Depuis les années 1960, la Bretagne est l’un des laboratoires les plus poussés de l’agro-industrie : élevages intensifs, explosion du cheptel porcin (14 millions de têtes aujourd’hui) et nitrates qui finissent dans les rivières et sur les plages sous forme d’algues vertes – un problème régulièrement qualifié de « crise sanitaire masquée » par les écologistes.
À partir des années 1960, la Bretagne a entrepris une profonde transformation de son agriculture. Ce virage productiviste, caractérisé par l'usage intensif d'engrais et la mécanisation, a permis une augmentation significative de la production agricole. Cette modernisation a également contribué à la création d'emplois, rendant l'agriculture bretonne plus compétitive sur le marché européen. Par ailleurs, elle a freiné l'émigration bretonne, notamment vers l'Île-de-France, en offrant de nouvelles perspectives économiques sur place .
Cependant, cette évolution s'est accompagnée d'un vaste remembrement foncier. Entre 1960 et 2008, environ 60 % du linéaire bocager breton, soit plus de 180 000 km de haies, ont disparu, souvent avec des subventions publiques allant jusqu'à 80 %, afin de faciliter la mécanisation . Cette disparition massive des haies a entraîné une perte de biodiversité, une augmentation du ruissellement des eaux et une érosion accrue des sols.
L'essor considérable du cheptel porcin en Bretagne s'est accompagné d'une augmentation significative des déjections animales, principalement sous forme de lisier. Souvent utilisées comme engrais, ces substances ont été épandues sur les terres agricoles. Cependant, des pratiques d'épandage inappropriées ou excessives ont conduit à la contamination des nappes phréatiques par les nitrates, un phénomène particulièrement préoccupant dans une région où l'eau est une ressource abondante . Cette pollution a également contribué à la prolifération d'algues vertes sur les côtes bretonnes, posant des risques pour la santé publique et l'environnement
Ces conséquences environnementales ont suscité une contestation citoyenne croissante et ont conduit à des efforts de replantation de haies dans certaines régions .
Splann ! : un média né au cœur de ce conflit
Créé en 2020 par des journalistes engagés (dont Inès Léraud et Kristen Falc’hon) pour « enquêter sans concession sur l’agro-industrie » , Splann ! publie en mai 2024 « Copains comme cochon : élus, éleveurs ou écrivains, qui sont les lobbyistes du porc en Bretagne ? » . L’article passe au crible les réseaux d’influence de Philippe Bizien – éleveur à Landunvez, président d’Inaporc, d’Evel’Up et d’Evalor. C’est cette enquête qui vaut aujourd’hui au média et à ses auteurs une poursuite en diffamation.
Philippe Bizien est une figure centrale de la filière porcine en Bretagne. Propriétaire de l'exploitation Avel Vor à Landunvez, l'une des plus importantes de France, il est également président de la coopérative Evel'Up, qui regroupe près de 700 éleveurs de porcs. Depuis septembre 2023, il préside l'interprofession nationale porcine, Inaporc, et dirige la société Evalor, spécialisée dans la construction d'unités de méthanisation.
Splann ! considère cette action en justice comme une procédure-bâillon (SLAPP) visant à intimider la presse d'investigation. Pour soutenir sa défense et poursuivre ses enquêtes, le média a lancé une cagnotte de soutien. SLAPP vient de l'anglais "Strategic Lawsuit Against Public Participation", soit en français "Procès stratégique contre la participation publique".
Diffamation, injure : où est la ligne rouge ?
En France, la liberté d'expression est encadrée par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui distingue notamment la diffamation et l'injure.
Diffamation
Selon l'article 29 de cette loi, la diffamation est définie comme "toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé". L'article 32 précise que la diffamation commise envers les particuliers est punie d'une amende de 12 000 euros.
Injure
L'injure, quant à elle, est définie à l'article 33 comme "toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait". Lorsqu'elle est commise envers des particuliers sans provocation préalable, elle est également punie d'une amende de 12 000 euros. Légifrance
Liberté d'expression et jurisprudence européenne
La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rappelé, dans l'arrêt Lacroix c. France du 7 septembre 2017, que la liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique. Elle a souligné que, dans le cadre de débats d'intérêt général, une tolérance accrue est requise, notamment lorsque les propos reposent sur une base factuelle suffisante.
Ainsi, bien que la liberté d'expression ne couvre pas le "droit d'insulter", les critiques formulées dans un contexte d'intérêt public, et étayées par des faits vérifiables, bénéficient d'une protection renforcée.
Une affaire anti-SLAPP avant l’heure ?
Les SLAPP visent à épuiser financièrement journalistes ou ONG plutôt qu’à gagner sur le fond selon le Parlement européen.
La directive européenne 2024/1069 (entrée en vigueur le 20 mai 2024) autorise désormais les juges à rejeter d’emblée les plaintes manifestement infondées et à sanctionner les plaignants abusifs ; sa transposition d’ici 2026 pourrait peser sur les futurs dossiers similaires.
« Copains comme cochon » : satire ou atteinte à l’honneur ?
L’article s’appuie sur des faits sourcés avec rigueur : mandats publics, chiffres officiels, organigrammes précis. Il vise un intérêt général évident, en abordant des questions essentielles liées à l’environnement, à l’économie régionale et à la politique bretonne. Splann ! peut donc invoquer : Exceptio veritatis (art. 35) : la preuve de la vérité exonère la diffamation lorsque les faits concernent l’activité publique et le but légitime d’informer (art. 10 CEDH).
Pourquoi suivre le verdict du 6 juin 2025 ?
Équilibre réputation / droit de savoir : la décision précisera jusqu’où peut aller un titre satirique quand il s’appuie sur une enquête factuelle.
Test grandeur nature de la directive anti-SLAPP : même non transposée, elle pourrait inspirer la jurisprudence.
Liberté d’expression : insultes permises ?
Non, si l’invective est gratuite et sans base factuelle : c’est l’injure punie par l’art. 33.
Oui, dans une certaine mesure, lorsque la virulence est proportionnée à l’enjeu public et fondée sur des faits vérifiables. Les personnalités publiques doivent accepter une « dose d’exagération » dans le débat démocratique (CEDH).
Verdict attendu le 6 juin : au-delà du sort de Splann !, l’audience de Rennes dira si la Bretagne peut enquêter librement sur son modèle agricole ou si les puissances économiques fixeront les limites du débat public.