Texte de Roger Faligot paru dans le catalogue du festival du livre de Carhaix.
À ma connaissance, cʼest la première fois quʼun festival du livre donne un coup de projecteur sur cette communauté dʼêtres hybrides et ambivalents que sont les journalistes-écrivains. Cʼest mérité mais un peu flou. Comment tracer leur portrait-robot ? Qui sont-ils ? Qui sont-elles au juste ?
Des journalistes du quotidien qui, dès quʼils ont du temps libre, rédigent un roman qui sʼest enrichi de leur expérience professionnelle, de rencontres étonnantes, dʼaventures incroyables ? Ou au contraire écrivent-ils un livre documentaire dans lequel ils glissent des ingrédients quʼil leur est impossible de mentionner dans leur journal, sur les ondes, au petit écran, sur la toile mondiale de lʼinternet ? Sont-ce des reporters qui, frustrés de ne pouvoir rédiger que quelques feuillets pour leur journal, nous restituent toute la complexité du monde dans des « livres reportages » ? Des journalistes qui, avec lʼâge, cèdent la place à la plus jeune génération et sʼoffrent une deuxième vie en choisissant le livre comme viatique ? Ou encore, comme cela est le cas pour certains dʼentre nous, des journalistes indépendants ou freelance dont le livre est le principal chantier dʼinvestigation et dʼécriture, et les reportages pour la presse une extension ou un complément, parfois promotionnel ?
Les journalistes-écrivains constituent cet univers-là. Et beaucoup plus encore. Ce monde pourrait sʼenrichir dʼautres définitions. Il y a même une race quʼon croyait en voie dʼextinction et qui semble revivre grâce à lʼinternet : les feuilletonistes comme au XIXe et début du XXe siècle tels les Bretons Paul Féval, auteur des Mystères de Londres ou Pierre Souvestre (et Marcel Allain ) avec leur Fantômas.
À partir des années 70, est apparue une catégorie que le Festival a voulu particulièrement honorer et que le public affectionne : le journalisme dʼenquête ou dʼinvestigation, pourtant parfois jugé comme un concept un peu fourre-tout.
À mon avis – mais cela fait lʼobjet dʼun des débats du Festival – on a attribué par erreur la paternité de cette école dʼinvestigative reporting aux Américains à propos de lʼaffaire du Watergate. Cette affaire est donnée en exemple comme une formidable enquête des journalistes Woodward et Bernstein du Washington Post qui ont établi que le président Nixon a fait espionner le Parti démocrate, ce qui a provoqué par ricochet sa démission. Mais une contre-enquête pourrait aisément démontrer que les deux journalistes ont été manipulés par Gorge Profonde, ce fonctionnaire qui leur donnait la becquée, de lʼinformation au goutte-à-goutte, visant surtout à déstabiliser Nixon... (1)
Cela a eu en Europe un effet pervers donnant lʼimpression que « faire de lʼinvestigation », cela revient à obtenir de fonctionnaires de police, de juges et dʼautres des documents confidentiels, des procès-verbaux dʼaudition, des fax détournés, des relevés dʼécoute, voire des courriels et des SMS... De tels documents peuvent lancer sur une piste, confirmer lʼorientation dʼune enquête approfondie, contredire une idée de recherche, mais cela ne constitue pas de lʼinvestigation en soi. De même que le sacro-saint respect des archives nʼoffre pas de certitude dans lʼinvestigation historique sʼil nʼest pas contrebalancé par des témoignages de protagonistes. Fermons la parenthèse. Non sans avoir signalé que, six ans avant le Watergate, le scandale de lʼenlèvement de lʼopposant marocain Ben Barka en France avait déjà offert une formidable occasion à des journalistes français de se livrer à une grande enquête exemplaire grâce à lʼesprit dʼéquipe et lʼinvestigation réalisée qui a fait école depuis. Mais on pourrait remonter plus loin, par exemple aux années 30 quand Albert Londres enquêtait sur les bagnes ou Morvan Lebesque, pour Détective, sur lʼautonomisme breton. La ténébreuse affaire Seznec elle-même, quand on étudie son évolution depuis 1923, a motivé de longues enquêtes journalistiques et inspiré de nombreux journalistes-écrivains. Il faut savoir aller à contre-courant des idées reçues, y compris par des contre-enquêtes qui décoiffent...
Jʼestime que le livre de Bernard Rouz (de France 3) "LʼAffaire Quémeneur-Seznec" fait aussi avancer notre compréhension et aide à la manifestation de la vérité pour laquelle notre ami Denis Seznec se bat, même si ce dernier exprime quelques réticences. De même, naguère, lʼenquête de Thierry Guidet, de Ouest-France, sur la délicate affaire Yann-Vari Perrot, ou aujourdʼhui celle dʼAlain Cabon et dʼErwan Chartier sur les arcanes des années de poudre en Bretagne, permettent de mettre à plat ces dossiers dans des chapitres quasi historiques.
Dans ce genre dʼenquête se dessine un autre thème que nous avons voulu aussi mettre en perspective pour ce Festival : le croisement de lʼinvestigation journalistique et de la recherche historique. Là encore, ce sont plus des journalistes- écrivains qui sʼy adonnent, dans la mesure où les facteurs temps et espace prédominent. Certaines de nos enquêtes, à tous, ont duré des années et nous ont parfois emmenés sous bien des cieux. Cʼest pourquoi, en plus de tous les auteurs dʼArmorique, nous avons invité un « Breton dʼhonneur », Rémi Kauffer, membre de la rédaction dʼHistoria, avec qui jʼai pu reconstituer la vie de Jean Cremet, notre « Hermine rouge de Shanghai »... Six ans dʼenquête, dix pays visités... Et je nʼoublie pas deux journalistes écrivains issus du Télégramme, qui ont fait œuvre de bénédictins pour brosser un tableau des deux guerres du XXe siècle : Roger Laouenan avec La Moisson rouge et sa série sur la guerre de 14-18, et René Pichavant avec ses Clandestins de lʼIroise sur la résistance, ou encore avec la plus jeune génération à Ouest-France, Philippe Chapleau, sur la Résistance 2 et les enfants-soldats, ou Emmanuelle Métivier, avec ses galeries de portraits de résistants et dʼouvriers de lʼArsenal de Brest, Franck Renaud, avec son étude du nouveau milieu.
Sans pouvoir répondre à la question : y a-t-il une école de lʼinvestigation bretonne, comme il y aurait une école de la BD belge ou bretonne, on peut se la poser. Surtout quand on regarde lʼéventail des grands noms bretons dans ce domaine à Paris, les Jean Guisnel, Edwy Plenel, lHervé Hamon, Pierre Péan, Jean Bothorel, Bernard Thomas...
Au Festival du livre de Carhaix se poseront enfin avec le public, avec les lecteurs, des questions que génèrent les nouveaux défis : quelle sera lʼœuvre des journalistes dʼinvestigation, des journalistes écrivains dans les années à venir ? Quelle est leur marge de manœuvre quand la judiciarisation sʼaccroît et que certains droits dʼexpression semblent remis en cause (par lʼÉtat, par les extrémismes religieux, etc) ?
Ces journalistes-là sont-ils les meilleurs défenseurs des consommateurs de lʼinformation face à la fiction des « journalistes-citoyens » ? Et comment poursuivre avec de nouveaux supports, tels les journaux et les livres électroniques (lʼe-book) ? Avec lʼinternet et déjà « lʼaprès-internet » qui se profile dans certains laboratoires, au Japon et ailleurs ?
Les journalistes-écrivains ! Tout lʼéventail de ces divers métiers de lʼesprit, de la plume, du micro, du téléobjectif et du clavier y est représenté à Carhaix pour nourrir ce dialogue : les journalistes romanciers comme André Célarié et Gilles Martin-Chauffier ; les chroniqueurs de la vie politique qui nous permettent de nous faufiler dans les coulisses du pouvoir comme Hubert Coudurier ; les journalistes-écrivains qui affectionnent le polar comme Gérard Alle (souvent très investigatif !) ; des biographes et chroniqueurs littéraires comme Yves Loisel ; des poètes comme Pierre Tanguy ou Roger Gicquel. Sans parler de lʼouverture sur le monde avec la venue du journaliste-écrivain allemand Jochen Schmidt, auteur de Bretagne, mode dʼemploi, mais aussi dʼun débat sur le journalisme dʼinvestigation en Espagne, autour du film GAL, un crime d'État de Miguel Courtois, avec José Garcia dans le rôle du journaliste de Diario 16 découvrant la vraie nature de la guerre sale au Pays basque...
Un festival comme celui-ci, en plus des rencontres avec les auteurs et des échanges chaleureux, ne peut que donner envie à des journalistes de déployer leurs ailes, aux écrivains dʼaffûter leur plume et aux patrons de presse – tous médias confondus – de donner, en Bretagne et vers lʼextérieur, de nouveaux moyens à leurs journalistes pour mener des enquêtes toujours plus approfondies, aux éditeurs dʼaccueillir et de promouvoir de nouvelles productions de ces drôles dʼoiseaux que sont les journalistes-écrivains. Leur œuvre joue, à mon sens, un rôle central dans la richesse, lʼoffre culturelle dans ce pays, la réflexion collective et la défense des principes élémentaires dʼune démocratie comme la nôtre. Cʼest pourquoi jʼai accepté dʼen présenter lʼenjeu.
Roger Falogot
(1) On se souvient de Les Hommes du président (film) avec Robert Redford et Dustin Hoffman.