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Les cahiers au feu
Il y a quelque temps déjà, je suis rentré d’un séjour dans le Tamil Nadu, en Inde, où je m’étais rendu pour faire l’expertise (!) d’une
Francois Labbé Par le 8/12/16 10:30

Les cahiers au feu

Fañch Babel

Il y a quelque temps déjà, je suis rentré d’un séjour dans le Tamil Nadu, en Inde, où je m’étais rendu pour faire l’expertise (!) d’une école que venait de monter une organisation non gouvernementale.

Quelques semaine de travail dans des conditions certes difficiles, mais des rencontres inoubliables, des gosses heureux de fréquenter cet établissement plutôt que de devoir aller dans une calamiteuse école gouvernementale, des parents enchantés, des enseignants encore désireux d’apprendre ou de perfectionner leur métier comme, peut-être, jadis, ces mythiques hussards noirs de la République… J’ai donc transmis mon « savoir ».

Un savoir à la française…

De retour en France, je me suis tout de même demandé si cette école que nous proposons était la bonne solution, la bonne École et si ce projet était aussi solide qu’il paraissait.

Or, ce n’est manifestement pas le cas, et au moins pour deux raisons.

La première, c’est que ce genre de structure, qui accueille à la fois quelques enfants démunis mais parrainés par des familles européennes et les rejetons de la (petite) bourgeoisie locale, sert surtout à mettre en place une classe moyenne, dont le grand désir est d’échapper avant tout à la masse paupérisée, de se distinguer en fréquentant un établissement « étranger » et en payant de modestes droits d'écolage certes, mais en payant, ce qui fait toute la différence aux yeux de voisins moins bien lotis.

Dans de nombreux cas, c’est toute la famille qui choisit celui qui va « étudier », c’est toute la famille qui supporte le poids des études et qui mise sur le succès de l’élu, qui aura intérêt, plus tard, à se montrer généreux ! Quel fardeau sur de fragiles épaules !

Il vaudrait sans doute mieux consacrer tous ses efforts à aider les écoles gouvernementales mal en point, démunies le plus souvent, aux classes surchargées, incapables de recevoir toujours les enfants des Dalits, les Intouchables qui n’ont disparu que des textes officiels…

La seconde raison est que, de toute façon, il ne faut pas être grand clerc pour constater qu’à toutes les époques – et particulièrement aujourd’hui – et dans tous les pays, l’École, telle qu’on la connaît depuis la nuit des temps, a existé pour conforter l’ordre social, l’idéologie dominante, les évolutions que la puissance des puissances, l’économie, commandait.

Les États, on ne le sait que trop, ne sont guère que les obligés de cette dernière, ses courroies de transmission, ses alibis.

Nous en sommes à l’ère du libéralisme, l’École se met au garde à vous, le doigt sur la couture du pantalon, pourrait-on dire : on déréglemente tous azimuts !

Même « chez nous » ! On supprime la carte scolaire, chaque établissement va pouvoir entrer en concurrence avec ses homologues, les parents pourront choisir l’établissement qui leur convient et les établissements les élèves qu’ils veulent !

Demain, les professeurs (munis de leur « licence », comme en Australie par exemple) seront directement choisis par ces établissements, par des commissions composées de représentants de l’administration, des parents d’élèves, des enseignants.

Ils s’engageront ou seront engagés sur un projet (d’établissement), pour une ou plusieurs années, leur travail sera évalué en fonction de résultats programmés par l’OCDE et ses enquêtes, ses recommandations.

Les proviseurs et principaux vont devenir de vrais managers, on leur verse(ra) des primes d’efficacité (!) ; les professeurs méritants (!) verront leur salaire s’améliorer.

En bref, le modèle libéral en plein.

Rien d’étonnant en fait, des « agences » distribuent les bons points aux gouvernements qui vont dans le bon sens libéral, pourquoi pas aux systèmes scolaires : PISA en est déjà la préfiguration !

Sur le plan des enseignements, de toute façon, rien de nouveau, l’École a toujours servi à adapter la population scolaire, conçue de plus en plus comme un vaste bassin de recrutement, aux exigences de l’industrie, du commerce, de l’économie, à des besoins qui dépassent largement sa vocation première : que l’homme en devenir, le jeune être, bénéficie d’une éducation qui lui permettra ensuite d’épanouir son potentiel intellectuel, ses richesses individuelles et de s’émanciper pour devenir un citoyen responsable. Son évolution apparente n’est faite que d’adaptations « pragmatiques » et utiles au système.

L’École n’a jamais été – faute de courage et d’imagination - qu’une structure (hypocrite) d’aliénation.

Sous la IIIe République, Jules Ferry rendra moins l’école publique obligatoire et gratuite par idéologie, par philosophie ou par humanisme que par pragmatisme et parce que les industriels et les banquiers qui sont accrochés à ses basques lèvent les bras au ciel : après la défaite de 1871, il était nécessaire de réagir et d’imiter l’adversaire allemand pour un jour reprendre la main.

L’avenir était à l’industrie, un ouvrier analphabète est un mauvais ouvrier, on rend donc l’école primaire obligatoire et gratuite pour que personne n’y coupe.

En même temps, la morale et l’obéissance seront enseignées : respect des hiérarchies, paix sociale, plus de classes dangereuses.

Parallèlement, la fibre patriotique est excitée dans cette France qui se vit encore largement comme un assemblage de provinces et le ciment tout trouvé de l’union nationale (de l’identité nationale !) est le désir savamment distillé d’en découdre avec le Boche qui est non seulement le contempteur de 1871 (pour le public scolaire) mais aussi un sacré concurrent puisqu’il se mêle même d’avoir des colonies et une sidérurgie qui nous fait de l’ombre (« nous » : les grandes fortunes qui dirigent le pays) ! Comme si la France n’avait pas eu assez de la concurrence anglaise !

Dans sa mansuétude, le même Jules développera l’enseignement primaire supérieur pour y préparer, selon son expression, « les sous-officiers de l’industrie nouvelle », ces quelques enfants issus des milieux populaires qui deviendront les chiens de garde de la bourgeoisie. En même temps, - soyons sérieux - les grandes (!) écoles, l’université, réformées dans le sens des exigences modernes (entendons capitalistes et positivistes) continueront à former les hauts (!) fonctionnaires, les hommes politiques, les patrons d’industrie, la bourgeoisie dirigeante en un mot, cette nouvelle aristocratie. On ne mélangera pas plus demain qu’hier les torchons et les serviettes, même si, dogme de la méritocratie oblige, hier par le biais du mythe des bourses, on permettait à quelques petits prolétaires « méritants » de monter en régime : ils devenaient instituteurs (ces fiers hussards noirs de la République), petits employés des administrations, sous off’…, on lisait leur histoire dans les livres de morale. Il fallait bien susciter cet espoir, qui luit comme un brin de paille dans l’étable, pour paraphraser Verlaine !

Vieille recette : Louis XVIII proclamait déjà aux Cadets de Saint-Cyr qu’il n’était « aucun d’entre eux qui n’ait dans sa giberne le bâton de maréchal du duc de Reggio ; c’est à vous de l’en faire sortir ».

Aujourd’hui, la société civile, dit-on pudiquement, le libéralisme économique devrait-on avouer, veut des jeunes gens diplômés : faisons donc des jeunes gens diplômés, augmentons les taux de réussite. C’est tout comme la planche à billet : plus de sous ? Fabriquons-en. Moins il y en a, plus il y en a ! Donc, on crée des bacs, des post-bacs, des bacs plus 5, plus 6, plus…, qui répondraient aux exigences du monde du travail…

De l’élève, on se moque, ou plutôt on le place au centre des préoccupations, en paroles. Et puis l’élève, aujourd’hui, ce n’est pas seulement un futur producteur, ce sera aussi un consommateur, et le plus vite possible. Il faut alors lui donner ces réflexes de la consommation, la passion du vice en quelque sorte.

On connaît le conte de Maupassant, le Petit fût, dans lequel un paysan madré désireux d’avoir pour rien la maison d’une vieille voisine, réussit, mine de rien, à lui donner le goût de l’alcool, ce qui la mènera à la fin peu glorieuse d’une ivrognesse et permettra au rusé de récupérer le bien convoité.

Parabole exacte, à l’école on apprend même à consommer la culture pour ne plus pouvoir s’en passer : on se sert de l’ordinateur (c’est drôlement utile), on surfe sur internet (cela servira !), on participe aux foires du livre (le secteur se porte mal), on va au théâtre (il faut bien aider le secteur culturel), on fait des voyages organisés (les structures d’accueil ont été créées pour nous), les semaines du cinéma se multiplient (les salles vivotent, sauvons-les), on pousse le vice jusqu’à aller par classes entières à Disneyland ou Europapark (là, c’est-les-gamins-qui-veulent, s’insurgent les « maîtres »…)…

Mais tout cela est vendu comme hautement pédagogique, nécessaire au développement de l’enfant. « Ouvrir l’École sur la vie » ! Que de crimes ne commet-on pas au nom de cette affirmation frelatée ! Notre civilisation est une civilisation de l’emballage. Emballons ! D’ailleurs, ne dit-on pas : « je suis emballé » pour signifier « Je suis enthousiaste » ?

Et puis, on s’arrange pour que les vacances tombent pile pour aider les vendeurs de neige ou de sable, on s’efforce de ne pas faire se chevaucher les « zones » pour que ces marchands en profitent davantage… En bref, si l’École est un temple, les marchands ont envahi le temple depuis longtemps !

Qu’en est-il du développement de l’enfant, des savoirs acquis, de son épanouissement personnel ? On s’en moque assez dans le fond. Ce qui compte, ce sont les programmes (on peut les montrer, rêver sur les exploits qu’ils impliquent apparemment, en souligner les exigences) et les statistiques (des résultats-en-hausse-à-l’examen). L’air patelin, un sourire benoît aux lèvres, on invente les quotas, on parle de discrimination positive…

L’école idéale serait un lieu de vie ouvert dans lequel interagissent élèves et enseignants, parents sans doute. Un lieu où l’on focalise particulièrement sur la socialisation des individus mais une socialisation qui se ferait au bénéfice des individus, qui ne gommerait ni les personnalités ni les différences et ne les circonscrirait pas dans des modèles communs.

Socialiser ne signifie pas cloner comme on veut le faire croire de plus en plus. Préparer à la vie future professionnelle, citoyenne et humaine, mais sans enfermer dans d’étroites spécialisations, dans des clichés réducteurs, dans des choix illusoires. (Ce qui explique d’ailleurs le rejet de tout discours sur l’intégration ou l’identité nationale, car personne ne veut plus du prêt-à-porter national, de la baguette, du béret et de l’Angélus de Millet !). Elle doit permettre un regard intéressé et critique sur les plus importants domaines du savoir et du travail, sur les phénomènes de la consommation, sur l’écologie, sur la société, certes mais elle devrait surtout développer certaines attitudes et valeurs : la discipline personnelle, la volonté personnelle, le goût de l’effort, le désir de se dépasser raisonnablement et dans des domaines raisonnables. Elle devrait introduire à l’ouverture à l’autre, au respect de l’autre et de son « quant-à-soi »

Nous en sommes bien loin. Savoirs et faux savoirs assénés au cours de ces longues années dans ces établissements transformés par la magie du verbe en « lieux de vie », où l’élève dispose d’un « restaurant », d’une médiathèque…, ces établissements régis par une fausse participation avec des représentants d’élèves marionnettes, des conseils de classe farcesques ne font qu’enfermer le futur adulte dans une série de comportements stéréotypés, qui sont en réalité une cinglante dénonciation de toute démocratie véritable. L’individu, en fin de cursus est dépossédé de lui-même ou il est taxé de nullité.

Quand on regarde le monde comme il va, on est bien obligé de se dire que cette École, qui aliène plus qu’elle ne libère, est d’une utilité plus que douteuse et qu’exporter ce vieux modèle procède de l’irréflexion, de l’imbécillité ou de la mauvaise foi. À moins que totalement obnubilé, totalement sous influence, on ne se rende plus compte de rien.

"Papa... C’est loin l’Amérique ? Tais-toi et nage... ou coule !"

D’ailleurs, quand on considère les malheureux printemps arabes (certes petit à petit vidés de leurs rêves par une mondialisation sans pitié qui a besoin d’un certain ordre), il apparaissait clairement que ce n’est pas l’enseignement dispensé qui apporte la liberté. Au contraire, les foules révolutionnaires de ces pays étaient composées en majorité de personnes ayant peu fréquenté l’école (y ayant échappé ?).

Leur seule école, c’étaient ces fameux réseaux sociaux rendus possibles par Internet, Internet qu’ils n’ont pas eu besoin d’«étudier» à l’école. Bien sûr, qu’Internet soit le plus grand hypermarché, le plus grand bazar du monde, qu’il soit aussi ce Big Brother omniprésent, omnipotent, ne va pas sans poser de problèmes, et l’on peut redouter avec raisons ses finalités économiques voire idéologiques, mais il ne faut pas croire ces gens moins malins que d’autres.

Ces foules n’avaient rien à perdre et un peu à gagner. Par contre, celui qui a été façonné par l’École, formaté, a plus de mal à renoncer à sa seconde nature, à son métier, à son prestige, à ses habits, à son confort, à « la voix de son maître », à sa culture en un mot. Il est en quelque sorte émasculé par ses années d’école.

Trop « poli ». Ses réactions sont mornes et faibles. Les Français ont certes refusé les mesures concernant les hypocrites lois du travail pendant des mois, mais ils sont maintenant en vacances/en vacance) ; ils traînent les pieds quand on leur impose une rigueur imbécile que tous les gouvernements se refusent à avouer (« les Français », cela existe-t-il d’ailleurs ?), mais ils ne sont jamais entrés dans une phase révolutionnaire, radicale ; face aux aberrations et mensonges sarkoziens, hollandiens, ils murmurent certes, montrent le poing mais ne montent pas ou peu au créneau. Ils ne le peuvent tout simplement plus !

Les Grecs descendent dans la rue, cassent quelques vitrines et ils acceptent en définitive de payer les pots cassés par d’autres. En Angleterre, en Irlande, en Espagne, en Allemagne, au Portugal… En bref tous ces Européens qui ont bénéficié d’un système scolaire « évolué » ne savent plus que courber l’échine, ou soupirer en se contentant de faux-semblants, d’actions symboliques, Kulture oblige !

Voilà en revanche des populations qui ont échappé à l’École et qui ont su dire non, décidément non et qui iront (peut-être un jour, car rien n’est terminé) au bout de leurs revendications ! Ça devrait nous titiller quelque part même si pour le moment ça semble mal parti !

En 1792/93, la Révolution bourgeoise a failli échapper à ces bourgeois éclairés, lecteurs de l’Encyclopédie ou de Jean-Jacques dans des salons douillets au profit de la rue, au profit des foules aux « bonnets graisseux », comme le disaient avec dédain ces « Messieurs les représentants », au profit de ceux qui n’avaient reçu aucune éducation. S’il n’y avait pas eu l’habileté tortueuse de Robespierre puis le retour de l’ordre avec l’armée et Bonaparte, les choses auraient peut-être pris une autre direction et le monde aurait eu un autre visage !

D’aucuns diront que ces révolutions modernes ne serviront qu’à mieux asservir ces peuples à d’autres forces, d’autres puissances. D’autres encore allégueront que, de toute façon, ces gens n’ont qu’un but, faire comme nous, consommer. L’idéal humain à l’image du Pays de Cocagne de Bruegel l’Ancien : la panse pleine, allongés sur une fourrure moelleuse dans le calme d’une journée sans fin. Sans doute.

C’est peut-être alors le moment de songer à nouveau et pour tous à une École digne des espérances qu’on pourrait justement mettre en son nom, une École qui saura faire des hommes responsables. Déscolariser l’École, comme on disait à une époque, la recentrer vers l’essentiel, la rendre indépendante, républicaine.

Les cahiers au feu, donc…

C’est décidé, je ne retournerai pas en Inde sans avoir à proposer autre chose que de refaire ce qui ne marche pas « chez nous ».

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