Bernard Le Nail, un grand spécialiste de la diaspora bretonne aurait pu écrire ce livre intitulé L'Émigration bretonne mais il a disparu trop tôt. Le Nail avait par contre commencé le travail en publiant une compilation des noms de lieux d'origine bretonne à travers toute la planète. Le Nail est d'ailleurs très souvent cité, et à juste titre, dans cette bible qui deviendra sans aucun doute une référence sur le sujet.
Dans un ouvrage magistral mais facile à lire de 530 pages et 6 ans de travail, Marcel Le Moal a patiemment retrouvé les traces des émigrés bretons sur quatre continents et dans des endroits les plus inattendus comme en Andalousie ou dans le Limousin. Plutôt qu'une analyse sociologique du phénomène, Marcel Le Moal dresse des portraits, non seulement de ceux qui ont laissé des noms à la postérité mais aussi de tous les anonymes qui ont participé à la construction de sociétés nouvelles et de nouveaux mondes. Pour reprendre son texte, Le Moal " laisse défiler devant nos yeux la longue cohorte des émigrés bretons, fiers navigateurs, infatigables explorateurs, intrépides découvreurs de terres nouvelles, bardes illuminés de foi celtique, travailleurs anonymes... ".
Il y a des peuples qui semblent passer les siècles immuables cantonnés entre des frontières qui ressemblent à des murs mentaux. Les Bretons ne sont pas de ceux-là. Depuis toujours ils ont quitté leur pays pour courir les océans ou chercher une vie meilleure ailleurs. Eux-mêmes ne sont-ils pas arrivés sur des bateaux venant de la Grande-Bretagne ? On pourrait penser que ce sont des raisons purement économiques qui ont poussé les Bretons à émigrer, mais non, même en période faste, les Bretons sont partis vers des horizons nouveaux. Leurs ancêtres celtes sillonnaient toute l'Europe et même l'Asie mineure. Certains voient même des Celtes dans les momies du désert du Taklamakan du Xingjiang chinois actuel. Durant la préhistoire des tribus entières partaient avec armes et bagages du jour au lendemain, traversaient la Manche ou le Rhin pour s'installer sur des terres nouvelles.
Si les marins bretons qui formaient les équipages de la marine royale ont très tôt profité des opportunités dans les colonies, c'est seulement au XIXe siècle que l'émigration commence à prendre de l'ampleur, surtout vers des zones agricoles limitrophes, car ce sont les travailleurs agricoles qui souffrent le plus de la misère – et partent d'abord. Le système d'héritage faisait que les fermes étaient divisées en autant de parts que d'enfants, réduisant la taille des exploitations au-dessous du seuil de rentabilité, surtout avant l'arrivée des engrais. Et le clergé encourageait la natalité. Les paysans bretons partent alors vers la Normandie, la Vendée, l'Aquitaine et finalement la Beauce et les zones agricoles de l'Île de France.
Entre 1880 et 1946, la Bretagne a perdu presque un tiers de sa population. Où sont passés tous ces gens ? Ils ne sont pas tous morts sur les champs de bataille de Verdun ou de la Somme... Avec l'arrivée du chemin de fer en Bretagne, beaucoup de jeunes Bretons et autant de jeunes Bretonnes ont un jour sauté dans un train vers la région parisienne. Mais pas uniquement le train, car la ligne maritime Morlaix - Le Havre a facilité les départs vers Le Havre, nous explique Marcel Le Moal. L'auteur raconte l'histoire des déracinés transplantés dans des banlieues anonymes mais qui ont gardé un pied en Bretagne grâce au monde associatif.
Marcel Le Moal montre bien à travers les centaines de biographies recueillies, –dont certaines font une ligne mais d'autres 5 pages, que les Bretons émigrés ont été une composante essentielle de la reconstruction de cette identité bretonne que la République a voulu effacer à tout jamais. Il y a ceux qui sont revenus au pays avec une âme bretonne forgée dans l'adversité et la survie, ayant découvert qu'ils étaient “bretons” au contact de cultures étrangères et il y a les autres qui ont laissé un héritage, un livre ou une entreprise, souvent teintés d'une nostalgie d'un pays perdu. Parfois ces derniers ont passé le flambeau à un ou plusieurs de leurs enfants.
Il manque juste un chapitre, mais l'histoire est peut-être trop récente, sur la nouvelle émigration bretonne en cours. Celle de ces milliers d'ingénieurs, de techniciens, de scientifiques et autres Bretons hautement qualifiés partis travailler dans la Silicone Valley, à Boston, à Londres, en Irlande, à Beijing (Pékin) ou à Shanghaï. En nouvelle donne de cette émigration du XXIe siècle : voir comment l'internet permet à ces nouveaux émigrés de rester en contact entre eux et avec famille et amis restés en Bretagne.
Cette fois ce sont toutes les nouvelles générations de l'hexagone qui sont devenues des émigrants potentiels. Une partie s'en va trouver du travail ailleurs, la France, avec 10 % de chômeurs et 20 % parmi les jeunes, étant devenue au XXIe siècle ce que la Bretagne était au XXe, une terre d'émigration. En une décade, ce sont près de 400 000 français qui seraient partis pour le Royaume-Uni (ce chiffre est contesté toutefois), une grande majorité d'entre-eux travailleraient à Londres et parmi eux des milliers de Bretons.
Publié par Coop Breizh, 530 pages, préface de Gilles Servat (voir le site)
Philippe Argouarch