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Cristal
- Chronique -
Quand on est Français, apprendre le breton a-t'il un sens ?
Pour un nationaliste breton, la question ne se pose pas. La langue bretonne fait partie des éléments qui identifient son pays et sa cause. La société qu’il veut construire est
Par Jean-Pierre Le Mat pour ABP le 26/05/13 21:51

Pour un nationaliste breton, la question ne se pose pas. La langue bretonne fait partie des éléments qui identifient son pays et sa cause. La société qu'il veut construire est une société qui parle breton.

Et quand on est Français...? Après tout, la plupart des parents qui placent leurs enfants dans les filières bretonnantes, Diwan, Dihun ou Diwyezh, ne sont pas des nationalistes bretons. C'est d'ailleurs heureux ; sinon, compte tenu de la faible adhésion de la population aux idées nationalistes, l'enseignement du breton serait ghettoïsé. Quel sens, alors, donner à ce choix éducatif ?

Quand on s'interroge sur l'avenir de nos rejetons, la première question est celle de leur intégration. L'homme est un animal social. Les langages parlés ou écrits sont les outils de la relation avec les autres.

Depuis la guerre de 14-18 et jusqu'aux années 60, l'opinion générale en Bretagne était que la seule société viable était la société française. Vivre et mourir pour la France allait de soi. Le monolinguisme français apparaissait comme nécessaire et même suffisant pour assurer à l'enfant une pleine intégration. C'est toujours le cas pour ceux qui ne voient les sociétés que sous l'angle administratif.

Dans le monde connecté d'aujourd'hui, les états-nations ne sont plus les seuls pourvoyeurs de l'identité individuelle, même s'ils sont les seuls à fournir une carte d'identité. Se définir comme "citoyen français" est devenu insuffisant. Faire seulement partie de la "communauté nationale" est le signe d'une soumission mortelle. Après les totalitarismes du XXe siècle, il plane au dessus de l'identité unique une odeur de charnier.

Pour relativiser la communauté nationale française tout en s'y intégrant, il faut pouvoir se rattacher à une communauté non étrangère. La plupart d'entre elles disposent d'une langue ou d'un langage : langue bretonne, occitan, alsacien, gallo, mais aussi argots divers, langage des banlieues. Apprendre une langue dite "régionale" ne diminue pas le bénéfice de l'intégration sociale, tout en jouant avec plusieurs identités et sur plusieurs tableaux. Les bilingues français-breton maîtrisent leur intégration, ce qui les rend plus lucides dans le rapport entre l'individu et l'État. Certes, cet avantage les rend suspects aux yeux de ceux qui sont républicains, avant -ou au lieu- d'être démocrates. L'avantage est bien réel pour le bilingue français-langue régionale. Il permet d'anticiper les rapports linguistiques et sociaux dans l'Europe qui se construit, au sein et en dehors des institutions.

La deuxième question que se pose un jeune parent est la suivante. Pourquoi et comment mon enfant sera t'il préféré à ses semblables, pour trouver un travail, pour recevoir une promotion, pour être épaulé s'il crée une entreprise, pour être visible s'il crée une oeuvre d'art ? Cette question est analogue à celle que se posent toutes les PME. La réponse réside dans une "stratégie de la différenciation".

Pour dépasser le cadre restrictif du Français moyen, l'apprentissage des langues étrangères est une bonne réponse. L'anglais bien sûr ! Mais sa banalisation en fait une nécessité, et non pas une différenciation. Les autres langues européennes comme l'allemand ou l'espagnol ? Bof… Aujourd'hui, ce sont les langues non-européennes qui apparaissent comme des atouts différenciateurs : le chinois, l'arabe, l'hindi.

La seconde piste de différenciation est l'acquisition, non pas d'une langue "neutre" de communication, mais de la langue ou du langage d'un réseau. Ainsi, il faut savoir s'exprimer à la façon des professeurs lors des examens. Plus de 50% des étudiants qui intègrent l'école Polytechnique sont issus, non de classes favorisées financièrement, mais d'une famille dont un des parents est enseignant. C'est hallucinant, mais c'est ainsi. Les étudiants en médecine, les postulants aux grands corps de l'Etat, les politiciens doivent se familiariser avec des éléments de langage ou avec des sabirs professionnels qui leur permettront de se faire reconnaître par leurs pairs.

A la différence des "grandes langues", la langue bretonne n'est pas neutre. Elle fonctionne dans le cadre d'un réseau. Ce réseau n'est plus, comme autrefois, celui des miséreux ou des arriérés. Il est devenu celui d'une nouvelle élite caractérisée, non par un statut social, mais par une prédisposition à l'audace. Le phénomène est nouveau. Il s'installe durablement. Au delà des seuls bretonnants, il semble concerner beaucoup de "petites langues" qui ont derrière elles une histoire parsemée de rébellions et de mystères. Dans un univers mondialisé, cette empreinte différenciatrice porte une signification forte. C'est la capacité à penser et à agir autrement que dans le cadre de la pensée unique et de la langue officielle. Donner à son enfant la langue bretonne lui apporte des connivences. Elle lui apporte aussi la faculté, selon les situations, de penser en équipe ou en franc-tireur.

La troisième question que se posent les parents, après celle de l'intégration et de la différenciation, est celle de la compréhension de soi-même et du monde.

Compréhension de soi-même, d'abord. Donner un sens à sa vie, c'est définir soi-même son identité. Je justifie ma présence, mon action, ma nécessité, parce que je fais partie d'un écosystème bien identifié. J'y suis à l'aise, j'entretiens l'écosystème "Bretagne". J'ai une chance extraordinaire : Dans la grande marche de la vie et des choses, je ne suis pas superflu !

Compréhension du monde, aussi. Le latin et le grec me permettent de comprendre l'étymologie des mots français, et de plonger aux racines méditerranéennes de l'Europe. Aujourd'hui, l'Europe méditerranéenne est en crise et cède le pas à l'Europe continentale et à l'Europe atlantique. La langue bretonne n'est ni latine ni grecque, sans en être trop éloignée. Elle me donne une compréhension du monde, non pas en rupture, mais décalée par rapport à la langue française et à l'enseignement scolaire traditionnel. J'acquiers une vision du monde en 3D.

Je suis bien conscient de n'avoir pas épuisé toutes les raisons, pour un Français, de s'initier à la langue bretonne. Je voulais d'abord replacer notre petite langue dans le questionnement du XXIème siècle. Au delà des enjeux financiers, économiques, sociaux, culturels, il existe un enjeu de sens, de signification. En gagnant notre liberté par rapport aux religions, puis aux idéologies, nous avons perdu le sens de notre vie et de notre action. Ce sens nous était octroyé autoritairement par le prêtre, le chef de famille, l'instituteur, le chef de gouvernement, le chef de parti, le gourou. Il nous faut maintenant apprendre par nous-mêmes pourquoi nous ne sommes pas superflus, et permettre à nos enfants de découvrir leur nécessité.

Dans un environnement riche en ressources venues de partout, une "petite langue" comme le breton est l'impureté pleine de significations qui permet au cristal de se former, de lancer ses lignes et de se réaliser en beauté.

Jean Pierre Le Mat

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