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- Chronique -
La charrette de l'Ankou

Nouvelle d'Abeozen

marc Patay Lejean pour ABP le 29/12/18 16:35

Abeozen (1896-1963) est considéré comme un des meilleurs auteurs de son époque. Le camp de Pontanezen à Lambezellec, évoqué ici, accueillit des Américains de 1917 à 1919

- Combien j'vous dois ? dit Per ar C'harduner à Marie Roparz, serveuse à l’hôtel Tanguy, au bout de la rue de Siam, non loin de Pont-meur

- Cinq sous, dit-elle, en souriant aimablement au jeune américain, où avez-vous trouvé le temps d'apprendre le breton ?

- Je connaissais quelques mots avant de traverser la mer pour venir à Brest. Il y a près de trente ans, mes parents ont quitté Lampaul pour émigrer au Canada. Moi, à 18 ans, je suis parti travailler aux US, à Détroit. Enfant je parlais l'anglais et le français, sans perdre le peu de breton qu'on m'avais appris, et, depuis six mois, à Pontanezen, j'ai trouvé le moyen de l'utiliser, un peu tous les jours, pour ainsi dire.

- Vous vous débrouillez bien ! dit- elle, oh, regardez ! Encore un enterrement ! Quelle pitié, tous ces gens qui meurent de la grippe espagnole ! Depuis deux mois, sur cinq cents matelots de Brest, il en reste peut être cent cinquante, et parmi les Américains, avez vous des malades ?

L'air sombre, Per regarde la foule qui suit le cercueil dans la rue. Un vent froid et capricieux oblige les femmes à tenir leur chapeaux. La grêle menace dans le ciel.

- Oui, dit-il après un moment, le nombre de malades augmente parmi nous, depuis une semaine, il y a déjà un ou deux morts. J'ai peur que les choses empirent bientôt, mais les Américains sont insouciants, ils ne sont guère préoccupés par les morts. Les corps sont vite enterrés et les vivants sont en paix, ceux qui travaillent, les autres aussi qui se consacrent à leurs plaisirs, tous les jours. Moi je ressemble aux gens de ce pays-ci, je suis choqué par l’indifférence de mes compatriotes.

Ce faisant, il montre, d'un regard, ses deux camarades riant à pleines dents et dégustant un verre de cognac .

Les mêmes allument des cigarettes, se lèvent , puis sortent dans la rue,

- Kenavo, à un de ces jours, dit Per

- Kenavo répond Marie en saisissant les verres sur la petite table

1918 – la guerre est dans sa cinquième année. Les soldats sont fatigués, cela fait si longtemps qu'ils pourrissent dans les tranchées. Ils sont fatigués aussi ceux qui les attendent; les deuils ne font qu'augmenter. Pourtant, les affaires ne vont pas si mal. Ce qui est rare se vend cher ; à Brest, les Américains ont donné une impulsion au commerce et incité nombre de femmes à se détourner de la sagesse.

Quand de jeunes soldats du pays arrivent en permission, ils se demandent avec inquiétude, s'il leur venait de songer à une fille, n'a t-elle pas déjà connu un Noir ou un de ces Blancs d'outre mer ?

Par surcroît, une étrange épidémie a commencé de faire des ravages parmi une population déprimée. La grippe espagnole, appelée ainsi car elle semble provenir d’Espagne. Des gens meurent si brusquement que personne ne pense qu'il agit d'une grippe ou même de la peste, un médecin a prononcé ce mot, une de ces maladies qui stagne durant des siècles puis reprend de la vigueur, à la faveur de ce grand concours de peuples et de races appelés ici, du fait de la guerre.

Six mois, que Per ar C'harduner a débarqué à Brest avec tous ces fourgons. C'est le chauffeur de l'un d'eux et, chaque jour que Dieu fait, il transbahute des marchandises de toutes sortes de la gare vers Pontanezen ou d'autres camps, tout autour de Brest.

Il se plait pas mal ici. Breton d'origine, cela n'est guère étonnant. Bien sûr, que de changements entre ce promontoire et l’Amérique, avec ses vastes plaines et ses villes aux gigantesques grattes-ciel. Là-bas, on est perdu comme un grain de sable sur la plage, alors qu'ici chacun et chaque coin du pays conservent un aspect particulier.

Deux ans auparavant, il avait quitté une grande ferme de l’Alberta, tenue par ses parents et leurs sept enfants. Il y eut des frictions avec son frère aîné. Sur le coup de la colère, Per était parti aux Etats-Unis et travailla chez Ford. Il y était pas mal et, comme on dit, là où est la vache, elle doit brouter. Cependant, quand on proposa à de jeunes gens de partir en Europe, faire la guerre à l’Allemagne, Per s'engagea dans l'armée de Pershing, sans le moindre regret. L'envie lui avait pris de voir du pays et de découvrir la terre natale de ses parents. Il était de caractère impatient, facile à émouvoir et sujet à l'ennui. Qui sait ? Peut être va t-il tirer profit de sa querelle avec Jakes. Ici, il était sûr qu'il n'était pas si loin, sauf à contempler Beg an Tour depuis un quelconque cimetière ...

Pour l'instant, il ne trouvait pas le temps long. La nuit, au lieu de filer à Brest pour boire ou courir les filles, il fréquentait souvent la maison de Rognant, pendant une heure ou deux, à coté de Pontanezen. Il apportait tabac, thé, sucre et quelques douceurs pour les femmes et les enfants. Même sans parler, ils se trouvaient bien ensemble. Tout cela les rapprochèrent, le temps de la guerre. Il eut l'occasion de parler à la grand-mère, car il comprenait le breton et il devenait de plus en plus habile pour lui répondre. Ils causaient parfois devant le feu. De temps à autre, un ancien contait aux jeunes des histoires drôles ou cruelles, de l'Ankou et de sa charrette … de revenants et de lutins. Il lui semblait retomber en enfance. Cette étrange épidémie assombrissait les propos de la grand-mère et la peur s'insinuait dans les rires.

Un lundi soir, quand Per fit une halte chez Rognant, il était plus fatigué et soucieux que d'habitude. La grippe creusait les rangs des Américains et l'on devait souvent convoyer des cercueils de l’hôpital au cimetière de Lambezellec.

- Je viens de faire une tournée, et je recommence bientôt. Je suis le chauffeur de l'Ankou … Il rit jaune

- Quel malheur, dit-elle, on n'a même pas le temps de faire une cérémonie pour ces pauvres chrétiens là

- l'armée n'est jamais bien délicate, dit Per. Parmi nous, pas beaucoup de respect pour les trépassés. Mais la maladie est si contagieuse, qu'il est plus sage de mettre au plus vite les corps dans les cercueils puis de les enfouir sans attendre. Parfois, de temps à autre, j'ai peur d'envoyer au cimetière des gars qui sont pas tout à fait morts !

- C'est terrible ce que vous dites, de quoi vous empêcher de dormir !

- De vous rendre dingue, grand-mère, et Per se remit en chemin.

Le lendemain, ce n'était pas une tournée, mais trois qu'il dut faire !

Cette fois, il fut dégoûté par ce métier. Il commençait de faire nuit quand il se rendit à Kerinou avec son dernier chargement. Le rhum qu'il avait bu pour chasser ses idées noires lui montait à la tête. Un Américain sortit brusquement d'un café, un qui voulait s'en retourner à Pontanezen sans se fatiguer. Sans hésiter, il agrippa l'arrière du fourgon et y sauta à force de bras. Se souciant de rien, il s'assit sur un des cercueils. Près de Lambezellec, il songea qu'il était temps de continuer à pied à travers le camp. Mais le camion allait trop vite alors le type héla le chauffeur afin qu'il ralentisse l'allure.

Hello boy !, cria t-il à tue tête, mais il n'eut pas le temps d'en dire plus. Paralysé par cette voix qui venait de l'arrière, Per tourna la tête. Quand il aperçut l'homme, debout sur un cercueil, Per crut que le passager était l'un de ses macchabée qui se dressait dans sa tombe !

Affolé, Per coupa son élan, non pour permettre au macchabée de descendre, mais pour s'extirper lui-même de dessous son volant, de sauter dans le fossé puis de filer à travers les champs sans tourner la tête.

Le soudard avait sauté lui aussi. Le fourgon alla taper le talus au coin de la route tandis que la roue arrière continuait à tourner en creusant la chaussée.

Interdit, le soldat vit Per errer parmi les choux, il haussa les épaules puis alla stopper le moteur de l'engin.

Ainsi, vous comprendrez pourquoi Per ar C'harduner perdit la raison en conduisant la charrette de l'Ankou.

Nouvelle tirée de Pirc'hinin kala-goanv, Al Liamm , 1969, traduite par mes soins, avec l'aimable autorisation de Gwenael Denis, spécialiste d'Abeozen

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Informaticien, marié, aime l'écriture (prose poétique, essais, traduction), la langue bretonne, l'histoire, de la Bretagne en particulier, etc
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Vos 3 commentaires
  kris braz
  le Dimanche 30 décembre 2018 15:25
A titre d'information, une émission publiée sur RCF Finistère voici deux ans, avec deux nouvelles d'Abeozen, Permisionad et celle-ci : https://rcf.fr/culture/deux-nouvelles-dabeozen-par-kristian-ar-bras-et-yann-edern-jourdan-0.
Bon à savoir également, ces nouvelles devaient se retrouver sur le site de TES dans le cadre de leur publication sur le Grande guerre. Hélas, le nom même d'Abeozen donnait des boutons à l'inspecteur d'académie pour le breton de l'époque (toujours maire de Plouisy aux dernières nouvelles). En conséquence, il menaça de faire annuler l'ensemble du projet si ces deux nouvelles y figuraient. Démocratie…
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  kris braz
  le Dimanche 30 décembre 2018 21:51
Peut-être mieux avec ce lien ? https://soundcloud.com/anna-ab-1/tumporell-an-ankou
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  GreenBreaz
  le Mercredi 2 janvier 2019 02:12
Je vous trouve très gentil par rapport à la situation M. Braz qui croyez encore en la démocratie. L'ouvrage publié qui a suivi ne fait même pas état de tous les artistes qui y ont contribué. Il n'y a aucune mention précisant que certains textes ont été refusés par certain.e.s personnes, ni lesquel.le.s. Censure ? Inexistentialisme ?
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