Les idées reçues sont tenaces. Nées au fil des siècles, elles figent en quelques images une caricature à laquelle il est difficile d'échapper. Mais les clichés sur l'Irlande sont-ils tous faux ? Comme la majorité des nations anciennes, l'Irlande est un pays complexe que ses voisins ont cherché à comprendre en simplifiant les traits. A commencer par l'image la plus répandue : les Irlandais sont (presque) tous roux. Sans aller jusqu'à cet extrême, l'Irlande peut effectivement se prévaloir de la deuxième population rousse en Europe (après l'écosse), avec 10 % de ses habitants, contre 4 % en moyenne dans le monde. Les premières populations rousses y seraient arrivées il y a environ 50 000 ans et s'y seraient facilement développées grâce à leur taux élevé de mélanine permettant la production de vitamine D, y compris sous des latitudes à faible lumière. Voilà donc un mystère élucidé. La météo y est bien sûr l'un des sujets de conversation les plus répandus. Et soyons honnête : avec environ 250 jours par an de pluie dans l'Ouest du pays, on ne part pas en Irlande chercher le soleil... Ici, la question fondamentale est celle de la définition, car comme le note le réalisateur anglais Alan Parker (réalisateur du film The Commitments) « La pluie est très difficile à filmer car elle est particulièrement fine. Si fine que les Irlandais ne reconnaissent même pas qu'elle existe » . La principale qualité requise pour discuter avec un Irlandais sera donc la capacité à disserter indéfiniment sur le temps qu'il fait, en des termes aussi positifs que possible. Une journée de fin crachin dans le Kerry sera ainsi « a grand soft day » . Quant à la véritable pluie, lorsqu'on reconnaît son existence, autant parler de « liquid sunshine » .
Car il ne saurait être question de confondre l'humour anglais, le fameux non-sense britannique, avec l'esprit irlandais. Comme l'affirmait l'écrivain Brendan Behan : « Ça n'est pas que les Irlandais soient cyniques, mais plutôt qu'ils ont un magnifique manque de respect pour tout et pour tout le monde » . A commencer par eux-mêmes, car les Irlandais ne rechignent pas, loin de là, à user de l'autodérision en toutes circonstances, sur un mode aussi éloigné que possible de notre cartésianisme franco-français : « Vous voyez des choses et vous dites “Pourquoi ?”, écrivait George Bernard Shaw, mais moi je rêve de ce qui n'a jamais existé et je dis “Pourquoi pas ?” » . Allez comprendre ! Quoi qu'il en soit, malgré l'avènement du Tigre Celtique dans les années 90 et ses récentes vicissitudes, l'esprit irlandais perdure grâce en particulier à une vie sociale particulièrement développée. Le pub chaleureux, la bière brune ou rousse, la musique tendre ou impétueuse, tout cela fait également partie intégrante de l'imagerie habituelle, à raison. On sait moins, en revanche, que les Irlandais sont les premiers consommateurs de thé au monde avec plus de trois tasses par jour et par personne. C'est moins glamour, mais ça réchauffe autant, sinon mieux ! Parmi les nombreuses idées reçues, perdure également celle d'une Irlande celtique éternelle, préservée de toute influence extérieure, image défendue tout au long du XIXe siècle par les nationalistes et les intellectuels en quête d'indépendance politique.
Il est exact que l'Irlande est l'une des très rares régions d'Europe à n'avoir jamais subi l'invasion et l'influence des Romains, en particulier en ce qui concerne son centralisme politique et administratif. Il est également exact que la révolution industrielle du XIXe siècle n'eut ici qu'une influence extrêmement modeste. Il serait pourtant faux de croire que les invasions vikings, anglo-normandes et anglaises n'ont laissé aucune trace dans la culture irlandaise, et l'on pensera en premier lieu à la langue anglaise, omniprésente. Sur un plan plus symbolique, la ressemblance est frappante entre l'hymne national irlandais (le « Amhrán na bhFiann » ), et la très britannique Pompe et Circonstance N° 2 d'Edward Elgar. Les exemples d'influence majeure ne manquent pas non plus du côté de l'urbanisme, de l'économie, des médias, de la cuisine, etc. Il n'en reste pas moins que les Irlandais continuent, entre autres, de porter des prénoms imprononçables pour le reste de la planète et de se considérer comme celtiques, tandis que les Anglais ont depuis bien longtemps une certaine répugnance à s'admettre comme tel. De récentes études génétiques ont pourtant montré que la population anglaise actuelle est tout autant d'origine celtique que les populations d'Irlande, d'Ecosse, du Pays de Galles ou de Bretagne. Ce terme de « celtique » , désormais appliqué de façon bien floue à une multitude de notions très récentes (musique celtique, Tigre celtique, etc.), doit cependant être considéré avec beaucoup de prudence : comme le concède l'un des grands spécialistes en la matière, le professeur Barry Cunliffe de l'université d'Oxford « Il est possible que la seule véritable définition d'un Celte, aujourd'hui comme autrefois, est celle d'une personne qui se considère comme celtique » .
Article publié dans INTERCELTIQUE, le journal du festival interceltique de Lorient (été 2009) . Erick Falc'her Poyroux : Auteur ou traducteur de plusieurs ouvrages sur l'Irlande, dont : « Irlande - Idées Reçues » éd. du Cavalier Bleu, 2009 (avec Jean Guiffan).