Ventolune au Vauban, le 3 décembre 2025
Ventolune au Vauban, le 3 décembre 2025 © ABP

La Maison de l'Allemagne (Brest) a organisé haut la main une soirée ainsi que plusieurs cycles de conférences autour de Kafka dont la mort eut lieu en juin 1924. Cent ans et quelques plus tard, voici venu Décembre 2025 accompagné de deux concerts intenses et théâtraux. Pour notre plus grand honneur, ils prennent corps chez nous, à Brest, sur la scène du Cabaret Vauban.

« Le Château », « La Métamorphose », « Le Procès », « Lettre au Père »… Franz Kafka a produit tant d’oeuvres littéraires en langue allemande qu’on en oublierait son identité austro-hongroise. Le film biopic de la cinéaste polonaise Agnieszka Holland - très récemment sorti (« Franz K. ») réduisait l’homme à une accumulation d’expériences personnelles et anecdotiques en délaissant l’intérêt d’une fouille approfondie du processus mis à l’oeuvre chez l’artiste. Dommage. Pourquoi créer ? Comment ? Vers quoi tendre quand on « n’a rien » ?

Ce « rien » (« Nichts » en langue allemande) pose les bases des concerts organisés ce soir au Vauban par notre dynamique Maison brestoise de l’ Allemagne. Nous allons vous exposer les raison de ce rien, ou peut-être ses conséquences. En première partie, grâce au partenariat avec Plages Magnétiques - comme nous le rappelle fort justement Vincent Lavalle, co-président la MDA - c’est le duo brestois Ventolune et ses nappes de son pop analogique. Les deux musiciens entrent en scène de façon naturelle et néanmoins habitée. Les techniciens leur ont réservé de splendides ambiances colorées et lumineuses, dignes de leurs titres à la fois dansants et hypnotiques. Elle chante, lui plaque quelques accords sur les claviers, ils sont debout, souvent face-à-face dans un dialogue très maîtrisé, Tom Lelait jouant des pédales comme pour multiplier les boucles et les effets. Lou B. n’est pas en reste : sa voix chaude et grave pénètre les murs du Vauban. Nous nous habituons à leur rythme. Ventolune commence à nous engluer dans un univers particulier. Pas austère mais pas fun non plus, Ventolune change vraiment la donne. Dans une ambiance brestoise assez formatée (soit punk DIY soit hip-hop ghetto), nous nous en rendons compte ce soir, Ventolune marque le coup. À l’instar d’un Kafka pragois et néanmoins germaniste, Ventolune se joue et se chante surtout en Anglais, tantôt aux claviers, tantôt aux guitares. Elle chante, gratte, souffle, répète des textes en boucle. Il joue, gratte, pianote, secoue les cordes, utilise (rarement) le micro, bouge sa grande carcasse. Et soudain, on y est, on trouve les mots : Ventolune ose un trip-hop dont les samples et les boucles seraient humanisés. Ventolune, à la croisée des rails entre Alisson Mosshart et Beach House nous propose un lieu où les machines (nombreuses et coûteuses, nous sommes obligés de le noter ici) restent à leur place, sous les baskets des zicos et toujours un cran en-dessous. Car c’est l’humain qui prime. Ventolune se sert de toute son humanité pour nous emmener sur son dos, en plein vol, entre la free-party et ses beats puissants et le chant répétitif de Lou Barbedette qui berce redoutablement ses enfants. Nous, public, sommes redevenus bébés le temps de huit titres. Pas « rien ». Le « rien » arrive.

Sur chaque table du cabaret un livret soigneusement photocopié annonce ce qui va suivre : le trio Die Verwandlung qui tourne depuis Hambourg dans notre bon vieil Ouest breton. « Franz Kafka mis en musiques libres ! » annonce la première page du livret. Jetons un œil presbyte à l’introduction tapée en page 2. « (…) votre message me fait plaisir et me rend triste car je n’ai rien. » Ces mots sont de Kafka, en réponse à Robert Musil qui lui écrivait en 1914. Le trio s’installe. Lui à la guitare, elle au chant, le troisième aux percussions. L’ ambiance lumineuse imaginée par les techniciens est fabuleuse : aux trois lampes de fort diamètre posées sur la scène (qui ne sont pas sans rappeler de grands flashs de studio photo) devenue irisée répondent des néons verticaux tantôt blancs tantôt oranges. Olga Seehafer, chanteuse-actrice travestie en personnage des années 1920 (pantalon à pinces et cravate nouée sur chemisier de satin blanc, veste courte de citadin berlinois) remercie le public du Vauban en Français grâce à un texte lu depuis l’écran d’un smartphone. Ce texte est chaleureux et nous met en confiance. Au fond les musiciens sourient, ils sont tous deux issus du théâtre. Ce qui va suivre est remarquable. La mise en scène nous transporte, le chant d’Olga, ses paroles en Allemand du texte de Kafka (issu de « La Métamorphose » en ce début de set) bouleversent chaque spectateur du Vauban : les lumières jaillissent et semblent nous réchauffer autant qu’un poêle à charbon allemand. En cette période hivernale, nous voici transportés, oui, transportés aussi bien dans la langue que dans la musique, en passant par le théâtre - le fantôme de Brecht passe au-dessus de nous - puis c’est toute l’âme tchèque, morbide et comique, qui nous transperce.

À la suite de Ventolune le choix du trio Die Verwandlung est bien de fonctionner par boucles, lui aussi. Cette harmonie nous apaise et nous révèle le texte de Kafka comme nulle lecture ne l’avait fait précédemment. C’est grandiose. Le « (…) car je n’ai rien » de Franz K. semblait si nu, si humble, si seul. Le voici riche de trente spectateurs et d’un groupe. Certes nous quitterons le Vauban sans rien - ni disque ni film du concert - mais riches d’un éblouissement artistique rarement égalé et imprégnés pour longtemps du souvenir d’une très rare soirée. Du très grand art et un voyage dans le temps nostalgique mais jamais triste.