Auteur: Michel Tréguer Editeur:FAYARD. Collection MILLE ET UNE NUITS Publié en novembre 2004
Michel TREGUER réunit dans sa personne d’homo sapiens sapiens du XXe siècle européen plusieurs héritages contrastés : — il est né à la pointe de la Bretagne dans une lignée populaire d’agriculteurs, de marins pêcheurs, d’artisans, de petits commerçants de village, tous bretonnants, les femmes portant coiffe, — il est ancien élève de l’École Polytechnique, — il s’est tenu à une trajectoire de free-lance ; de producteur de radio, de réalisateur de télévision, en un temps où ces nouveaux médias acquéraient progressivement sur les esprits le pouvoir qu’on leur connaît aujourd’hui, — il a rencontré chemin faisant nombre d'intellectuels et d'artistes contemporains (Lévi-Strauss, Lacan, Jakobson, Atlan, Girard, Gracq, Hartung, Rauschenberg, etc.) avec lesquels il a produit ou des films ou des livres. — fils d’instituteur public, il redécouvre à trente ans la culture bretonne qui lui avait été totalement dissimulée et décide de rapprendre la langue méprisée.
Son livre se trouve donc traversé par le grand débat, plus actuel que jamais, qui oppose, unit ou réconcilie “identité” et “universalité”. Mais il ne se réduit pas à un essai partisan. Le récit ne croise cette « dispute » collective qu’en contant la destinée singulière d’un aborigène occidental…
Nombre d’acteurs de la scène française et bretonne sont évoqués « à découvert » . Aborigène occidental voudrait être une entreprise de vérité. C’est un livre « politiquement incorrect » qui appelle un chat un chat.
Trois extraits :
… Tandis que s'affrontaient des armées et de puissants concepts, je parlais aux crevettes, je caressais la toison des champs. Mais réciproquement : les idées générales n'existent qu'à côté de mes crevettes. Mon "pays des rêves" est un petit coin de planète sans titre particulier. Pourtant, autant que les autres, ce misérable lambeau recèle l'ensemble de l'hologramme. Nous essaierons de lire entre les lignes…
… Dans les années 1950, il arrivait encore assez fréquemment que se présentât dans la boutique un client bretonnant monolingue. Si je tenais le comptoir à ce moment-là, j'allais chercher ma grand-mère qui profitait de ma présence pour somnoler un peu dans la cuisine, assise près du fourneau. Aujourd'hui, lorsque je fais l'effort de ressusciter les silhouettes de ces paysans auxquels je n'ai pas parlé, j'y parviens ; je les vois, serrés dans leurs pantalons de toile rayée ou noire, s'étonnant de voir leur demande incomprise, blessés de se savoir inca-pables de la reformuler dans l'autre langue. Ces compatriotes furent pour moi des extra-terrestres de proximité dont la vie quotidienne, le travail aux champs ou à la ferme, la tendresse familiale, les tournures de pensée, les plaisanteries, les chansons, les contes me restèrent presque intégralement étrangers. Et pourtant, qu'était-ce que cette foule d'inconnus dans laquelle je me suis frayé un chemin en silence jusqu'à l'âge adulte sinon celle de mes pères ? celle des hommes et des femmes à qui je dois ma présence en ce monde ? J'ai du mal à revenir de cette négligence. J'ai du mal à me pardonner cette faute dont je ne suis pas responsable.
… Soixante ans après l'époque cruelle de la Guerre, le moment ne serait-il pas venu de mettre un terme à une division qui n'a plus de sens pour les nouvelles générations ? Les résistants nous ont sauvé de la barbarie. Les écrivains rassemblés autour de Roparz Hemon ont sauvé notre culture. Il n'y aura d'avenir breton pour la Bretagne, il n'y aura de Bretagne à l'avenir que si nous assumons ces deux héritages, sans les confondre dans une histoire brouillée. À chacun son mérite. Mon œcuménisme ne me rend pas pour autant amnésique. Il reste vrai que tandis que naissaient à Rennes, pour la première fois dans l'histoire, des journaux et des émissions de radio en breton, à Auschwitz, à Dachau, des hommes et des femmes et des petits enfants partaient en fumée, désignés aux bourreaux par leur culture interdite. La seule coexistence de ces deux faits, même sans aucune corrélation entre eux, a quelque chose d'insuppor-table. Je suis né en 1940, peu après la déroute française. J'avais deux grands-mères en coiffe. L'étude de la civilisation juive a été l'un de mes principaux chemins de conscience. Au nom de mes rêves, en lieu et place de mes aînés qui ne l'ont pas fait, je demande pardon à ceux qui sont morts
Philippe Argouarch