Monique Guelin
Une fois de plus, la partie n'est pas équitable. Pulvérisant autoritairement tous les arguments de la défense, le représentant du parquet, l'avocat général Yves Le Baut, s'est acharné à préconiser le rejet du pourvoi. Décision le 19 mars. Les magistrats de la cour de cassation ont 5 semaines pour débattre avec leur conscience.
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Le 19 mars prochain, la Cour de cassation, la plus haute juridiction de l'ordre judiciaire français, se prononcera sur le pourvoi de Jérôme Kerviel.
Au terme d'un parcours judiciaire en 4 étapes, qui aura duré 6 ans (instruction, 1ère instance, appel, cassation), c'est la dernière occasion pour la vérité, jusqu'alors copieusement malmenée, d'être dite ; c'est la dernière chance pour Jérôme Kerviel d'avoir la perspective d'un procès enfin équitable, en étant rejugé ultérieurement devant une nouvelle cour d'appel.
Le 24 octobre 2012, la cour d'appel de Paris a condamné Jérôme Kerviel (JK) à une peine de 5 ans d'emprisonnement, dont 3 fermes, pour les délits d'abus de confiance, de faux et usage de faux, et d'introduction frauduleuse de données dans un système de traitement automatisé ; et à 4,9 milliards d'euros de dommages et intérêts. Un tel arrêt de la cour d'appel confirmait intégralement le jugement rendu en 1ère instance par le Tribunal de Grande Instance de Paris, le 5 octobre 2010.
La sévérité de la peine est déterminée essentiellement par le délit d'abus de confiance. Les dommages et intérêts exorbitants réclamés à JK correspondent au remboursement intégral du montant des pertes que la Société générale prétend, sans l'ombre d'une preuve, avoir subies, en dénouant secrètement les positions à risques que JK avait prises, du 1er au 18 janvier 2008.
Afin de motiver les 2 volets, pénal et civil, de son jugement, la cour d'appel s'est appuyée sur des faits. Ceux-ci sont censés avoir été établis au cours du procès en appel, et la Cour de cassation n'a pas vocation à les remettre en question. Le rôle de cette juridiction consiste à apprécier si les décisions prises par la cour d'appel sont en conformité avec le droit.
Si tel est le cas, le jugement sera validé définitivement et la peine d'emprisonnement sera applicable dans un délai rapproché. Dans le cas contraire, l'arrêt de la cour d'appel sera cassé, soit entièrement, soit partiellement, et JK sera rejugé.
En pénétrant, jeudi 13 février, dans la chambre criminelle de la Cour de cassation, nous, le Comité de soutien de Jérôme Kerviel, espérons un miracle : le tissu de mensonges et d'invraisemblances que la Société générale a fabriqué de toutes pièces et qui, depuis 6 ans, validé par la justice, tient lieu de réalité, sera-t-il enfin contesté ? Un miracle, car nous avions pris connaissance, un mois plus tôt, de l'avis de l'avocat général Yves Le Baut – présent aujourd'hui - qui préconisait le rejet du pourvoi ( (voir le site) ). Mais nous comptons sur Maître Spinosi, l'avocat de JK en cassation, homme expérimenté, habitué des lieux, pour éclairer la cour, certains qu'il aura su trouver les failles juridiques qui, en convainquant les conseillers, permettront au pourvoi d'aboutir.
La beauté de la salle, historique, contribue à la solennité de l'audience. Les magistrats de la chambre criminelle, réunis en assemblée plénière – ils sont près de 40 – sont assis tout autour. Face au Président, les avocats en cassation des 2 parties : Patrice Spinosi, pour la défense, donc, et, pour la partie civile, Benoît Soltner. Un espace réduit est réservé au public et aux quelques journalistes qui se sont déplacés, mélangés à une poignée de juristes intéressés par l'affaire. Nous y repérons Jean Reinhart, l'un des avocats de la SG aux 2 procès de JK.
L'audience commence par la lecture d'un rapport énumérant les points de l'arrêt de la cour d'appel qui ont motivé la condamnation de JK, sous son double aspect pénal et civil. Sont ensuite résumés les arguments juridiques des 2 parties en présence, respectivement pour casser le jugement ou pour le maintenir en l'état, tels qu'ils ont été exposés dans des mémoires, déposés préalablement par les 2 avocats. Puis les plaidoiries commencent.
Maître Patrice Spinosi prend la parole en premier. Avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, ce juriste jouit d'une réputation prestigieuse, due à de nombreux succès dans des affaires importantes et médiatisées. Il ne semble pas s'en rengorger, s'exprimant calmement, d'une voix posée, sans effets de manches.
« La vraie question de ce dossier, commence Me Spinosi, n'est pas ce qu'avait fait ou ce que n'avait pas fait Jérôme Kerviel, mais ce qu'avait fait ou ce que n'avait pas fait la Société générale, face aux agissements de Jérôme Kerviel » .
Il rappelle que la cour d'appel a relevé de nombreuses fautes de la SG. Elle a attribué celles-ci à de la négligence de la part de la banque. Mais la cour d'appel a considéré que la banque avait déjà été sanctionnée, pour de telles fautes, par la commission bancaire, qui lui avait pour ce motif infligé une amende de 4 millions d'euros, et qu'il n'y avait donc pas lieu d'y revenir au procès. La cour d'appel a ainsi exonéré la victime-SG de toute responsabilité dans les agissements de JK.
Patrice Spinosi estime que la cour d'appel n'a pas apprécié la gravité des manquements de la banque, et qu'elle n'en a pas tiré les conséquences.
D'une part sur le plan pénal : l'avocat souligne que la SG n'a pas respecté ses obligations légales et réglementaires. Il estime que la cour d'appel ne pouvait pas considérer que la banque n'avait pas eu connaissance des agissements de JK. Par son laxisme, en ne réagissant pas aux multiples alertes qui se sont répétées pendant plusieurs mois, la banque a commis une faute volontaire. La cour aurait dû apprécier la répétition des manquements insiste Me Spinosi.
La cour d'appel a jugé que JK était coupable d'abus de confiance (c'est ce délit qui détermine la lourde peine d'emprisonnement infligée à JK), l'accusant d'avoir détourné, à l'insu de son employeur, la finalité du mandat qui lui avait été confié. Mais selon la jurisprudence de la Cour de cassation, « il n'y a pas abus de confiance si la victime était consciente du détournement, ou pouvait s'en apercevoir » .
Me Spinosi demande à l'assemblée de ne pas aller à l'encontre de sa propre décision antérieure et de prendre en considération les fautes de la victime pour atténuer la responsabilité pénale de JK, en abandonnant l'abus de confiance.
L'abandon du délit d'abus de confiance entraînerait mécaniquement l'annulation du délit de « faux et usage de faux » .
L'avocat aborde ensuite la condamnation civile de JK : la cour d'appel a attribué à JK l'entière responsabilité du préjudice financier subi par la SG, rappelle-t-il. La SG a déclaré que le montant de ses pertes s'élevait à 4,9 milliards d'euros. La cour d'appel a demandé à JK de rembourser intégralement cette somme à la banque, à titre de dommages et intérêts.
Pour prendre une telle décision, la cour s'est appuyée sur une jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation (4 octobre 1990), qui sera 3 fois citée à l'audience, selon laquelle « aucune disposition de la loi ne permet de réduire, en raison d'une négligence de la victime, le montant des réparations civiles dues à celle-ci par l'auteur d'une infraction intentionnelle contre les biens, le délinquant ne pouvant être admis à tirer un profit quelconque de l'infraction » . Vu l'exorbitance de la somme, l'avocat général Dominique Gaillardot, en appel, avait suggéré à la cour qu'il était toujours possible de faire évoluer la jurisprudence, mais la juge Mireille Filippini n'avait pas tenu compte de cet avis.
Me Spinosi estime que la cour d'appel aurait dû faire abstraction de cette jurisprudence, car elle ne s'applique pas au cas présent : 1) la faute de la victime n'est pas une négligence mais une faute volontaire ; et 2) JK n'a tiré aucun profit personnel de l'infraction. Nous pourrions ajouter que le mot intentionnel, appliqué à l'infraction, est inapproprié. Car JK n'a jamais eu l'intention de nuire à la SG. C'est tout le contraire : tous ses « agissements » avaient pour unique objectif de faire gagner plus d'argent à la banque.
L'avocat juge que la cour d'appel aurait dû appliquer le principe de partage des responsabilités. En effet, justifie Patrice Spinosi, par son inaction, la victime-SG a contribué à l'infraction, qui n'aurait pu se produire si la banque avait réagi.
Or « si plusieurs fautes de la victime ont concouru à la production du dommage, la responsabilité de leurs auteurs se trouve engagée » . (Jurisprudence de la Cour de cassation - 28 janvier1972)
Me Spinosi demande donc aux magistrats de réduire le montant des dommages et intérêts réclamés à JK, et de laisser à la charge de la SG une partie des pertes qu'elle a concouru à générer. Il rappelle que, d'ailleurs, la défense reproche à la banque la manière dont elle a débouclé, et qu'elle considère que le montant des pertes aurait pu, peut-être, être substantiellement diminué, si l'on avait procédé différemment.
Me Spinosi termine sa plaidoirie en réfléchissant à la somme de 4,9 milliards d'euros. « Quel est le sens d'un tel montant » interroge-t-il ? Il souligne la disproportionnalité entre cette somme réclamée à JK et l'importance de la faute que celui-ci a commise. C'est une condamnation civile à vie, déplore-t-il : JK sera jusqu'à sa mort le débiteur de la SG. Il évoque l'espérance de dommages et intérêts à échelle humaine.
L'avocat rappelle enfin dans quelles conditions un tel montant a été évalué : aucune expertise des comptes ; le débouclage effectué en 3 jours par la banque, qui a utilisé des opérations fictives illégales, celles-là mêmes que la cour d'appel reproche à JK – Mme Filippini pratique une justice à 2 poids 2 mesures. On devine que, pour attaquer cette particularité du dossier, l'avocat n'a trouvé aucune jurisprudence : une telle situation est en effet sans précédent.
« On ne peut refermer ce dossier sans une impression amère d'injustice et d'inabouti » , conclut l'avocat. Il exprime finalement le souhait que JK puisse être rejugé par de nouveaux juges, qui réinterpréteraient les faits, à l'occasion d'un nouveau procès.
La prestation de Me Spinosi, par sa rigueur et par sa mesure, a donné de l'espoir au Comité de soutien de Jérôme Kerviel. L'avocat s'est abstenu de remettre les faits en question. Il a critiqué les décisions de la cour d'appel en montrant qu'elles résultaient d'une application inappropriée du droit. Patrice Spinosi a mis en exergue un ensemble de caractéristiques de l'affaire. On a : une victime qui a commis une faute, volontaire ; le partage des responsabilités, qui en découle ; un auteur de l'infraction qui ne s'est pas enrichi ; une condamnation civile disproportionnée. L'avocat reproche à la cour d'appel de ne pas avoir apprécié de telles particularités du dossier. Il appelle les conseillers de la Cour de cassation à les prendre en compte, et à faire évoluer leur jurisprudence dans ce sens. Une telle demande n'a rien d'un privilège qui serait réclamé en faveur de JK. C'est le travail habituel de la Cour de cassation que d'adapter les lois aux cas, chacun particulier, dont elle examine les pourvois.
Naïvement, à ce stade de l'audience, nous pensons que la défense a marqué des points, en termes juridiques, et qu'Yves le Baut va devoir revoir sa copie.
Mais avant lui, c'est l'avocat de la Société générale qui va plaider. Maître Benoît Soltner, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, n'a pas compris pourquoi on est là. Spécialisé en cassation, il semble en ignorer les règles. La plus grande partie de sa prestation consiste à refaire le procès en appel - version abrégée, évidemment entièrement à la charge de JK. Après nous avoir infligé un résumé de la formation de JK et de son parcours professionnel, il nous explique longuement pourquoi, selon lui, les agissements de JK ne pouvaient pas être détectés par la banque. Nous croyons entendre Claire Dumas, la représentante de la SG aux 2 procès. Comme elle, Benoît Soltner n'hésite pas à affirmer des invraisemblances, en pensant manifestement que « plus c'est gros, plus ça passe » . Comme elle, il nous débite avec assurance les contre vérités habituelles, dont voici quelques échantillons : « les comptes du débouclage ont été contrôlés par les commissaires aux comptes, par la commission bancaire, et par les 3 magistrats instructeurs » (sauf que lesdits contrôles ont été faits sur des documents fournis par la banque – dont l'authenticité est de ce fait totalement contestable) ; « le montant exact des pertes est connu » (le montant exact des pertes n'est connu que de la SG ! La banque a déclaré un chiffre qui n'a jamais été expertisé par la justice) ; « les opérations fictives étaient difficiles à déceler parce que sophistiquées » (elles ont été qualifiées au procès de « bidouilles d'amateur » par un professionnel de la finance, le témoin Philippe Houbé) ; « les opérations de JK étaient indétectables parce que noyées dans la masse » (l'intox maison habituelle, infirmée, au procès, par des témoins, experts qualifiés, et par Maître Koubbi) ; « il existait une culture de confiance à la SG : la hiérarchie de JK n'avait pas idée, face à des alertes, de soupçonner une fraude et de rechercher un coupable » (pourtant, à l'époque des faits, au printemps 2007, un trader qui pratiquait les mêmes opérations fictives que JK avait été découvert. Licencié, il s'était suicidé. Peut-on imaginer qu'un événement aussi dramatique soit passé inaperçu et que la confiance des chefs n'ait pas quelque peu vacillé ?). On le voit : Me Soltner préfère ressasser les faits, arrangés à sa manière, plutôt que de faire du droit.
Il consacrera en effet moins de temps à répondre à quelques-uns des arguments juridiques exposés par Me Spinosi, n'abordant que la demande de réduction des dommages et intérêts.
JK ne peut y prétendre, affirme l'avocat de la SG, qui approuve l'application par la cour d'appel de la jurisprudence du 4 octobre 1990, citée plus haut. Il estime qu'on ne peut mettre en balance une infraction intentionnelle et une négligence de la victime. Dans de tels cas, la loi ne prend pas en compte une telle négligence, assure-t-il, et elle exige l'indemnisation intégrale de la victime. Sans surprise, l'avocat de la banque ne reconnaît pas que celle-ci ait commis une faute volontaire.
A propos de l'absence d'enrichissement personnel de JK, Me Soltner oppose à la défense un argument confondant : certes JK n'a pas tiré profit de sa faute, reconnaît l'avocat, mais il aurait pu ! – s'il avait perçu un bonus. Voilà un juriste qui semble ignorer que le bonus, dans le métier de trader, est une rétribution. Même l'avocat général Yves Le Baut n'osera pas utiliser une telle remarque !
L'avocat de la Société générale conclut sa plaidoirie avec emphase : « adopter le point de vue de la défense serait déconstruire le droit » . Rien que ça.
L'avocat général Yves Le Baut s'exprime en dernier. Après l'argumentaire tout en finesse de Me Spinosi, nous nous attendons à une bataille juridique musclée. Nous comprenons très vite que ce ne sera pas le cas. Entre autorité et mauvaise foi, l'argumentation d'Yves Le Baut est expéditive. Yves Le Baut ne débat pas – il assène. Il ne cherche pas à convaincre : des oucases lui tiennent lieu d'arguments.
Dans son avis écrit, il avait considéré que les éléments de droit avancés par JK ne justifiaient pas que la décision de la cour d'appel soit cassée. À l'audience, il va enfoncer le clou, et s'employer à réduire à néant les arguments avancés par la défense.
Il ne lui faudra pas 3 minutes pour évacuer la question de l'abus de confiance. On ne peut pas y revenir, affirme le magistrat. Cela supposerait que l'on remette en question les faits. Or ceux-ci ont déjà été jugés par la cour d'appel et l'appréciation des juges de fond est souveraine. Voilà, c'est réglé. Le magistrat expédie de façon tout aussi péremptoire le non-respect par la banque de ses obligations : le point de vue de la défense, selon lequel « la SG, si elle n'était pas au courant, aurait dû l'être », ne peut être retenu, car ce n'est pas le lieu de revenir sur cette appréciation, qui n'est pas du domaine de la Cour de cassation. Nous n'aurons pas plus d'explications. Faute volontaire de la part de la SG, a dit Patrice Spinosi ? Négligence, maintient Yves Le Baut, qui répète ce qu'il avait formulé dans son avis écrit : « les manquements de la Société générale à ses obligations de contrôle n'impliquent pas que la banque ait consenti aux agissements de son trader. Une victime négligente n'est pas pour autant une victime consentante". La formule, visiblement, lui a plu. On devra se contenter de cette affirmation.
L'avocat général va s'étendre plus longuement, en revanche, sur la demande, faite par la défense, que la faute de la victime soit prise en compte pour réduire le montant des dommages et intérêts, en appliquant le principe de partage des responsabilités, et en tenant compte de l'absence de profit retiré par JK, ainsi que du montant disproportionné de la somme qu'on lui demande de rembourser.
La loi ne nous y autorise pas, affirme Yves Le Baut : il rappelle la jurisprudence, déjà citée par les 2 avocats, qui a été appliquée par la cour d'appel (cf. ci-dessus : octobre 1990). Selon Yves Le Baut, considérer qu'il y a partage des responsabilités serait admettre qu'il y a équivalence entre une faute volontaire, intentionnelle, et une négligence. Or ces 2 fautes ne sont pas de même nature. La loi, d'ailleurs, assure-t-il, ne prend pas en compte, pour réduire le montant du remboursement d'un préjudice financier, le fait, avancé par la défense, que l'auteur d'une infraction n'aurait pas pu parvenir à ses fins sans la négligence de la victime. « A-t-on jamais vu un escroc, qui a pu pénétrer aisément dans une propriété dont les fenêtres étaient restées ouvertes, demander à garder une partie du butin, au prétexte que sa victime a été imprudente ? » , raille-t-il. La mauvaise foi d'Yves Le Baut est insupportable, qui compare 2 situations radicalement différentes. D'abord JK n'est pas un escroc ( (voir le site) ) et il est pervers d'insinuer ce terme dans l'esprit des conseillers, précisément à un moment où il est important de rappeler qu'il ne s'est pas enrichi. Ensuite, comment ce magistrat peut-il feindre d'ignorer que les relations de la victime et de l'auteur de la faute ne sont, ici, pas aléatoires : la victime est l'employeur de l'auteur de l'infraction. À ce titre elle a des obligations envers son salarié. Prendre un tel exemple pour justifier le refus de diminuer la somme réclamée à JK est tout simplement aberrant : sommes-nous devant la plus haute juridiction de la Justice française ou au café du commerce ?
L'absence de profit n'est pas non plus prise en compte par la loi affirme encore Yves Le Baut.
Enfin, le magistrat explique qu'une condamnation civile n'est pas une peine, et donc qu'elle n'a pas à être proportionnée à l'importance de la faute. Elle dépend uniquement du préjudice financier subi par la victime. La loi ne prend pas en compte non plus les moyens financiers du condamné, si démesurément sans rapport, ici, avec la somme qu'il est censé rembourser.
Et Yves Le Baut d'ironiser méchamment : « pourquoi faire évoluer la jurisprudence sur ce point ? Pour répondre aux critiques et aux railleries répandues sur Internet, où l'on se sert du caractère exorbitant de la somme réclamée à JK pour tenter de discréditer les magistrats ?! » . Ah !… C'est donc ça ! Monsieur l'avocat général se venge, sur le dos de JK, des attaques de l'opinion à l'encontre de la justice, qui l'ont manifestement vexé. Quelle hauteur de vue, quelle sérénité de la part d'un magistrat en charge d'une fonction aussi lourde de conséquences !
Yves Le Baut a réservé pour la fin de son réquisitoire son argument le plus vil en faveur d'un rejet du pourvoi. Il imagine un scénario : si le jugement était cassé ; si JK était renvoyé devant une cour d'appel ; si le principe de partage des responsabilités était admis par ces nouveaux juges ; si ceux-ci évaluaient la responsabilité des 2 parties à 50% … alors JK devrait encore rembourser 2,5 milliards d'euros. « Ça ne changerait pas grand-chose » observe-t-il d'un ton léger. Cynisme odieux.
L'avocat général conclut sa prestation en donnant la consigne ferme de ne pas accéder à la demande de la défense de faire évoluer la jurisprudence, et il met en garde les magistrats de la chambre criminelle : « casser ce jugement serait prendre le risque inutile d'ébranler le droit stable » . On appréciera le « inutile » . Il ne s'agit que de rendre la justice, après tout.
L'avocat général Yves Le Baut a terminé. Il n'a consenti aucune concession à la défense de JK, dont il a balayé délibérément les arguments, ne laissant pas la moindre ouverture par laquelle la Cour de cassation pourrait se glisser afin de casser au moins partiellement quelques motifs de la décision de la cour d'appel. Il a blindé son rejet.
Il y a quelque chose d'inhumain dans la froide détermination de ce magistrat, qui s'applique avec acharnement à tenter d'obtenir la destruction définitive de la vie d'un homme qui n'a ni tué ni volé, et qui ne représente aucun danger pour la société. Le fait qu'il le fasse en toute connaissance de cause inspire un profond dégoût. La mission de l'avocat général, représentant du parquet, est de défendre les intérêts de la collectivité nationale. Ce jour-là, dans cette affaire, l'avocat général Yves Le Baut a détourné son mandat. Car les intérêts qu'il a défendus sont ceux de la Société générale.
L'audience est terminée. Le sort de Jérôme Kerviel s'est joué en 2h 50.
Nous quittons les lieux en proie à de sombres réflexions. Alors, encore une fois, tout ce qui pourrait servir la défense a été évacué prestement. Est-il possible que la SG sorte triomphante de cette ultime démarche de JK devant la justice française afin de faire éclater la vérité ?
Depuis 6 ans, toutes juridictions confondues, audience après audience, tous les juges se sont pliés aux volontés de la banque et ont accepté sa version des faits : le Président Pauthe, en 1ère instance, la juge Filippini, en appel, comme avant eux les magistrats instructeurs. Tous ! Et aujourd'hui, face à cette juridiction suprême, un représentant du parquet a apporté à la SG son soutien inconditionnel et péremptoire, et a, de tout son poids, fait pression sur les conseillers de la Cour de cassation, afin qu'ils proclament une fois pour toutes, par leur décision, que la SG est innocente de toute responsabilité dans les agissements de JK, et qu'elle en est la victime à part entière.
Si les conseillers de la chambre criminelle suivent les recommandations de l'avocat général, alors serait entérinée définitivement par la justice française la version officielle de l'affaire, celle que la SG a inventée, fabriquée de toutes pièces, en ces quelques jours de janvier 2008 où la banque, avant de révéler l'affaire au public, a pu, en toute discrétion, construire un scénario, anticiper les soupçons dont elle ne manquerait pas d'être l'objet, mettre au point ses arguments, peaufiner sa parade, prendre toutes les dispositions matérielles nécessaires, en vue de faire face aux enquêtes prévisibles.
La justice a accepté sans la moindre réserve la version mensongère de la banque, et s'en est faite le défenseur ardent, balayant tous les arguments de la défense. Toute l'énergie de Maître David Koubbi, en appel, tout son travail, tous ses efforts, et toute sa compétence, se sont heurtés à un mur. Au lieu de tenter d'éclairer, à la demande obstinée de l'avocat, les nombreuses zones d'ombre d'un dossier troué de vertigineuses lacunes, la juge Filippini s'est efforcée de les maintenir bien opaques – comme ses prédécesseurs. Non seulement elle n'a pas cherché à vérifier les dires de la banque, mais pire : elle a refusé à JK et à sa défense l'accès à des preuves qu'ils n'ont pas cessé de réclamer depuis 6 ans, les désignant aux juges et les localisant - la justice n'a jamais consenti à diligenter les enquêtes nécessaires : refus d'examiner les livres de comptes 2007-2008, comme préconisé par des professionnels de la finance, qui permettraient de retracer sur plusieurs mois toutes les opérations effectuées dans la banque et de savoir ainsi exactement qui a fait quoi pendant cette période ; refus de perquisitionner ce serveur inviolable, basé à Chicago, afin d'y vérifier si des mails compromettants pour la SG ont été effacés ; refus de soumettre à des experts indépendants les enregistrements manifestement tronqués de l'interrogatoire de JK par des cadres de la banque, au premier jour de la « crise » . Le scandale absolu concerne le débouclage – 3 jours au secret - des positions à risque prises par JK, début janvier 2008, et l'évaluation des pertes qui en auraient résulté : 4,9 milliards d'euros ! - jamais expertisés par la justice ( (voir le site) ) !
On nous dit (les journalistes se gargarisent de cet « argument » ), que la commission bancaire a contrôlé tout cela, les opérations et les comptes du débouclage. Mais soyons clairs : la commission bancaire n'a pas travaillé sur des documents d'origine. Comme tous les enquêteurs dans cette affaire, policiers de la Brigade financière, juges d'instruction, inspecteurs, la commission bancaire a examiné des copies de tels documents, qui lui ont été fournies par la SG, et dont la fiabilité est donc hautement contestable ( (voir le site) ). La SG a choisi de transmettre ce qui lui convenait et ses déclarations ont tenu lieu de preuves. Tout cela est infecte. Depuis 6 ans, la justice a décidé de se taire ; elle a cautionné des mensonges ; elle a dévoyé sa fonction.
La vérité, tout le monde la connaît pourtant. Tout le monde sait que la SG était au courant des agissements de JK et qu'elle l'a, sciemment, laissé faire tant que cela lui rapportait beaucoup d'argent ! La juge Mireille Filippini le sait. Le Président Dominique Pauthe le sait. Le juge d'instruction Van Ruymbeke le sait. La garde des sceaux, Christiane Taubira, le sait, qui pourtant couvre honteusement, par son silence et par son inaction, les décisions des magistrats placés sous son contrôle. Le chef de l'état François Hollande le sait. Tout ce beau monde a choisi délibérément de sacrifier JK, sa vie entière, pour le profit d'une banque. Mention spéciale pour les médias, qui, dans leur majorité, par leurs prises de position en faveur de la SG, répandent, depuis 6 ans, dans l'opinion publique, les contre vérités édictées par la banque. Quelle infamie que cette coalition des 3 pouvoirs, état-justice-médias, réunis contre un homme seul, dont la destruction est sans commune mesure avec les fautes qu'il a commises. Le procès de Jérôme Kerviel est devenu emblématique des dérives de la justice, de sa soumission au système financier, ainsi qu'au pouvoir politique qui le protège.
Nous le constatons encore aujourd'hui devant la plus haute institution judiciaire française, dont l'un des membres, Yves Le Baut, s'est érigé en défenseur des intérêts d'une banque !
Qui est cet homme, dont l'assurance arrogante laisse supposer qu'il soit investi d'un pouvoir inviolable ? L'avocat général n'est pas un avocat. Il est en réalité un magistrat du parquet, qu'il représente aujourd'hui devant la Cour de cassation - où il est chargé d'émettre un avis sur le bien-fondé du pourvoi. Il est sous l'autorité et sous le contrôle du procureur général près la Cour de cassation, lui-même nommé par la chancellerie. C'est Jean-Claude Marin qui occupe actuellement ce poste, celui-là même qui, dès le printemps 2008, avait désapprouvé la décision de libérer JK après 37 jours de détention, préconisant qu'il soit incarcéré jusqu'au procès - pas franchement favorable à JK, donc. Les 40 magistrats de la chambre criminelle sont eux-mêmes sous l'influence du parquet.
Il n'est donc pas anodin que Yves Le Baut ait préconisé fermement le rejet du pourvoi. Certes, les conseillers ne sont pas tenus de suivre son avis, mais ne pas le respecter aurait sens de rébellion. L'avocat général est en quelque sorte le porte-parole du procureur général, et à ce titre, il sert de courroie de transmission des ordres du pouvoir politique. Sa recommandation de rejet sans concession constitue donc un message impérieux adressé aux conseillers. Que ceux-ci l'entendent bien : c'est un ordre. En cassation, une fois de plus, la partie n'est pas équitable.
Mesdames, Messieurs les magistrats de la chambre criminelle, la décision, cependant, vous appartient. Vous voici face à votre conscience et à votre devoir : faire en sorte que la vérité ait un jour la chance d'être dite, lors d'un nouveau procès. Car vous aussi vous savez.
Allez-vous graver cette monumentale injustice, qui scandalise vos concitoyens, dans le marbre de votre décision ? Allez-vous au contraire reconnaître que la SG a commis délibérément une faute volontaire, et que donc Jérôme Kerviel n'est pas coupable d'abus de confiance ? Direz-vous que les responsabilités des pertes sont partagées et que la SG doit donc en prendre sa part ? Epargnerez-vous ainsi à JK une vie définitivement ruinée, et à la justice la honte d'une tache ineffaçable ?
Quelle noble mission est aujourd'hui la vôtre, qui consiste à réparer une aussi considérable injustice ! Vous détenez ce pouvoir ! Entendez, dans cette perspective, les arguments juridiques de Me Spinosi, qui ne propose pas de bouleverser le droit par un revirement de la jurisprudence, ainsi que l'a affirmé Yves Le Baut de façon perfide, mais qui vous demande juste de faire évoluer celle-ci, en l'adaptant aux particularités de l'affaire, dans la continuité de vos décisions antérieures. Il faut donner à la justice sa dernière chance d'être rendue dans cette enceinte solennelle. Il faut donner à JK la possibilité d'être rejugé, l'espoir d'un procès enfin équitable, lui qui a reconnu ses fautes depuis le début – ne les a-t-il pas lourdement payées, par ces 6 années de calvaire ? Il faut casser la décision de la cour d'appel de Paris.
Refusez d'obéir. Résistez aux influences et aux pressions dont vous serez peut-être l'objet, d'où qu'elles viennent. Au lieu d'attacher votre nom, celui de vos enfants, à tant d'ignominie, devenez les défenseurs d'une justice juste et indépendante. Quel risque y prendriez-vous ? On peut comprendre qu'il soit impératif de protéger les intérêts d'une banque systémique indispensable à l'économie du pays. Mais reconnaître aujourd'hui, 6 ans après les faits, une faute de la SG, et en tirer les conséquences, mettrait-il la place financière de Paris en péril ? Voyez comment les justices britannique et américaine ont réagi dans des cas comparables. Elles n'ont pas hésité à mettre en cause la responsabilité de banques aussi importantes que Goldman Sachs et JPMorgan, qui ont été sanctionnées par de lourdes amendes de plusieurs centaines de millions de dollars. A-t-on vu que cela ait provoqué un séisme planétaire ? Pourquoi la justice française est-elle si complaisante à l'égard des banques ?
En persistant dans une telle bienveillance, qui confine à la complicité, les pouvoirs judiciaire et politique contribuent puissamment au maintien d'un système financier pervers, qu'ils savent pourtant responsable de la crise économique et sociale du pays. Double discours du pouvoir, qui officiellement prétend vouloir moraliser le système financier, mais qui se garde de prendre les mesures nécessaires à un tel projet. Qui est dupe ? En cassant l'arrêt de la cour d'appel, soyez ceux qui envoyez un retentissant coup de semonce : il faut que cela change !
Le 19 mars, les citoyens français ont un rendez-vous solennel avec leur Justice. Ce sera pour cette institution l'occasion de se réhabiliter, de montrer à la face du monde son indépendance. Ecoutez vos concitoyens ! : ils revendiquent une justice intègre. Une justice qui délivre des jugements équitables, sans favoritisme de classe, ni de pouvoir. Une justice animée d'une exigence d'absolue transparence, cette valeur cardinale, indispensable au bon fonctionnement de la République – tout ce qui a fait cruellement défaut dans le procès de Jérôme Kerviel, c'est cela qu'ils attendent. Ne les décevez pas : que votre décision soit l'amorce d'un tournant. Le comité de soutien de Jérôme Kerviel vous y exhorte, pour Jérôme Kerviel, victime de la partialité coupable de ses juges – et pour l'honneur de notre pays.