était riche et qu’elle pouvait payer plus. Et franchement ce n’était pas faux. Dans la région du Haut-Léon (Saint-Thégonnec, Guimiliau), la moindre paroisse faisait alors édifier des églises magnifiques (voir le circuit des enclos). Il est vrai que les Léonards pouvaient se le permettre. Leur production textile était une des plus considérables d’Europe. Louis XIV et Colbert firent augmenter les taxes malgré les droits et privilèges de la Bretagne, et ce fut la révolte des Bonnets rouges (1675) dont on ne connaîtra jamais réellement le déroulement exact et même les conséquences puisque les archives furent détruites sur ordre du souverain. Louis XIV en profita pour réprimer… assez sauvagement afin de montrer sa puissance. On dit qu’il mit fin ainsi à l’âge d’or de la Bretagne. J’ai du mal à y croire car peu après sa mort (1715), la Bretagne restait encore et toujours riche. Elle bénéficia largement du commerce triangulaire : Nantes et Saint-Malo était des ports négriers et Lorient était le siège de la richissime compagnie des Indes. J’ai découvert qu’un habitant de mon village dans ce XVIIIe siècle laissa à sa mort une fortune de plus d’un million de livres. Le comte de Toulouse (mort en 1737), amiral de Bretagne, fils légitimé de Louis XIV, disposait de la 6e fortune de France, avec 14 millions de livres. Là où je réside, des centaines de maison furent construites en pierre, avec escalier en pierre dans des tours. Et la Bretagne possède de milliers de belles maisons en pierre datant de cette époque.
Le renouveau de la fin du XIXe siècle
Et la Révolution ? Bien sûr, le blocus continental ruina le Grand commerce ; les ports et l’économie bretons souffrirent énormément. Bien sûr, après 1815, il est vrai qu’il ne resta à la Bretagne que son agriculture et encore en triste état. Tout cela est vrai. Toutefois, il faudrait faire une grande étude pour connaître qui furent les bénéficiaires de la vente des Biens nationaux, ces biens confisqués à partir de 1790. Il faut mentionner aussi que s’ils ont été spoliés par la Révolution, les nobles bretons ont retrouvé vers 1830 beaucoup de leurs biens et ont reçu de fortes indemnités, ce qui leur permet de vivre confortablement dans des hôtels particuliers urbains à Rennes, à Nantes, à Paris, mais aussi dans des châteaux modernes. Au XIXe siècle, rien que dans l’Ille-et-Vilaine, le Finistère, le Morbihan et les Côtes d’Armor, 130 châteaux sont agrandis, 180 reconstruits et 260 tout simplement édifiés.
A partir de 1880, on sait soulever les piles de draps pour trouver les rouleaux de Louis d’or, surtout chez les Juloded, cette aristocratie paysanne léonarde, afin de se moderniser, d’acheter des animaux. Les communaux ont disparu. Les landes ont été réduites de moitié (ne reste que 250 000 hectares) laissant place aux prairies et aux céréales, surtout le blé et de moins en moins le sarrasin. L’élevage breton en 1914 est impressionnant : 10 % du porc élevé en France, 14 % des bovins, 12 % des chevaux, et la qualité est au rendez-vous, si bien que les Bretons exportent. De Saint-Malo à Cancale, de Paimpol à Lézardrieux et de Roscoff à Saint-Pol-de-Léon, ce ne sont que beaux jardins de choux, d’artichauts et d’oignons, produits acheminés vers les villes et vers Paris et même vers l’Angleterre. Dans l’industrie, en 1880, la Bretagne a quasi le monopole de la conserve de sardines, de thons et de légumes. Les entreprises des familles Chancerelle (aujourd’hui Connétable), Cassegrain (fondée en 1861), Saupiquet (1877), Henaff, fournissent du travail aux soudeurs-boîtiers, mais surtout à des milliers de femmes et de jeunes filles. La Bretagne devient le royaume de la construction navale, de la chaussure, du biscuit avec LU (Lefebvre Utile) et BN (Biscuiterie nantaise).
L’union fait la force
Cependant, si l’industrie n’est guère aidée par l’Etat, qui préfère les usines de l’Est utilisant le charbon lorrain, si la construction navale connaît de multiples crises, que les hauts-fourneaux bretons ferment les uns après les autres, l’agriculture bretonne se modernise et s’organise. Des aristocrates, des abbés, des paysans fondent et développent de vastes structures mutualistes dont sortiront nos banques, nos coopératives et nos mutuelles. Malgré la crise des années 1930, malgré la Seconde guerre mondiale, elles sauront accompagner la modernisation nécessaire à la reconstruction de la Bretagne que la guerre a ravagée, pour éviter la famine. Les Bretons des milieux économiques, culturels et politiques sauront se réunir dans le CELIB pour pousser à de grands travaux d’équipement, d’électrification, de communication, et permettre une nouvelle industrialisation de la Bretagne. La Bretagne retrouve alors sa richesse d’autant plus que les Bretons sont économes et savent investir. Cependant, il y a les facteurs extérieurs, la mondialisation, les stratégies d’un Etat centralisateur.