La Littérature bretonne de langue française
volume dirigé par Pascal Rannou
Spécialiste de la question et auteur d’ouvrages sur Guillevic, Tristan Corbière ou P.-J. Hélias, Pascal Rannou livre ici le bilan d’une quarantaine d’années de réflexion sur la littérature bretonne de langue française. Auteur de la moitié des articles de ce véritable Lagarde et Michard de la littérature bretonne francophone, il a également sollicité d’autres éminents spécialistes. Le médiéviste Philippe Walter donne trois contributions sur Tristan et Yseult et Brocéliande. Il montre bien que le mythe de Brocéliande tient plus d’une construction de la littérature que d’une réalité géographique, ce qui n’ôte rien à l’enchantement qu’il continue de provoquer chez les promeneurs du site et les passionnés de la légende. Ph. Walter confronte les points de vue des chercheurs qui, avant lui, ont évoqué Brocéliande, parfois de manière fantaisiste, et appuie ses réflexions sur de solides arguments philologiques et historiques.
Le second contributeur par le nombre d’articles est François Labbé. Sa polyvalence est remarquable, puisqu’il évoque avec autant d’érudition et de clarté la quête du Graal, Paul Féval et le roman d’aventure ainsi que les figures oubliées aujourd’hui mais jadis célèbres de Brizeux et Souvestre. François Labbé a aussi écrit un long et superbe article sur Jules Verne. Certes, sa bretonnité est problématique. Mais Verne a toujours revendiqué son origine bretonne. De plus, nombre de ses héros sont Ecossais, Irlandais ou Gallois : cousins Celtes, donc. Ses romans épousent par ailleurs souvent une structure narative comparable à celle de la quête du Graal. C’est notamment le cas dans Voyage au centre de la Terre, que F. Labbé analyse avec minutie.
Thierry Glon livre quatre études lumineuses. Il désigne Xavier Grall comme « un tombeau qui rêvait de lumière » : on ne saurait mieux évoquer l’être torturé que fut Grall, partagé entre quête mystique et déchirement identitaire. Th. Glon analyse aussi avec acuité la littérature régionaliste (Le Braz, Le Goffic, Marc Elder, Jeanne Nabert...), les écrivains et l’éveil breton des années 60-80 (Glenmor, Stivell, Morvan Lebesque, Keineg...) et le succès ambigu du Cheval d’orgueil.
Hervé Carn aborde en connaisseur Georges Perros et Julien Gracq, qu’il a tous deux bien connus. La Bretagne et sa matière ont innervé l’oeuvre de l’ermite de St-Florent-le-Vieil, comme le montrent aussi P. Rannou et F. Labbé. Autrice d’une thèse qui fait autorité sur le Parnasse breton, Jakeza Le Lay en donne un résumé fort utile. Si la poésie de Louis Tiercelin et de ses collaborateurs a beaucoup vieilli, il n’en demeure pas moins que leur mouvement a son importance dans l’histoire littéraire de la Bretagne.
Jean Balcou évoque avec allant Renan, dont il est le spécialiste, et Pierre Loti. Son souvenir hante encore les rivages d’où partaient les pêcheurs d’Islande dont il a célébré le sacrifice. P. Rannou republie l’essai fondamental d’Eugène Bérest : « Chateaubriand l’enchanteur », paru jadis dans L’Histoire culturelle et littéraire de la Bretagne, et introuvable depuis, même sur la toile.
Erwan Chartier et Maël Rannou offrent un stimulant article à quatre mains sur la BD bretonne, de Bécassine à l’album que Van Hove et Inès Léraud ont consacré au scandale des algues vertes. C’est avec affection que Yannick Pelletier et Alain-Gabriel Monot brossent les portrait des auteurs qui leur sont chers, et à qui ils ont consacré des essais qui font autorité : Louis Guilloux et Max Jacob, pour l’un ; Jean Guéhenno pour l’autre. A.-G. Monot évoque également les grandes figures du roman policier breton de langue française : Jean-François Coatmeur, Jean Failler, Hervé Jaouen, Gérard Alle, Martial Caroff... sans omettre les « pointures » plus récentes du genre : Ronan Gouézec et Isabelle Amonou. Jean Bescond présente ce génie inclassable que fut Armand Robin, dont il analyse l’oeuvre complexe, dont il est le spécialiste, avec pédagogie.
Nathalie Caradec nous offre des éléments d’analyse du « Paysage breton en poésie ». C’est l’occasion de parcourir lande, grèves et forêts en compagnie de Gérard Le Gouic, Yvon Le Men, Angèle Vannier, Heather Dohollau et Michel Le Bris, entre autres.
Pascal Rannou analyse les grands noms de notre littérature, qui le hantent depuis des décennies, et leurs oeuvres : Villiers de l’Isle-Adam, Tristan Corbière, Saint-Pol-Roux, Jarry, René Guy Cadou, Gracq, Hélias, Guillevic, Huguenin, Keineg. Il n’oublie pas les jeunes générations, avec Jean Rouaud, Yvon Le Men, Philippe Le Guillou, Fabienne Juhel. Il nous livre également un panorama des revues qui ont marqué leur temps : Ar Vro, Bretagnes, Sav Breizh, Hopala !, et de « Nantes, deuxième ville surréaliste » avec les ombres de Vaché, Breton, Péret, Jacques Baron, Gracq, Pierre Roy... qui continuent d’errer dans la cité ducale. Si l’ouvrage s’achève par un article iodé sur la « Présence de la mer dans les littératures de Bretagne », il a commencé par une définition de la notion qui a motivé ce manuel : celle de littérature bretonne de langue française.
P. Rannou nous rappelle que cette notion, récente, remonte aux années 70 avec la parution de la revue Bretagnes, dirigée par Paol Keineg et animée par Kristian Keginer et Paul-Henri Roudot. L’écrivain breton de langue française était souvent, comme eux, élevé en français par des parents bretonnants qui ne lui avaient pas transmis leur langue. L’Etat français, en punissant les bretonnants à l’école, en les contraignant à demeurer analphabètes dans leur propre langue, en faisant du brezhoneg un boulet inutile pour passer concours et examens, les a en effet incités à ne pas transmettre leur langue à leurs enfants. Les victimes devenaient les bourreaux, stade ultime de l’ethnocide cynique perpétré par la France en Bretagne et ailleurs. Cela, ni Hélias, ni Rohou ne l’ont compris, persuadés qu’ils étaient que seul le français pouvait transmettre les notions intellectuelles et technologique propres au monde moderne, le breton restant langue de la ruralité. Or, il ne l’est resté que parce qu’il n’a pas eu le droit d’évoluer autrement. On peut tout dire en breton, les notions intellectuelles et techniques étant en général construites à partir de racines gréco-latines, auxquelles on peu adjoindre des affixes bretons. « Géographie » et « philosophie » peuvent se dire aussi bien jeografiezh et filosofiezh que douaroniezh ou prederouriezh. Mais encore faut-il qu’on ait le droit d’utiliser de tels concepts à l’école et ailleurs, ce que la France nous a refusé.
Paradoxalement, le fait d’être élevés en français a permis aux Keineg et Keginer un regard critique sur leur situation: ce n’est pas le français qui les a éveillés, mais l’éducation. Le même phénomène a eu lieu en Algérie, aux Antilles, en Afrique noire... et dans d’autres colonies. L’éducation et l’alphabétisation permettent le regard critique, quelle que soit la langue qui la fournit. Pour Keginer, l’écrivain breton francophone devait montrer, dans son œuvre, les ravages de l’ethnocide et de l’aliénation, et lutter en somme contre la langue française tout en l’utilisant, faute de pouvoir le faire en breton, langue difficile et inaccessible pour beaucoup d’auteurs. Ceux-ci, regrettant ne pouvoir parler la langue de leurs aïeux ou parents, parsèment leurs textes de toponymes (Grall, Keineg, Abraham...) ou de mots bretons et de bretonnismes (Mohrt, Le Bris...). D’autres, extérieurs à la Bretagne, l’ont adoptée en empruntant avec jubilation à la langue bretonne et à ses calques : c’est notamment le cas pour Perros et Saint-Pol-Roux.
Pascal Rannou a élargi la définition en admettant dans cette littérature des auteurs qui, sans être névrosés par la perte identitaire, magnifient la Bretagne dans leurs textes : Jean-René Huguenin, Yvon Le Men, Jean Rouaud... La réflexion qu’il lance ne demande qu’à être discutée et amplifiée.
Yoran Embanner, 466 p., 22€.