Les nations ne datent pas d'hier. Elles apparaissent dans la Bible, entourant le peuple élu. Dans l'armée romaine impériale, les mercenaires sont groupés selon leur origine dans des corps appelés nationes. Cicéron utilisait le terme de natio pour désigner un groupe social, par exemple les aristocrates. Pline décrit une école de philosophie comme une natio. Au XVIe siècle, à la Sorbonne, les étudiants étaient regroupés en nations. Un siècle plus tôt, au concile de Constance, les votants étaient répartis en nations. Autrefois, on le voit, les choses n'étaient pas claires.
« Qu'est-ce qu'une nation ? » se demanda un Breton célèbre il y a de cela 130 ans. Ernest Renan avait été, avant et pendant la guerre de 1870, particulièrement germanophile. « L'Allemagne avait été ma maîtresse ; j'avais la conscience de lui devoir ce qu'il y a de meilleur en moi » confesse-t-il en 1871. Sa réflexion sur la nation est la repentance d'un Breton qui s'est rêvé allemand. Nous nous repentons tous les 70 ans de notre fascination pour l'Allemagne qui toujours revient, comme la marée d'équinoxe. Autour de moi, il se murmure que les Allemands sont plus proches de nous que les Français.
Que dit notre célèbre trégorrois ? « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. » . L'État, avec ses frontières, ses lois et son administration, n'avait pas encore englouti la nation. Avant de revendiquer une existence officielle, la nation est un désir, un sens à la vie.
Montesquieu, un des premiers, avait dit des choses semblables. Depuis, la pensée politique française s'est parisianisée, métropolisée. Elle ne comprend plus ce qu'est un principe spirituel. Elle s'est détournée du désir pour se concentrer sur le pouvoir et sur l'accumulation.
Selon la proclamation des Droits de l'Homme de 1789, « la souveraineté réside essentiellement dans la nation » . La nation-désir, en s'emparant de la souveraineté, avait engendré le joyeux projet démocratique. Elle fut écartée par Robespierre au nom de l'unité républicaine : « Tous les hommes nés et domiciliés en France sont membres de la société politique, qu'on appelle la nation française » . La nation-pouvoir, conçue à l'ombre des guillotines, s'est pétrifiée dans l'État-nation, monstre froid.
Aujourd'hui, alors que l'État qui se voulait Providence se défait jour après jour, il importe de ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Les communautés historiques se retrouvent et se réorganisent. Depuis l'effondrement du bloc soviétique, on sait que le retour des nations est possible.
Nous autres Bretons, nous éprouvons une saine jubilation à nous réclamer de la nation bretonne. Nous nous moquons à la fois de ces provinciaux qui se contentent de la citoyenneté française, et de ces ajusteurs qui voudraient que s'emboîtent harmonieusement les appartenances bretonne, française et européenne.
Face à la nation-pouvoir, nous brandissons la nation-désir. C'est une provocation taxée de communautariste. Nous agaçons les vieux messieurs de la France assise, qui sentent qu'il y a là une menace pour le pouvoir en place. Les branchés de la France avachie nous soupçonnent de repli sur un passé mythique. Incapables d'amour ou de haine, de solidarité ou de rejet, ils ne peuvent imaginer notre nation-désir et notre soif d'avenir.
L'Europe fronce les sourcils avec bienveillance. Elle nous propose un nouveau concept : celui de minorité nationale. C'est, selon la définition officielle, « un groupe de personnes qui, dans un État, (a) résident sur le territoire de cet État et en sont citoyens ; (b) entretiennent des liens anciens, solides et durables avec cet État ; (c) présentent des caractéristiques ethniques, culturelles, religieuses ou linguistiques spécifiques ; (d) sont suffisamment représentatives, tout en étant moins nombreuses que le reste de la population de cet État ou d'une région de cet État ; (e) sont animées de la volonté de préserver ensemble ce qui fait leur identité commune, notamment leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue. »
A quoi joue l'Europe ? La référence à l'État est omniprésente dans cette définition. A l'évidence, le concept est, soit intermédiaire, soit provisoire. Mais au moins, en nous définissant, nous prenons place dans le concert européen. Minorité nationale peut être la substance qui nous greffera définitivement à la France. Ce peut être aussi un jalon, une étape de la longue marche de la nation bretonne.
Jean Pierre LE MAT