Merci à Jean-Pierre Le Mat et à l’Agence Bretagne Presse de raviver un débat essentiel, consistant finalement à se demander ce qu’est la Bretagne et ce que veut dire être

Merci à Jean-Pierre Le Mat et à l\'Agence Bretagne Presse de raviver un débat essentiel, consistant finalement à se demander ce qu\'est la Bretagne et ce que veut dire être breton. Le titre du premier article avait le mérite de poser le problème sans détours : Pourquoi les Bretons ne votent pas breton ?
C\'était une bonne idée, pour ne pas ignorer les analyses d\'autres penseurs dans des champs voisins, de faire appel aux catégories dégagées par la philosophe Hannah Arendt. Mais l\'opposition entre public et privé ne nous apprend plus grand-chose : ce sont là des termes qu\'utilisent volontiers les jacobins eux-mêmes depuis la Révolution française. Il me semble qu\'il est plus utile de parler de nation (ce que fait Jean-Pierre le Mat) et de culture (ce qu\'il fait moins).
La nation bretonne se définit d\'abord par son territoire. C\'est même le seul point où elle peut revendiquer son unité, d\'Ouessant à Clisson. D\'où la floraison d\'associations luttant pour la récupération du cinquième département et pour l\'indépendance du pays restauré.
Mais le paradis peut aussi devenir un enclos, notamment quand l\'hymne national fait de la mer un mur qui l\'entoure ! L\'audace des grands voyageurs bretons et le désir des jeunes générations actuelles d\'aller voir ailleurs en témoignent : quitte, bien sûr, à se languir du pays natal sous d\'autres cieux… Il faut, pour construire une nation, adjoindre au territoire une culture. Et c\'est là que le bât blesse.

Un formidable contre-exemple permet de mesurer le problème. A l\'origine, les Juifs ne voulaient rien d\'autre que de couler des jours heureux dans leur terre promise : comme les Bretons ! Mais l\'histoire en a décidé autrement. Ils ont été arrachés et dispersés sur la planète entière. Or, la merveille est qu\'ils sont restés juifs pendant plus de trois mille ans, de Babylone à Brooklyn : parce qu\'ils relevaient tous de la même culture ; certes une religion dans leur cas, mais une religion posant le questionnement comme la première de ses valeurs. Les juifs s\'interrogent sur tout, même sur le silence de Dieu pendant la Shoah. Aujourd\'hui, la création de l\'Etat d\'Israël permet de nouvelles merveilles (la résurrection de l\'hébreu en tant que langue vivante), mais elle menace aussi cette belle histoire : amenés à leur tour à s\'enfermer dans un territoire, contraints de le défendre, voici une partie des Juifs portés à devenir oppresseurs plutôt que victimes.
Leur religion catholique n\'a guère valu à la majorité des Bretons un esprit d\'ouverture. Le but des missionnaires était au contraire de convertir les autres, en somme pour les enfermer avec eux. La foi de nos vieux pères a bien sûr le mérite d\'être une morale, mais elle s\'en tient à la répétition des rites prescrits et des formules du catéchisme. Il faudrait nuancer, saluer le rôle des mouvements de jeunesse dans les années 1950, mais sur une durée de plusieurs siècles la fermeture sur soi l\'a emporté : pas de culture du doute comme chez les Juifs, et moins d\'esprit d\'entreprise que chez les protestants. La Bible fait théoriquement partie de l\'héritage catholique ; mais je suis toujours surpris de constater que, tout incroyant que je sois, je la connais mieux que mes cousins pratiquants.
Une culture, c\'est partiellement un genre de vie — le fest-noz, le kig-ha-farz — mais il faut aussi qu\'elle soit une collection d\'oeuvres de l\'esprit. La Bretagne peut certes faire état de ses musiques et de ses gwerzioù : mais ce n\'est pas assez. Dastum vient de faire savoir qu\'il ne reste plus de textes ni de mélodies à collecter. Et combien de Bretons ont feuilleté le Barzaz Breizh ? combien en ont entendu parler pendant leurs études ?
Dans les autres champs, la philosophie, la littérature romanesque — tout au moins depuis le Moyen Age et la matière de Bretagne, laquelle n\'était guère l\'oeuvre d\'auteurs bretons — c\'est à peu près le désert pendant des siècles : tant dans le Duché indépendant qu\'après le rattachement à la France. À la seule exception de Chateaubriand dont le cas mérite réflexion : royaliste contraint d\'émigrer, formidable écrivain et penseur moderne lorsqu\'il s\'attache à peindre les Indiens américains, radoteur délirant (à mon avis) lorsqu\'il veut détailler le génie du christianisme. Dans ses Mémoires d\'outre-tombe Chateaubriand parle de la Bretagne avec une grande justesse. Mais, notons-le, sans jamais chercher à la définir ni politiquement ni culturellement. On pourrait rajouter, juste avant lui, la bombe que furent en Europe les fameux poèmes d\'Ossian : mais nous serions hors de Bretagne et même un peu loin du monde réel… Après lui viendront Le Gonidec, La Villemarqué et Renan, puis l\'efflorescence du XXe siècle étouffée par la guerre.
Il doit y avoir un rapport mille (plutôt un million !) entre le nombre de livres relevant de la culture juive et celui des ouvrages composant l\'héritage breton. Un rêveur téméraire a voulu récemment y rattacher Descartes, mais il n\'a guère trouvé d\'autres arguments qu\'un lien familial du philosophe avec le territoire breton et la mention (dérisoire, vaguement moqueuse) du bas-breton dans une phrase du Discours de la méthode. Rien de proprement philosophique.
On peut continuer : certaines anciennes traditions théâtrales des campagnes bretonnes, plus récemment les piécettes des abbés Le Bayon et Perrot, peuvent-elles être comparées aux oeuvres de Shakespeare, de Racine, de Molière ?
De quels grands auteurs bretons a-t-on parlé à mon fils pendant ses études (jusqu\'en classe de troisième) dans le réseau Diwan ? d\'aucun ! parce qu\'il n\'y en a guère.

Les seuls intellectuels bretons qui aient affronté ces questions sont Roparz Hemon et ses camarades du mouvement Gwalarn. Ce qui amène à soulever une autre difficulté : la Bretagne est bilingue. Jean-Pierre Le Mat et moi-même débattons ici du breton… en français ! afin d\'être lus d\'un nombre suffisant de lecteurs, mais aussi sans doute pour parvenir à exprimer nos idées avec précision. Nous ne sommes ni l\'un ni l\'autre des champions de la vieille langue, encore moins de la langue modernisée. Très peu nombreux sont les bretonnants d\'aujourd\'hui capables de s\'exprimer avec finesse : il suffit d\'écouter les émissions de radio et de télévision ! Un bon nombre des chercheurs qui ont oeuvré à la renaissance du pays, avant comme après la guerre, étaient des hauts Bretons qui avaient espéré bretonniser le pays tout entier ; lui offrir ou lui rendre une langue a-feson.
La source de ces obstacles est évidemment aussi à chercher dans les événements de la dernière guerre. Ce n\'est pas ici le lieu d\'en débattre, d\'estimer le très faible nombre de militants qui se sont laissé gagner à l\'idéologie nazie et le très court laps de temps pendant lequel ce désastre a pris corps. L\'existence passagère de Hitler et de ses sbires n\'entame pas la richesse millénaire de la culture allemande, littéraire, philosophique, musicale, ni avant ni après eux. Roparz Hemon a signé une ou deux phrases malheureuses en 1944. Il n\'y a pas trace de nazisme dans ses articles de jeunesse, dans ses nouvelles, dans ses romans, dans ses pièces de théâtre.
Quelle que soit la réponse qu\'on entende apporter aux spécificités de la culture bretonne — son caractère bilingue, la minceur de son corpus historique — il devrait être au moins intéressant d\'en discuter. Le silence entretenu par les médias français sur la variété culturelle du pays est anti-démocratique et même anti-humaniste. Quel magazine de France Culture en traite ? pas une fois tous les dix ans, mais chaque semaine ?
Le silence breton, lui, est simplement navrant. J\'ai traduit en français il y a quelques années le recueil d\'articles du jeune Roparz Hemon Un Breton redécouvrant la Bretagne. Aucun non-bretonnant n\'a jugé utile de l\'acquérir. Mes livres Aborigène occidental, Espèce d\'homme! et Gwir, spécialement composés pour traiter de ces questions, ont connu à peu près le même sort. Pas un exemplaire ne s\'en est vendu au Salon du livre de Carhaix. Peut-être intéresseront-ils les historiens de l\'an 3000 ? Je fais volontiers la part de mon manque de talent, mais il n\'explique pas tout.
Sans aucun doute, cher Jean-Pierre Le Mat, la faiblesse de ce lectorat rejoint-elle celle de l\'électorat des partis bretons ! Elles ne favorisent pas l\'émergence d\'un nombre suffisant d\'auteurs, de penseurs, qui produiraient des oeuvres susceptibles, à leur tour, de générer un public plus important.

Il y a quelques années, je me suis amusé à raconter dans Al Liamm (n° 250) un de mes mauvais rêves… Je m\'étonnais du faible nombre de militants qui avaient vu un film que j\'avais réalisé pour France 3. Enquête faite, la raison en était qu\'ils ne regardaient pas les émissions en langue bretonne : à l\'heure de la diffusion, ils manifestaient dans la rue pour réclamer davantage d\'émissions en langue bretonne !
En espérant ne pas avoir froissé ou découragé trop de lecteurs amis… a galon ganeoc\'h,
Michel Treguer