Dans le combat des organisations laïques contre Diwan, certains Bretons ont été étonnés et même scandalisés de constater que des hommes dont ils se sentaient proches étaient en réalité opposés à leurs espoirs les plus chers.
L'origine de la laïcité militante
La laïcité militante est née avec la IIIème république française, dans les années troubles d'après la guerre de 1870. Autour d'un Etat affaibli par la défaite, les passions et les appétits s'aiguisaient. Bonapartistes, royalistes, républicains s'affrontaient pour le contrôle du pouvoir politique et de l'administration, en particulier de l'enseignement. Le jeu était encore compliqué par des factions, des présidents peu favorables à la République comme Mac Mahon, et des populistes comme le Général Boulanger.
La République française, pour affermir son pouvoir, a dû prendre des mesures énergiques. Cela commença par les lois sur l'enseignement public de 1881-1882. Puis avec Emile Combes, Ministre de l'éducation en 1895 et Président du Conseil en 1902-1905, le Bloc des Gauches développa une politique anticléricale agressive. Plus de 2500 établissements d'enseignement religieux furent fermés. Cette politique mena à l'adoption, le 9 décembre 1905, de la loi instaurant la séparation des églises et de l'Etat.
Ironie de l'histoire, Émile Combes dut démissionner de la présidence du Conseil à la suite de "l'affaire des fiches". Son ministre de la Guerre avait ordonné que l'appartenance politique et religieuse des officiers fût indiquée dans leurs dossiers…
La loi de 1905 formule les bases de la laïcité :
Article 1 : La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public.
Article 2 : La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.(…)
Le combat laïc est lié, dès son origine, au combat contre la langue bretonne ; en témoigne cette interpellation à la Chambre des députés du 16 janvier 1903 :
« L'emploi presque unique de l'idiome local, dans certaines régions de la Bretagne, sert admirablement, depuis longtemps, la cause des royalistes et des cléricaux. Dernier vestige, soigneusement entretenu, des vieilles choses abolies, la langue bretonne est le véhicule traditionnel des calomnies proférées journellement contre la République aux oreilles d'une population chez qui on essaie d'enrayer, par tous les moyens, l'œuvre libératrice du progrès.
Il importait au cabinet Combes, continuant en cela l'œuvre de M. Waldeck-Rousseau, et soucieux comme lui de la diffusion des idées républicaines, de prohiber, partout où il se pouvait, l'usage officiel du breton.
Le Ministre de l'Intérieur et des Cultes rappela donc aux prêtres bretons qu'il leur était interdit de faire les instructions religieuses en langue bretonne.
Quelques représentants des régions intéressées crurent devoir protester contre cette mesure, et M. Lamy, député, interpella à la séance du 16 janvier 1903. »
La laïcité est inscrite dans l'article 2 de la Constitution Française de 1958 : « La France est une république laïque … » . Elle est revenue dans l'actualité au moment du vote des lois instituant le modus vivendi entre l'enseignement public et l'enseignement privé : loi Debré en 1959, loi Guermeur en 1980. Aujourd’hui, son rôle consiste principalement à stigmatiser les langues régionales et les coutumes religieuses allogènes (sectes, foulard islamique) au nom de l'unité de la France.
Qu'est-ce que la laïcité ?
Il existe des mots d'usage courant pour lesquels chacun donne sa propre définition, ce qui ne facilite pas les débats : ainsi en est-il des mots comme démocratie ou liberté. Ces mots recouvrent cependant des concepts universels.
Le terme de laïcité n'est pas universel. Au sens militant que lui donnent les Français, il existe très peu de langues qui ont un mot correspondant. A part la France, la Turquie et l'Irak, je ne connais pas d’autres républiques qui se disent « laïques » .
La laïcité se définit comme une séparation nette entre la sphère privée et la sphère publique, entre ce qui est officiel et ce qui ne l'est pas. Tout ce qui est issu de l'Etat ou agréé par lui fait partie de la sphère publique. Le reste, en particulier la religion, les langues et les cultures non-officielles, fait partie de la sphère privée.
La laïcité est démocratique : La sphère privée est le sanctuaire de la liberté de pensée. Elle réduit néanmoins le champ politique : la sphère privée est la retraite offerte aux croyances et aux nostalgies, mais aussi à tout ce que les pouvoirs publics refusent de reconnaître ou de gérer. C'est l'Etat (la structure) qui définit souverainement les limites de la sphère privée, et non la nation (les personnes) qui définit les limites de la sphère publique.
Une extrême laïcité qui établirait une frontière étanche entre la sphère privée et la sphère publique est la marque des totalitarismes du siècle passé. Pour la philosophe Hannah Arendt, les « criminels de bureau » comme Eichman ou Himmler, qui envoyèrent des dizaines de milliers d’hommes à la mort dans les camps nazis, ne sont pas des monstres absolus. Le procès Eichman en 1961 révèle un homme ordinaire, mais chez qui les valeurs privées et le comportement public sont complètement dissociés. Plus que le fanatisme, c’est cette dissociation qui donne aux totalitarismes ses serviteurs les plus redoutables.
Communautarisme : un simple mot
Comme le terme laïcité, le terme de communautarisme n'est pas universel. Il est employé par les militants laïcs, souvent en référence aux USA. Assez curieusement, lorsque l'on interroge des Américains, ils ne le connaissent pas. Quand on leur décrit le sens, il disent « pluralisme » . Les Canadiens disent plutôt « diversité culturelle » .
Le mot « communautarisme » est un terme local français à vocation purement polémique. Il est la réponse au terme de « jacobin » , qui est lui aussi un terme local à vocation polémique. Lorsqu'on en décrit le sens à des étrangers, ils traduisent par «centralisateur» ou «partisan d'un Etat fort» .
Si l'on refuse le terme polémique de communautarisme, je pense qu'il faudrait aussi s'abstenir d'utiliser le terme de jacobin. Quand les termes polémiques ont été écartés, les alternatives laïcité - communautarisme ou jacobinisme - pluralisme se ramènent à un débat entre la laïcité et le pluralisme. Voilà la vraie question.
Ce n’est pas une question d’identité (ce serait l’alternative breton-français qui se poserait alors) ; C’est une question de conception de la démocratie.
Société d'hier, société d'aujourd'hui
La laïcité correspond à une époque. Le XIXème siècle a été, pour les anciennes provinces « réputées étrangères » comme la Bretagne, le passage de la diversité des cultures orales à la normalisation d’une civilisation de l’écrit. L'enseignement primaire généralisé a permis l'apprentissage de la lecture (en français), et l'accès populaire à la chose écrite. L'imprimerie, par son caractère linéaire, uniforme et accessible à tous a permis et favorisé la démocratie représentative, mais aussi l'organisation industrielle, l'émergence de l'Etat-nation, la centralisation, les idéologies de masse.
Le contrôle de l'Etat sur la culture par le biais de l'enseignement public, de l’imprimé monolingue et de la censure sur l'écrit a été utilisé dès le début du XIXème siècle par Napoléon. Dans le domaine de l’Histoire, il définit précisément ce que doit être la vérité officielle : « On doit être juste envers Henri IV, Louis XIII, Louis XIV et Louis XV, sans être adulateur » . « Il faut avoir soin d’éviter toute réaction en parlant de la Révolution, aucun homme ne pouvait s’y opposer » . « Il faut faire remarquer le chaos des assemblées provinciales » (extraits d’une note dictée par Napoléon en 1808 à Bordeaux)
Il veut aussi s’assurer de la continuité de cette vérité historique officielle. « Il est de la plus haute importance de s'assurer de l'esprit dans lequel écriront les continuateurs. J'ai chargé le Ministre de la Police de veiller à la continuation de Millot (...)"
Pendant tout le XIXème siècle et jusqu’à 1945, la promulgation de vérités officielles s'est poursuivie : « Nos ancêtres les Gaulois » ; « Le chien est un animal carnivore » ; « L'eau bout à 100 degrés » ... C'est la grande période des classifications, des nomenclatures et des lois dans tous les domaines : la physique, la chimie, la biologie, l'anthropologie.
La société contemporaine a remis en cause toutes ces lois scientifiques et ces vérités officielles. Nous savons que nos ancêtres ne sont pas forcément les Gaulois, que les croquettes pour chiens ne sont pas exclusivement à base de viande, et que la température d'ébullition de l'eau dépend de l'altitude.
L’avenir appartient aux enfants d’Einstein et d’Hannah Arendt. Pour rester Bretons, nous sommes devenus des Juifs allemands relativistes.
Les nouvelles technologies de production, de logistique et de communication permettent de passer d’une solution ou d’une information standard à une personnalisation de plus en plus poussée.
Il y a un siècle, Henry Ford se plaisait à dire : «Je laisse aux acheteurs la liberté de choisir la couleur de leur voiture, à condition que ce soit le noir» . Aujourd'hui, l'acheteur choisit la couleur de la carrosserie, le tissu des sièges, la puissance du moteur, et toutes les options. Les grands marchés, du yaourt aux idées politiques, ont éclaté en de multiples produits et points de vue. Chacun se donne le droit d'exprimer ses idées et ses besoins sans les faire rentrer dans des normes syndicales, politiques ou marchandes.
La sphère publique puise sans retenue dans la sphère privée pour relooker ses anciennes normes. On ne raisonne plus seulement en termes de pouvoir de la majorité, mais en termes de segments de marché, de sociotypes, de créneaux électoraux. Les normes ont perdu de leur hégémonie.
La laïcité a été la victoire de Paris contre l'ancienne société féodale et provinciale. C'est le triomphe d'une culture de l'imprimé sur les cultures orales. De ce triomphe est né le grand projet de l’intégration : la fusion des tribus, des peuples et des individus dans le creuset d’une seule langue et d’une seule nation, qui serait celle de la liberté.
Ce projet est historiquement et technologiquement dépassé. Nous passons d’une civilisation de l’imprimé, où l’information est contrôlée d’en haut, à une civilisation de l’imprimante, où l’information est choisie par l’utilisateur. La nouvelle diversité culturelle correspond à des technologies de communication, téléphone, radio, télévision, internet, qui permettent de tisser des solidarités grâce à une information ciblée, multisensorielle, personnalisée, immédiate. Les nouvelles appartenances s’organisent, parfois issues d'anciennes cultures orales comme en Bretagne, parfois issues de chocs culturels comme dans les banlieues des cités.
Dans ce monde de nouvelles relations humaines, la laïcité française devient la momie d’une utopie politique rendue obsolète par l'évolution des mœurs et des technologies.
A l’inverse de la laïcité, le pluralisme prend sa source en bas, à la périphérie. En Bretagne, les panneaux routiers deviennent bilingues, la diversité culturelle commence à faire partie de la vie publique, nos expériences éducatives se confrontent aux modèles canadiens ou catalans. La réalité quotidienne offre à nos laïcs bretons la possibilité d'être plus ouverts qu'à Paris, restée monoculturelle et monolingue. Sauront-ils nous le montrer
Je ne sais pas ce qui se dira pendant la campagne électorale de 2004. On y réduira peut-être le pluralisme à une simple protestation contre le bipartisme UMP-Parti Socialiste. Ce serait dommage, et sans doute inutile.
Jean Pierre LE MAT
Publié en 2003 dans "Bretagne Hebdo".
Reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.