Le parti breton Breizh-Europa (BE) a été créé symboliquement au Château des Ducs de Bretagne à Nantes, il y a exactement 5 ans, le 23 octobre 2013. Breizh Europa se définit comme un mouvement qui prône l'autonomie de la Bretagne dans une Europe fédérale. Il affirme vouloir "recouvrer nos libertés rognées depuis longtemps par un État ultra-centralisateur, c’est parce que nous refusons de voir programmée la disparition de la Bretagne et l’effacement de son histoire multiséculaire, et c’est parce que nous croyons en un projet européen de paix et de prospérité, que nous avons fondé en octobre 2013 Breizh Europa. Un mouvement qui souhaite sensibiliser et rassembler les Bretons modérés, démocrates et Européens convaincus." Dans le contexte d'une Europe en crise nous avons interviewvé le Président de BE: Frank Darcel.
[ABP] Si Gilles Martin Chauffier dans son livre "Du Bonheur d'être Breton" écrit que l'Europe peut digérer les États-nations, on a quand même assisté l'année dernière à une victoire des vieilles nations contre les prétentions d'indépendance de la Catalogne, sans parler des mises en garde qui avaient été faites contre une éventuelle indépendance de l'Écosse. La France, l'Espagne et toute la vieille Europe ont serré les coudes, serré les dents et donné de la matraque, piétinant allègrement la démocratie. Qu'en pensez-vous ?
[Frank Darcel] L'Europe des États-Nations, tout en ayant connu de nombreux soubresauts, correspond à la manière dont l'Europe s'est organisée à l'époque contemporaine, c'est-à-dire plus ou moins depuis la révolution française et l'avènement de certaines monarchies constitutionnelles. C’est de cette Europe-là qu’est née l’Union Européenne. Remettre ce système en question ne peut se faire en quelques années, parce que l’Europe actuelle s'est faite par et pour ces États-Nations.
Il faut cependant remarquer qu'au sein de cette Europe d'aujourd'hui, l'idée fédéraliste a peu à peu gagné du terrain. Ainsi l'Allemagne, post deuxième guerre mondiale, puis réunifiée, est construite sur un système fédéral qui ne correspond plus à l'idée qu'on se fait de l'État-Nation. La Grande-Bretagne sous Tony Blair est devenue, suite à la dévolution, une sorte de monarchie fédérale, puisque Écosse et Pays de Galles ont gagné énormément en autonomie. L'Espagne, au retour de la démocratie, et de la royauté, est devenue un État de type fédéral également. Et même un des plus récents États-Nations créés, la Belgique, en 1830, a fini par adopter un système fédéral. L'Italie a elle aussi doté ses régions de pouvoirs importants, y compris celui de légiférer. Il faut donc noter que le seul grand pays de l'Union Européenne, en taille mais aussi en influence, qui n'a pas adopté un système fédéral, est la République Française. Cherchez l'erreur.
Ce qui s'est passé en ex-Yougoslavie dans les années 1990, de manière violente, ou de manière pacifique dans l'ex-Tchécoslovaquie, indique par ailleurs que cette Europe des peuples est en marche et qu'il vaudrait mieux s'y préparer. Qui aurait prédit la fin de la Yougoslavie ou de la Tchécoslovaquie dans les années 1980 ? A peu près personne, et François Mitterrand et son entourage ne l'avaient pas vu venir en tous les cas. Notons aussi que le corollaire de la fin des États-Nations, c'est-à-dire la construction d'une Europe Fédérale, peut s'appuyer sur nombre de petits états, qui existent déjà, et qui s'emboîteraient sans problème dans cette structure en devenir, à savoir les Pays-Bas, la Suède, le Danemark, les Pays Baltes et bien d'autres. L'Europe des cent drapeaux, chère à Yann Fouéré, est donc à portée de main, comme le prophétise Gilles Martin-Chauffier. Et l'obstacle principal est bien la République Française.
Pour ce qui est de la Catalogne et de l'Écosse, cela prendra à mon avis moins de dix ans avant que ces nations n'accèdent à l'indépendance. Il faut évidemment que l'Europe aille en ce sens, et pour l'instant les instances européennes ne sont pas à la hauteur. C'est aussi, je pense, parce qu'en dehors de s'être structurée politiquement autour d'États-Nations, l'Europe actuelle a donné des gages à de nombreux groupes industriels et économiques, et que la plupart d'entre eux voient d'un mauvais oeil l'idée d'un étalement horizontal des pouvoirs. Cela rendrait le lobbying bien plus difficile. Et la finance a horreur des soubresauts politiques d'une manière générale, et préfère les pouvoirs centralisés.
Cependant, même si les États-Nations font de la résistance ici ou là, ce qui n'a rien de surprenant, il me semble que, sauf cataclysme, l'Europe Fédérale pourrait être en place d'ici une vingtaine d'années.
[ABP] Les indépendantistes catalans comme la majorité du mouvement breton continuent à être pro-Europe alors qu'on voit bien que cette Europe est juste un cartel, une confédération hanséatique moderne, un bloc justement de ces États-nations dirigé par eux et pour eux, et dont la seule ambition est l'expansion des marchés et le statu quo des frontières. Pourquoi cet amour à sens unique ?
[FD] Je pense avoir répondu en partie dans la première question. Mais si cet amour est à sens unique, c'est parce qu'il y a un malentendu. Les Catalans et certains Bretons rêvent d'une Europe qui n'est pas celle de Bruxelles. Et les instances européennes ne comprennent rien à ce qui se passe ici ou ailleurs en Europe, parce que les élites européennes actuelles sont issues des classes dirigeantes, politiques et économiques, des États-Nations. L'ajustement entre les deux systèmes prendra un peu de temps, mais il faut être confiant. Une des illustrations amusantes de cet aveuglement de la commission européenne quant à ce qui est en train de se préparer, c'est cette phrase de Junker à propos de la Catalogne, lorsqu'il a dit : "on ne va tout de même pas réussir à gouverner avec une Europe à cent pays!". Venant de l'ancien dirigeant du Luxembourg, minuscule état européen, qui a eu tout à gagner dans la construction de l'Europe en en devenant une des places bancaires plus ou moins occultes, c'était une phrase assez suave.
L'exemple du Luxembourg est assez parlant en tous les cas face à ceux qui imaginent toujours que la Bretagne ou la Catalogne seront trop "petits" pour survivre. Ce n'est pas la taille qui compte, mais l'envie de faire des choses ensemble dans un territoire donné, ce qui importe c'est de réveiller les solidarités locales. Et si l'exemple du Luxembourg n'est pas forcément le meilleur du fait que leur approche de la finance n'est pas exempte de reproches fondés, il suffit de voir l'économie du Danemark ou de la Suisse (qui entrera peut-être en Europe lorsqu'elle sera plus fréquentable au niveau de la démocratie directe) pour comprendre qu'une Europe fédérale serait un levier formidable pour l'économie du continent. Et pour l'écologie également, tant les avancées dans ce domaine sont bien plus patentes au Danemark, en Suède ou au Portugal, des petits pays en somme, que dans de vastes États-Nations comme la France, ou le lien direct entre habitant et territoire est corrompu, du fait de la centralisation des pouvoirs et des décisions, hors de ces territoires, et du poids de certains lobbys à Paris, tel EDF Areva. On ne peut de toute façon gérer l'urgence écologique de la même manière à Marseille qu'à Brest, il faut tenir compte de la culture de chacun, et des écosystèmes locaux. D'ailleurs on voit bien le peu de poids des ministres de l'écologie français, une écologie centralisée, au cours des dernières décennies. Ils sont à Paris et plient comme des roseaux devant leurs autres collègues. Ou ils finissent par s'en aller, et rentrer en province, la queue basse.
[ABP] Cette Europe est basée sur des traités internationaux, les institutions sont fantoches puisque presque tout est décidé par la Commission, donc les États. Les traités par définition sont immuables, on ne peut pas les changer, juste les casser et en sortir. Tous les candidats à la présidence en France disent qu'ils vont change Europe mais une fois au pouvoir ils ne font rien car ils ne peuvent rien faire non?
[FD] Tous les candidats à la présidentielle française appartiennent au Parti Jacobin, sans exception. Sinon peut-être les écologistes, quand ils sont audibles, et le NPA, mais dont les propositions dans certains domaines paraissent obsolètes. Pour les autres, tous tenants de l'indivisibilité de la République, coûte que coûte, et de l'ultra pouvoir parisien, ils sortent tous le même baratin face à l'Europe mais ne savent pas comment aborder cette Europe. Parce qu'ils y adhérent d'une certaine manière que contraints et forcés. Souvenez-vous de ce que De Gaulle disait de l'Europe. RN et LFI sont sur la même longueur d'onde. Et les autres sont des pragmatiques, ils savent que sans l'Europe la France aurait des problèmes financiers encore plus graves, mais ils n'en pensent pas moins pour la plupart. On ne peut être jacobin et profondément européen, c'est antinomique. Donc le personnel politique français se perd en incantations mais, de toutes les manières, convaincus eux-mêmes qu'ils ne pourront rien faire, les partis politiques français envoient à Bruxelles des députés fantoches. Comme Paris envoyait à d'autres époques des consuls dans des colonies lointaines. Comme récompense pour services rendus, ou résultat d'arrangements entre "courants". De fait, la France n'est pas audible au parlement européen. Mais quand on envoie Marine Le Pen, Jean-Luc Melencon, Vincent Peillon ou Rachida Dati à Strasbourg, il ne faut pas être surpris.
En ce qui concerne les traités il faudra sûrement en arriver à des traités plus cohérents, mais le mieux est d'attendre; les citoyens sont fatigués des traités européens dans lesquels leur volonté ne leur semble pas prise en compte. L'Europe entre en zone de forte turbulence pour de multiples raisons : Brexit, bras de fer avec l'Italie sur le budget, problèmes internes en Allemagne comme en France, question migratoire. Et mauvaise image de l'Europe auprès de ses citoyens, parce qu'on lui fait toujours porter le chapeau... Attendons de voir comment l'Europe franchira ces caps, et comment la situation évolue à moyen terme en Ecosse, Catalogne et même en Corse. Une nouvelle définition de l'Europe s'imposera d'elle-même d'ici quelques années.Ce sera sans doute le temps pour un nouveau traité.
Par ailleurs, si l'Europe est mal aimée, il ne faut pas oublier que le sentiment d'appartenance, à tel ou tel État-Nation, est souvent le fruit d'une mise en condition débutée dès le plus jeune âge : programmes scolaires "nationalisés", unification des langues (en France en tous les cas), rabâchages médiatiques à tendances patriotiques au moment des compétitions sportives, etc. Pour donner une chance à l'Europe, il faut faire exister la citoyenneté européenne face à ces matraquages pas toujours subtils, et pour cela il faut élever et élargir le débat : donner des cours d'histoire européenne dès le plus jeune âge, apprendre l'histoire européenne d'une manière à la fois englobante et en approfondissant en chaque lieu l'histoire locale. Sans réécriture politique, si tant est que ce soit possible...
. Ou encore rendre possible l'existence d'un passeport européen. Sans ce type d'outil, l'appartenance à l'Europe sera un sentiment difficile à faire partager.
[ABP] Faut-il créer une nouvelle Europe ? La Catalogne ou l'Écosse, une fois indépendantes, ou même le Royaume-Uni après le Brexit, peuvent-ils être l'embryon d'une nouvelle Europe ?
[FD] Bien malin celui qui pourra prédire comment cette Europe fédérale, ou supra nationale, pourra se mettre en place. Cela prendra vingt ans... Il faut juste espérer que cela se fera sans catastrophes économiques ou autres, parce qu'à mon avis c'est inéluctable. Bien sûr, Catalogne, Ecosse sont les germes, mais ils ne faut pas oublier qu’auparavant la Croatie, et d'autres nations balkaniques ou les Pays Baltes s'affranchissant du joug russe, ont ouvert la voie. Cet avènement d'une autre Europe sera protéiforme mais, si l'Écosse et le Pays de Galles peuvent avoir leur mot à dire dans cette construction, je doute que l'Angleterre du Brexit puisse aider beaucoup. Le Brexit au moins pourra servir de repoussoir à ceux qui manient l'anathème contre l'Europe sans bien calculer les risques d'en sortir, même si elle est loin d'être parfaite à l'heure actuelle..
L'idée qu'il faille casser complètement l'Europe, pour la reconstruire plus tard, me paraît une mauvaise idée. C'est elle des nationalistes français, anglais, espagnols. Je pense plus à un glissement progressif des textes institutionnels vers plus de fédéralisme, et par là vers plus de pouvoir pour les régions. Rome ne s’est pas faite en un jour...
[ABP] Pourquoi il n'y a-t'il pas un grand parti européen regroupant non seulement le RPS en France mais les indépendantistes/autonomistes catalans, écossais, flamands, gallois, basques, galiciens, occitans, corses, frisons, bavarois, alsaciens, toutes les minorités nationales de Roumanie, et de l'Europe de l'est y compris tous les partis bretons. Un parti qui pourrait peser au parlement européen ?
[FD] Je pense que des choses se mettent en place. Mais entrer dans certaines instances n'est pas toujours facile. À Breizh Europa, nous allons privilégier des contacts directs avec d'autres mouvements, dans l'Hexagone et ailleurs. Mais il est vrai que dans un premier temps, une manifestation sur Paris, conjointe, de Corses, Bretons, Basques, Alsaciens, liste non exhaustive, serait un bon premier pas.
Quant à peser au Parlement Européen, cela deviendra nécessaire. Mais le prochain découpage pour les Européennes, en listes nationales dans l’Hexagone, ne facilitera pas les choses pour nous. Mais nous avons annoncé que nous étions disponibles si on fait appel à nous.