Dans l’histoire du mouvement breton, Yann Fouéré est une des personnalités les plus marquantes et celui dont l’action et la réflexion ont marqué le plus fortement et le plus durablement le XXe siècle. De l’entre-deux-guerres aux années 90, il a été en première ligne dans le combat pour une Bretagne libérée du joug du centralisme français. Son livre L'Europe aux cent drapeaux, publié en 1968, reste un ouvrage majeur sur l'Europe du futur et le fédéralisme. Plusieurs fois réédité, il a été traduit en anglais et en espagnol.
Yann Fouéré est né le 26 juillet 1910 à Aignan dans le Gers. Son père fonctionnaire vient du pays de Dinan et sa mère du Trégor. Dés 1933, il est président de l'Association des étudiants bretons de Paris (1933-1937), puis président fondateur d'Ar Brezoneg er Skol (1934-1945). En 1934 déjà, 346 communes bretonnes et trois départements sur cinq, adoptent le vœu d'Ar Brezoneg er Skol proposé par Yann Fouéré, en faveur de l'enseignement du breton. Avant la guerre il dirige le Bulletin des minorités nationales de France, devenu Peuples et Frontières, où sont présentées les revendications des autonomistes bretons et des principales minorités nationales européennes. Comme Morvan Lebesque, et grâce à des diplômes en Droit, en Lettres et en Sciences Politiques, il travaille un moment au ministère de l'Intérieur où il en profitera pour aider l’exil en France des nationalistes basques, pourchassés par les franquistes, y compris le président du Pays Basque, José Antonio Aguirre.
Nommé sous-préfet de Morlaix par intérim en 1940, pour un peu plus d'un mois, il est ensuite fondateur et directeur du journal La Bretagne et, un peu plus tard, directeur politique de La Dépêche de Brest (avril 1942-45). Membre, puis secrétaire général du Comité consultatif de Bretagne (CCB) auprès du préfet de région (1942-44), il est aussi vice-président de l'Union régionaliste bretonne de 1939 à 1945.
À la Libération, Yann Fouéré est arrêté le 10 août 1944 mais libéré un an après. Dans le climat hystérique de la libération, la France profite du moment pour se débarrasser aussi d'autonomistes qui n'avaient pas collaboré avec l'occupant. Si certains étaient compromis, beaucoup ne l'étaient pas du tout. Yann Fouéré décide donc de partir au Pays de Galles où il est accueilli par Gwynfor Evans et divers nationalistes gallois. Jugé par contumace, il est injustement condamné pour collaboration le 28 mars 1946.
En exil, Fouéré continue son combat pour la liberté des peuples sans État. En 1949, il crée l'Union fédéraliste des communautés ethniques européennes (voir le site) . Après le Pays de Galles, il passe en Irlande où il vit à Dublin avant de s'établir dans le Connemara où il reprend une entreprise d'exportation de la langouste et du homard. Entreprise reprise plus tard par l'un de ses fils. Cette expérience et ces années d'exil sont relatées dans le livre La maison du Connemara.
En 1954, Il revient en France, fait appel de sa condamnation et est acquitté en 1955. Il devient un des animateurs et financiers du MOB, le Mouvement pour l'organisation de la Bretagne, créé en 1957, avec Ronan Goarant et Yann Poupinot, et de son journal L'Avenir de la Bretagne. En 1961, il est co-fondateur de la Celtic League (Ligue celtique), mouvement dans lequel les différents partis nationalistes des régions celtiques sont représentés.
Dans les années 1970, il anime le parti Strollad ar Vro quand, en 1975, il est arrêté pour les attentats du FLB-ARB. Libéré en décembre 1976, l'expérience de sa détention sera relatée dans son livre En prison pour le FLB . De 1982 à 2005 il est actif au POBL (Parti pour l’Organisation d’une Bretagne Libre) et à son journal L’Avenir de la Bretagne. Il lance finalement la Fondation Yann Fouéré (voir le site) . Son dernier livre Des mots pour l'avenir de la Bretagne a été publié cette année (2008) par la fondation. Malgré son âge avancé, Yann Fouéré a bien voulu répondre à quelques questions que sa fille Rozenn a gentiment accepté de mettre en page.
1) [ABP] Merci d'avoir accepté cette interview. À 98 ans vous êtes le patriarche du mouvement breton. Quels ont été vos principaux succès, mais aussi vos regrets ?
[Yann Fouéré] Mes principaux succès restent certainement la formation du MOB, le Comité consultatif de Bretagne et Ar Brezoneg er Skol... J'ai travaillé sans relâche pour la Bretagne. Il faut savoir tirer parti de la situation telle qu'elle est. À chaque fois, en effet, j'ai essayé, en dehors des querelles de chapelles, de faire avancer la cause de la Bretagne. D'abord dans les années 1930 en suscitant une campagne – sans précédent – de signatures de municipalités exigeant l'enseignement de la langue bretonne à l'école. Il faudra attendre longtemps, et souvent grâce à la mobilisation militante, pour voir enfin une petite part de jeunes Bretons accéder à un tel enseignement. Le Comité consultatif de Bretagne, pendant la période de l'Occupation allemande, a tenté de faire avancer cette même cause. Force est de constater qu'en toute période le jacobinisme français reste réfractaire à tout progrès pour la Bretagne. Le MOB, à la fin des années 1950, a permis au mouvement breton de refaire surface après la guerre et surtout d'accompagner, voire impulser, une réelle politique de développement régional. Aux côtés du CELIB, le MOB a, pendant sa courte existence mais avec ses plusieurs milliers de militants, donné l'occasion aux Bretons de se faire entendre de Paris.
2) [ABP] Votre Fondation vient de sortir un nouveau recueil de vos textes et une biographie. Est-ce une sorte de testament politique ?
[Yann Fouéré] Mon testament politique est dans l'ensemble de mes livres, de mes articles et de mon action. Il est vrai qu'en reprenant des éditoriaux rédigés sur près d'un quart de siècle, mon dernier ouvrage, « Des mots pour l'Avenir de la Bretagne », synthétise les idées fortes que j'ai toujours défendues : défense de l'intégrité bretonne ; renforcement du pouvoir régional ; insertion européenne afin de voir émerger une Europe des peuples, l'Europe aux cent drapeaux !
3) [ABP] Quel est l'objet de la Fondation Yann Fouéré ?
[Yann Fouéré] Les objets de La Fondation sont sur la page d'accueil du site de la Fondation, (voir le site) . La Fondation Yann Fouéré a été créée, indépendamment de tout parti politique, dans le but de sauvegarder diverses archives, livres, publications, collections et documents relatifs à l'histoire de la Bretagne, puis dans un second temps, l'éventuelle mise à la disposition des chercheurs et historiens de ce fond. La Fondation entend palier un manque, un de plus, de lieu de conservation des archives du mouvement breton. Il manque toujours une Bibliothèque Nationale de Bretagne. Un jour peut-être...
4) [ABP] Votre livre "L'Europe aux cent drapeaux", traduit en plusieurs langues, est votre œuvre majeure. Elle est toujours d'actualité. On semble aller vers une indépendance de l'Écosse, de la Catalogne, du Pays Basque et même du pays de Galles. Il semblerait que ça soit une question de quelques années. Vous avez donc eu raison 50 ans avant les faits. Certains vous considèrent comme un visionnaire. Nul n'est prophète en son pays semble malheureusement le cas. Les Bretons doivent-ils soutenir une Europe dont les institutions sont si peu démocratiques et si peu représentatives des petits États et des peuples sans États ?
[Yann Fouéré] Oui, car il vaut encore mieux n'importe quelle Europe, pourvu qu'elle soit une réalité, qu'un pouvoir parisien centralisateur et négateur des réalités régionales. D'ailleurs les Bretons l'ont bien compris, en offrant favorablement leurs suffrages pour plus d'Europe lors des consultations référendaires sur l'Union. N'oublions pas non plus que les mouvements bretons se sont pratiquement toujours montrés favorables à cette construction européenne. Je repense à cette liste unitaire bretonne pour les régionales de 1992 : "Peuple Breton, peuple d'Europe". Mais il semble que nous avons souvent raison trop tôt...
5) [ABP] Avoir été le directeur d'un journal autonomiste breton pendant la guerre ne veut pas dire que vous étiez un agent allemand. Pourtant certains de vos adversaires ont franchi ce pas. Vous avez été victime de persécutions qui sont injustes en regard des faits et les accusations de collaboration sont non-fondées, puisque la fameuse liste d'agents des Allemands où vous figurez s'avère avoir été une fausse liste fabriquée de toutes pièces pour discréditer certains leaders du mouvement breton à la faveur de la libération. Si vous en aviez encore l'énergie, porteriez vous plainte pour diffamation au sujet de cette liste dont on reparle à nouveau à l'occasion de la réédition du livre d'Henri Fréville "Archives secrètes de Bretagne 1940-1944" ? N'avez-vous pas vous-même écrit un livre sur cette période pour rétablir la vérité ?
[Yann Fouéré] Ce livre est un tissu de mensonges et ne mérite pas de considérations. Il ya toujours eu ceux qui feront n'importe quoi pour démolir le mouvement Breton. Mon livre "La Bretagne écartelée" raconte cette période, et "L'Histoire du quotidien La Bretagne et les silences d'Henri Fréville" était écrit pour rétablir la vérité à la suite du livre écrit par Henri Fréville "La Presse Bretonne dans la tourmente 1940-1946". Vous faites sûrement allusion à la récente réédition – et révision – de l'ouvrage de Fréville. Non seulement la partie rajoutée ne fait que reproduire des documents contestés et depuis longtemps rejetés, mais, en plus, elle n'est pas signée même si personne n'ignore de quelle plume malhonnête et dérangée elle provient. Les Éditions Ouest-France, pourtant elles-mêmes dénigrées par cet auteur, ne sortent pas grandies de ce genre de procédé... Pourtant, il y a eu quelques recherches universitaires plus sérieuses qui ont permis d'y voir plus clair. Je pense au Colloque de 2001 à Brest (Bretagne et Identités Régionales pendant la Seconde Guerre Mondiale), autrement plus constructif.
6) [ABP] Le fait que Vichy vous ait démissionné de votre position de sous-préfet en 1940 n'est-il pas une preuve que vous étiez contre ce gouvernement fantoche à la solde des Allemands ?
[Yann Fouéré] Je n'étais que sous-préfet par intérim à l'automne 1940 (page 198, dans la première éditions de « La Patrie Interdite ») en attendant le remplaçant de ce poste et je n'étais pas à la solde des Allemands. Il s'agissait bien d'un poste provisoire que je n'ai occupé que de octobre à novembre 1940, moins de deux mois. De retour au ministère de l'Intérieur à Paris, j'ai fait une demande de mise en disponibilité pour me consacrer au journal La Bretagne. En fait, mes choix étaient très clairs. Ce poste me permettait de tenir financièrement avant de consacrer mon temps et mon énergie au lancement d'un quotidien consacré à la défense des intérêts bretons et, le cas échéant, de faire pression sur les autorités françaises face à la question régionale.
7) [ABP] On ne pourra vous reprocher que d'avoir passé les communiqués allemand dans votre journal, mais n'était-ce pas le lot de tous les journaux pendant la guerre ?
[Yann Fouéré] Oui, exactement. De plus, il y a eu une période où La Bretagne a été le seul quotidien à passer les compte-rendus des Alliés, avant que la censure allemande ne l'interdise formellement. Les historiens, sérieux et honnêtes, affirment que les différents numéros de La Bretagne n'ont pas à rougir de la comparaison avec leur concurrents de l'époque...
8) [ABP] Regrettez-vous de ne pas avoir mis les clés sous la porte et de n'être pas parti à Londres en 1940 ?
[Yann Fouéré] Non, il faut toujours continuer à agir, il fallait rester sur place pour voir ce qu'on pouvait faire, sans distinction de croyances et de partis.
9) [ABP] Quand Sarkozy peut dire impunément durant sa campagne électorale à propos du Cross qu'il devait visiter : "Je me fous des Bretons. Je vais être au milieu de dix connards en train de regarder une carte !" la Bretagne a-t-elle encore un honneur ?
[Yann Fouéré] Les Bretons ont un honneur et la devise de notre pays n'est-elle pas "Plutôt la mort que la souillure" ? À force de mépris, les Bretons finiront bien par comprendre qu'un autre chemin se dessine pour eux !
10) [ABP] Vous vous êtes battu pour la Bretagne toute votre vie. Au crépuscule de votre vie pensez-vous que la situation s'est améliorée ? Il y a-t-il un espoir de renaissance du sentiment national en Bretagne ou l'œuvre de l'Éducation nationale et des médias, qui s'est accru au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, nous a-t-elle donné le coup de grâce en tant que possible nation européenne ?
[Yann Fouéré] Il y a certainement des améliorations. Il faut garder l'espoir et ne jamais désespérer. Il y a maintenant une plus grande reconnaissance des langues et cultures régionales, et de leurs contributions à la diversité culturelle de l'Europe. Sans cette diversité, l'Europe n'existe pas.
11) [ABP] Comment se fait-il, à votre avis, qu'aucun parti breton n'arrive à décoller comme dans les autres régions européennes à forte identité, ? Bien sûr il y a les lois électorales désignées pour exclure la percée de petits partis, mais pourquoi sommes-nous si divisés ?
[Yann Fouéré] Il y a toujours le même fonds de revendications parmi tous les partis et, de temps en temps, des actions d'ensemble et de réconciliation. La méthode par l'écrit, la parole et les actes est la plus efficace pour créer un mouvement d'opinion, une unanimité de cause entre toutes les tendances politiques ou religieuses, toutes les classes, tous les partis. Pour ce qui est du "décollage électoral", il faut garder espoir et se souvenir que peu de personnes croyaient à un destin national pour la Slovénie, la Croatie quelques mois seulement avant leur indépendance. La Bretagne peut bien nous réserver de telles surprises !
12) [ABP] Avez vous un message pour la jeunesse et quel est-il ?
[Yann Fouéré] Il faut croire, il faut avoir la foi en l'avenir de la Bretagne, ne jamais se décourager, ne jamais cesser d'agir pour que la Bretagne ait plus de liberté qu'elle n'en a aujourd'hui.
[ABP] Merci.
Philippe Argouarch