Un énième livre sur Anne de Bretagne ? Le sujet semble intarissable. Il fascine sans doute car son histoire qui commence véritablement comme un conte de fée, celui d’une princesse née dans un château parmi un des Etats les plus riches d’Europe qui va se retrouver très jeune orpheline, puis brutalement plongée au sein d’un cauchemar, d’abord la guerre et les trahisons de son propre camp, puis subitement plongée au coeur du pouvoir royal, l’un des plus machiavéliques de toute l’Europe. Oui Machiavel publiera son Le Prince en 1532, mais le pouvoir, quel qu’en soit le prix, était déjà partout dans l’air du temps et des cours royales. Anne va se retrouver au coeur d’un pouvoir particulièrement violent et sournois au sein d’une monarchie française à l’ambition démesurée, voire animée par la folie des grandeurs comme on le verra avec un François 1er, qui, même après son humiliation à Pavie, continuera à se prendre pour César et l’héritier du Saint-Empire.
Et qui plus est, Anne va, à 15 ans, hériter sur ses frêles épaules de l’avenir d’une nation.
Le dernier chapitre intitulé, « Épilogue », est une pure satisfaction intellectuelle mais avant tout ne manquera pas d’indigner profondément le lecteur quand il découvrira la vérité si longtemps cachée aux Bretons. Le traité de 1499 a été jeté au feu comme d’ailleurs le testament de la Reine. Le premier paragraphe de l’épilogue ne tourne pas autour du pot :
Nul testament de la duchesse et reine, on l’a dit, n’a été retrouvé. On peut supposer qu’après sa mort il fut effacé pour ne pas laisser traces de ses dernières volontés, tant elles contrariaient les décisions du roi concernant la Bretagne. Car jusqu’à son dernier souffle, on l’a vu, la duchesse a tenté de préserver l’indépendance et la souveraineté de son duché. Conformément au contrat de mariage de janvier 1499, la Bretagne devait légitimement et juridiquement revenir au deuxième enfant du couple royal, afin qu’il soit, fille ou garçon, « prince de la principauté de Bretagne, pour en jouir comme ses ducs prédécesseurs ». Il s’agissait de Renée, la soeur cadette, née en 1510. Tel ne sera pas le cas.
Si on compare avec la dernière biographie d’Anne de Bretagne qui faisait autorité, celle de Philippe Tourault (1990), avec celle de Cornette, on a fait un immense progrès car Tourault, qui parle bien du contrat de mariage d’Anne et de Louis XII, oublie de parler d’une clause essentielle : le duché reviendra au 2e enfant du couple, fille ou garçon. Frédéric Morvan, dans son Anne de Bretagne, paru en 2019 ne l’oublie pas (page 95). En tant que spécialiste des généalogies royales, il aurait pu par contre retracer la descendance de Renée, les ducs de Bretagne légitimes.
Joël Cornette a déjà publié en 2005, une monumentale Histoire de Bretagne et des Bretons. Un livre qui a dépoussiéré un sujet parmi des historiens qui se contentaient le plus souvent de répéter ce que les autres avaient écrit. Avec cette biographie d’Anne de Bretagne de 330 pages, on approche un peu plus de la vérité sur cette reine qui fut une sorte de ministre de la Culture et une féministe avant l’heure. Joël Cornette évite les digressions, il reste focalisé sur son personnage, sur la suite chronologique. Il a intégré les recherches les plus récentes d'historiens sur la Bretagne.
Il a accepté de répondre à nos questions.
[Joël Cornette] À dire vrai, c’est un peu moi qui ai, en 2015, sollicité l’éditeur, en l'occurrence Ran Halevi, directeur de collections chez Gallimard - il m’a déjà dirigé pour trois livres précédents (Le Roi de guerre, La mélancolie du pouvoir, La mort de Louis XIV) -, afin qu’il me permette de concevoir et d’écrire ce nouvel opus : ma pratique de l’histoire politique de la monarchie française, jointe à un intérêt de plus en plus fort pour l’histoire de la Bretagne (je suis Brestois !) m’ont conduit à me concentrer sur la personne qui, d’une certaine manière, assume une identité plurielle et la double destinée d’être à la fois la dernière véritable souveraine de « l’État breton » et, à deux reprises, une reine de France, bénéficiant en outre du privilège – c’est là une extraordinaire nouveauté - de deux couronnements, à Saint-Denis, le lieu de mémoire de la monarchie.
De plus, je considère Anne comme une de nos premières femmes politiques, elle qui invente, notamment, la « cour des Dames », un espace neuf de sociabilité et de pouvoir, dispose d’une Maison presque aussi importante que celle du roi, et a conservé, jusqu’au bout, un réel pouvoir dans « son » duché. C’est donc un peu une histoire politique au féminin que j’ai voulu écrire...
[Joël Cornette] D’abord, la volonté d’intégrer dans cette nouvelle biographie d’Anne les recherches les plus récentes des historiens sur la Bretagne : je pense à Jean Kerhervé, à Dominique Le Page, à Michel Nassiet, à Philippe Hamon, à Sophie Cassagnes-Brouquet, etc. L’histoire évolue sans cesse et il faut tenir compte des avancées et des enquêtes les plus neuves. C’est le cas, par exemple, de la thèse de Jacques Santrot sur les funérailles d’Anne – inédites par leur ampleur et leur magnificence -, que j’ai intégrée, évidemment, à mon récit, au point d’en faire un chapitre spécifique.
Plusieurs études originales ont aussi mis en valeur le goût particulier de la duchesse-reine pour les manuscrits enluminés, son rôle de mécène et de commanditaire, notamment d’œuvres historiques centrées sur le passé de l’Armorique : à trois reprises, elle a demandé à des lettrés de lui écrire une histoire de la Bretagne. Ce goût particulier pour l’histoire est aussi un acte politique : pour Anne, il s’agissait d’une arme capable de défendre et d’illustrer l’identité et l’indépendance bretonnes au moment même où elles étaient mises à mal par la monarchie.
Ensuite, en raison de la pénurie des sources directes (je pense à la correspondance d’Anne non encore publiée - on attend le livre de Michel Nassiet), j’ai voulu relire, à nouveaux frais comme on dit, les chroniqueurs et les historiens contemporains (Pierre le Baud et Alain Bouchard) et postérieurs à sa vie (de Bertrand d’Argentré à la fin du XVIe siècle à dom Lobineau et à dom Taillandier au XVIIIe siècle), afin de restituer son itinéraire et son action, tout en confrontant et en mettant à l’épreuve ces témoignages anciens – ils ont été, je le pense, trop souvent mésestimés - avec les travaux des historiens d’aujourd’hui.
Mais ce fut avant tout, pour moi, un passionnant défi d’écriture : essayer d’être au plus près d’elle. Vous verrez qu'il n’y a pratiquement aucune page où il n’est pas question d’elle (nombre de biographies d’Anne « s’égarent » dans de longues digressions sur Charles VIII ou Louis XII…). Je voulais, à chaque page, la placer en pleine lumière, par l’écriture, traitée comme une caméra qui serait positionnée afin d’être capable de la suivre, pas à pas. D’où le premier chapitre, pour moi très important : le « tro breizh » (tour de Bretagne) qu’elle a décidé d’entreprendre en 1505, un épisode trop souvent passé sous silence. Or ce fut pour Anne, pendant quelques mois, face à Louis XII, un véritable « défi de souveraineté » et un test de fidélité entre la duchesse et ses sujets, notamment en basse Bretagne où elle n’avait jusque-là guère eu l’occasion d’aller. Ce chapitre bref, j’ai pratiquement mis une année à l’écrire...
De même j’ai consacré un chapitre (le sixième) à ce moment fondamental, véritable point de rupture et de bascule dans la vie d’Anne, quand, après la mort de Charles VIII en 1498, elle redevient, à vingt-et-un-ans, pleinement duchesse, capable de faire revivre l’État breton, dans ses institutions comme dans son fonctionnement. Or, si vous lisez les biographies récentes (et même anciennes), vous constaterez que cet épisode, pour moi fondamental – ce sont les derniers feux du duché de Bretagne -, est le plus souvent survolé, voire occulté.
[Joël Cornette] Je ne suis pas le premier, mais j’insiste dans l’épilogue (il occupe une place importante dans le livre) sur cette dépossession, fatale au destin du duché. La plupart des biographies s’arrêtent en effet à la mort d’Anne, à l’aube de l’année 1514. Or, il faut aller un peu plus loin : on assiste dans les mois et les années qui suivent son décès – elle meurt à moins de 37 ans - à une véritable trahison de ses volontés et des dispositifs des traités signés – Renée devait être duchesse en titre ! -. Ce fut bien une trahison, méthodique et assumée par Louis XII et, surtout, par François Ier, véritable prédateur des principautés indépendantes - voyez sa capture du Bourbonnais, contemporaine de la prise de possession de la Bretagne. Le véritable épilogue – tragique - de la vie d’Anne se déroule en 1532, avec l’annexion forcée du duché, transformé en province du royaume de France.
[Joël Cornette] Faute de témoignage ou de source directe, il me semble difficile de l’affirmer, même s’il est vrai que, par bien des aspects, Louise de Savoie, la mère de François Ier – son « César » bien aimé -, apparaît comme l’ennemie intime d’Anne, se réjouissant par exemple de sa difficulté à faire naître un fils.
Quant à l’utilisation du poison, ce n’est là qu’une supposition, même si nombre de morts paraissaient suspectes aux contemporains (pensez à l’impuissance de la médecine à cette époque) : la rumeur du poison comme arme politique a toujours circulé dans le royaume, notamment au temps de Catherine de Médicis. Ce sera le cas encore à la fin du règne de Louis XIV quand le Roi Soleil vit presque tous ses héritiers disparaître en moins de deux ans : on accusa même Philippe d’Orléans, le futur Régent, d’avoir empoisonné tous ceux qui pouvaient lui faire de l’ombre… Mais c’est là, très souvent, une légende noire…
[Joël Cornette] La raison d’État, assurément - même si le mot n’existe pas encore (il est popularisé, sinon inventé, par un Italien, Giovanni Botero, à la fin du XVIe siècle) -, a été prépondérante, raison de l’État français contre le duché de Bretagne. Machiavel – qui est l’exact contemporain d’Anne (ils se sont, du reste, peut-être rencontrés lors d’un de ses séjours en France, notamment à Nantes, même si aucune source ne permet de l’affirmer) – apparaît comme une ombre portée tout au long dans le livre : Anne a vécu, particulièrement dans sa jeunesse, dans une ambiance politique réellement « machiavélienne », marquée, dans le duché, par toute une série de trahisons, de doubles ou triples jeux et de complots, alors que son père, François II, s’est laissé manipuler par son entourage…
Mais je le souligne encore, l’hypothèse du poison ne repose sur aucun document fiable. D’où mon silence sur cette question…
Joël Cornette,
le 16 octobre 2021