Monique Guelin
Monsieur le Ministre,
Vous vous êtes exprimé, dimanche 18 mai, au micro de RTL, au sujet de Jérôme Kerviel, que vous avez qualifié d' « escroc » . Par 4 fois, d'un ton virulent, hargneux, vous avez martelé ce terme outrageant, comme si vous vouliez en faire résonner la planète entière, ou, en tout cas, en convaincre les auditeurs.
Se pourrait-il que vous méconnaissiez le dossier, Monsieur le Ministre ? Comment pouvez-vous ignorer que l'escroquerie ne fait pas partie des délits qui sont reprochés à Jérôme Kerviel ? N'avez-vous pas pris connaissance, dans l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 24 octobre 2012, des 3 motifs de sa condamnation ? Et si tel est le cas, comment vous permettez-vous, avec une telle légèreté, d'entacher l'honneur d'un homme, en répandant, sans la vérifier, une erreur aussi lourde dans l'opinion publique, qui, n'ayant pas accès au dossier, a tendance à croire ce qu'on lui raconte, ne pouvant imaginer qu'un ministre colporte des mensonges, avec l'autorité qui est liée à son rang ? Laissez-moi vous rappeler, Monsieur le Ministre, que lorsqu'on est dans votre position, on ne parle pas à tort et à travers. Il faut peser ses mots, en apprendre le sens.
Vous n'êtes pas le premier à proférer à tort une telle injure envers Jérôme Kerviel.
Tout est parti d'une déclaration de Daniel Bouton, le PDG de la Société générale à l'époque où a éclaté l'affaire. Le 24 janvier 2008, celui-ci dévoile, dans une conférence de presse, que la Société générale aurait perdu 4,9 milliards d'euros, et qu'elle impute l'intégralité de ces pertes à l'un de ses traders, qu'elle accuse de fraude. Ce même jour, Daniel Bouton donne à France info une interview, au cours de laquelle il désigne celui qu'il présente - avant tout avis d'une quelconque autorité judiciaire - comme l'unique coupable : Jérôme Kerviel, "cet escroc, ce fraudeur, ce terroriste, je ne sais pas".
Puisqu'il ne savait pas, il aurait mieux fait de se taire. Car « les paroles s'envolent » , affirme le proverbe, mais certains mots ont la vie dure. Celui d' « escroc » s'est incrusté dans l'esprit d'une partie du public, et il est des personnes, qui, n'ayant pas suivi de près le déroulement de l'affaire, ont fixé ce terme gravement injurieux dans leur mémoire, et croient depuis tout ce temps, de bonne foi, que Jérôme Kerviel a dérobé 4,9 milliards d'euros à la Société générale.
À supposer que ce soit votre cas, alors, rectifions ici, pour vous, Monsieur le Ministre, une erreur totalement infondée : Jérôme Kerviel n'est pas un escroc. Jérôme Kerviel est un homme honnête.
Ceci fut établi rapidement, au tout début de l'affaire. Dès le 28 janvier 2008, on savait, au terme de l'enquête préliminaire menée par les policiers de la brigade financière, que ceux-ci concluaient que Jérôme Kerviel n'avait soustrait aucune somme d'argent et qu'il n'était coupable, ni de détournement de fonds, ni d'enrichissement personnel. Il avait agi avec pour seul objectif de rapporter toujours plus d'argent à la banque.
Le juge d'instruction Renaud Van Ruymbeke écarta donc la « tentative d'escroquerie » comme motif de mise en examen de Jérôme Kerviel, et son opinion sur ce point n'avait pas changé après un an d'instruction, comme on le constate dans l'ordonnance de renvoi du 31 août 2009, qui stipule (page 72) : « Attendu qu'il ne résulte pas de l'information charges suffisantes contre Jérôme Kerviel d'avoir commis le délit de tentative d'escroquerie ; Déclarons n'y avoir lieu à suivre de ce chef contre Jérôme Kerviel » .
L'honnêteté de Jérôme Kerviel est encore validée, une année plus tard, par les juges du tribunal correctionnel de Paris présidé par Dominique PAUTHE. Dans le texte intégral du jugement en premier ressort, prononcé le 5 octobre 2010, il est en effet mentionné (page 63) : « … l'absence de bénéfice financier immédiat retiré de cette affaire par le prévenu » .
Quant à la cour d'appel de Paris, présidée par la juge Mireille FILIPPINI, elle a manifestement considéré ce fait comme acquis, car il n'est plus évoqué dans son arrêt du 24 octobre 2012.
L'absence de tentative d'escroquerie de la part de Jérôme Kerviel a donc été reconnue par 3 juridictions successives. Il n'y a pas le moindre doute à ce sujet : Jérôme Kerviel n'est pas un escroc.
Précisons encore que l'usage impropre d'un tel mot est diffamatoire - ce qui, donc, est le cas lorsqu'il est appliqué à Jérôme Kerviel. Il se trouve que le tribunal de grande instance de Paris vient de confirmer que le terme « escroc » est « incontestablement outrageant » , et le ministre de l'Économie, du Redressement productif et du Numérique, Arnaud Montebourg, qui contestait ce point, a été condamné à verser 1 euro de dommages et intérêts pour l'avoir employé envers les ex-dirigeants de la société SeaFrance.
Vous voici à présent pleinement informé, Monsieur le Ministre. Mais qui croira que vous ne l'étiez pas – s'agissant d'un dossier qui a été si largement exposé dans tous les médias depuis plus de 6 ans ?! N'avez-vous pas plutôt menti délibérément, afin de charger la barque de Jérôme Kerviel, en toute connaissance de cause, au bénéfice de la Société générale, dont on constate objectivement que vous protégez les intérêts ? Comment, sinon, interpréter le peu d'empressement que vous mettez à réclamer à la banque la restitution du cadeau fiscal de plus de 2 milliards d'euros, que lui avait octroyé, de façon illégale, dès le printemps 2008, la ministre de l'Économie de l'époque, Christine Lagarde, en dédommagement des pertes que la banque prétendait avoir essuyées - sans d'ailleurs fournir le moindre justificatif ? Il n'y a plus lieu de tergiverser, Monsieur le Ministre. Voici plus de 2 mois que la Cour de cassation, en annulant les dommages et intérêts précédemment réclamés à Jérôme Kerviel par la cour d'appel de Paris, a, du même coup, annulé l'avantage fiscal. Quand comptez-vous exiger que la Société générale s'acquitte de sa dette ? Comment expliquer que l'État, semoncé par la Cour des comptes, ainsi que par la Commission européenne - qui lui reprochent ses mesures insuffisantes en vue de réduire le déficit public - ne se hâte pas de profiter d'une telle aubaine ?
On attendrait d'un ministre socialiste qu'il privilégie les intérêts des contribuables plutôt que ceux des banquiers. Ne voyez-vous pas qu'un tel comportement de votre part détourne les Français de la classe – pire : de la vie politique ? Qu'il est le ferment du populisme, dont les socialistes déplorent les progrès, mais à l'extension duquel ils contribuent activement - nous venons de le constater dans les urnes ? Où est-elle cette République irréprochable, naguère promise par le chef de l'État, avant son élection ? Le spectacle permanent d'une vie politique dont toute morale est exclue indigne les Français, au-delà de l'écoeurement. Vos concitoyens revendiquent un gouvernement qui veillerait avec rigueur sur le bien collectif ; des ministres qui appliqueraient les lois avec équité, sans favoritisme de classe ni de pouvoir.
En diffamant publiquement Jérôme Kerviel, vous avez affiché votre choix : vous vous placez dans le camp des puissants - contre celui du lampiste, qu'à leurs côtés vous cherchez à abattre, de manière honteuse, en mentant.
Votre devoir impérieux est de réhabiliter urgemment devant les Français l'honneur de Jérôme Kerviel, que vous avez si violemment attaqué.
Un démenti s'impose. Des excuses seraient bienvenues.
Je vous prie d'agréer, Monsieur le Ministre, l'expression de mon profond respect de la fonction que vous exercez.
Monique Guelin
à Paris, le 4 juin 2014