Sous prétexte d’un questionnement ouvert, l’exposition « Celtique ? » qui se tient au Musée de Bretagne du 18 mars 2022 au 4 décembre 2022, procède en réalité à une manipulation nationaliste des esprits qui, bien que dénoncée à plusieurs reprises — arguments à l’appui —, ne suscite toujours pas, pour l’instant, les réactions publiques qui s’imposent.
Une fausse question
L’exposition « Celtique ? » du Musée de Bretagne prétend « questionner l’identité celtique de la Bretagne »[1], ce qui serait très intéressant si ce n’était un artifice : tout questionnement peut, en effet, s’avérer intellectuellement constructif[2]. Pour ma part, en tant qu’enseignant-chercheur, je passe mon temps à me poser des questions, à émettre des hypothèses et à douter. Je suis donc particulièrement ouvert au questionnement. Mais, à travers cette exposition, le Musée de Bretagne tente de faire passer pour un « questionnement » ce qui n’est, en vérité, qu’une démonstration biaisée, contraire à la déontologie scientifique et irrespectueuse du public.
J’ai montré, dans un billet publié le 29 juin sur le Club de Mediapart, en quoi résidait la malhonnêteté intellectuelle de l’exposition[3]. Voici, pour mémoire, un résumé de mes principaux arguments :
Des lanceurs d’alerte
Au moins trois alertes successives ont été lancées au sujet de cette exposition :
J’ignore l’écho que les autres alertes ont rencontré mais, pour ma part, j’ai reçu un nombre inhabituellement élevé de réactions — toutes positives — à mon billet. Si certaines émanaient du grand public, beaucoup d’autres provenaient de la communauté scientifique : ethnologues, archéologues et, même, membres du comité scientifique de l’exposition ou du Musée de Bretagne. Barry Cunliffe, en particulier, archéologue de réputation mondiale que je ne connaissais pas personnellement, m’a fait l’honneur de m’écrire en ces termes :
« Plusieurs personnes que je connais ont visité [cette exposition] et ont été très mécontentes du ton partial de la présentation. Je suis très heureux d’avoir votre opinion réfléchie. Je comprends maintenant parfaitement pourquoi il y a eu du mécontentement. Il est vraiment dommage que les autorités du musée n’aient pas saisi l’occasion d’encourager un débat sérieux et ouvert d’esprit[7]. »
Toutes ces réactions privées m’ont conforté dans mon analyse mais l’absence, jusqu’à présent, de réaction publique me trouble.
Les médias
La presse quotidienne régionale et la télévision régionale ne se sont pas encore vraiment emparées de ces trois alertes successives. Elles ont, certes, évoqué la démission d’Alan Stivell mais en tendant, parfois, à en atténuer la portée. Ainsi Le Télégramme a-t-il fait paraître dans ses colonnes que le musicien « boude » l’exposition[8], ce qui risque de réduire son alerte à un simple enfantillage dans l’esprit des lecteurs. France 3, pour sa part, a publié sur son site internet que « tout est dans le point d’interrogation » du titre de l’exposition, ce qui pourrait sous-entendre que Stivell refuse le débat[9]. Or, ce fameux point d’interrogation n’est en réalité qu’un leurre : sous prétexte de prendre « un parti pris de questionnements »[10]— lequel serait parfaitement louable —, l’exposition ne questionne pas, elle affirme. Elle pose, en effet, une thèse empreinte de nationalisme français et dissimule aux yeux du public les travaux scientifiques qui permettraient à celui-ci de se rendre compte que cette thèse est infondée. Il eut été plus juste que cette exposition s’appelât « Pas celtique ! », avec un point d’exclamation.
Quant aux deux autres alertes (la mienne et celle du site « Justice pour nos langues »), elles n’ont jusqu’à présent pas été relayées par les médias régionaux[11]. Les institutions régionales, en revanche, ont-elles davantage réagi ?
Les institutions
Le Conseil régional de Bretagne
On peut lire sur internet que la Direction de l’éducation et des langues de Bretagne du Conseil régional de Bretagne a été saisie de la question de cette exposition le lundi 1er août 2022. Le directeur du service a répondu avoir « bien noté [cette] alerte » et ajouté « nous allons nous renseigner »[12], ce qui n’engage à rien.
Les Champs libres
On peut également lire, sur le même site internet, que la directrice générale des Champs libres, dont dépend le Musée de Bretagne, a annoncé, pour faire suite aux critiques, que les textes de l’exposition seraient « réexaminés »[13]. On ne peut a priori que s’en réjouir. Toutefois, l’argumentation qui accompagne ce projet de réexamen — selon laquelle le problème de l’exposition ne consisterait qu’en « quelques maladresses » et « adjectifs un peu déplacés » — laisse perplexe sur la volonté réelle de corriger l’exposition. Car ce n’est pas de « maladresse » qu’il s’agit mais, au contraire, d’une habileté à manipuler qui a été prise en défaut[14]. Espérons que le « réexamen » en question ne sera pas factice, se contentant simplement d’enlever les ficelles trop voyantes.
Il ne suffit pas, en effet, de retirer la conclusion péremptoire et erronée de l’exposition (selon laquelle « il n’y a pas de filiation directe entre les faits culturels d’aujourd’hui et ceux des populations de l’Antiquité »[15]) et de changer quelques« adjectifs un peu déplacés » pour faire cesser la manipulation. Un vrai questionnement — qu’il soit scientifique, juridique ou autre — repose sur une information complète ou, à tout le moins, équilibrée. Or, l’exposition a savamment dissimulé les travaux scientifiques qui n’allaient pas dans le sens de son idéologie (selon laquelle la celtitude contemporaine serait un mythe construit par le Mouvement breton, qui a dérivé vers la collaboration lors de la Seconde Guerre mondiale). Au lieu de se contenter de faire disparaître les « trucs » qui ont été éventés par la critique, il faut désormais que le Musée de Bretagne expose les travaux scientifiques que cette exposition a cachés, qu’il en finisse avec l’opposition factice entre culture matérielle et culture immatérielle, et enfin qu’il contextualise le propos de l’exposition.
Étant moi-même sociologue et quelque peu linguiste, j’ai évoqué dans mon précédent billet des travaux ethnologiques et linguistiques omis par l’exposition. Notamment ceux de Joseph Cuillandre, Daniel Giraudon et surtout Donatien Laurent, qui suggèrent une continuité culturelle entre les populations celtiques des temps anciens et celles d’aujourd’hui[16].
Depuis lors, parmi les nombreux témoignages qui m’ont été communiqués, il m’a été indiqué que l’article (un peu complexe) de Donatien Laurent sur la Troménie de Locronan[17]avait fait l’objet d’une belle vulgarisation[18], publiée par un partenaire du Musée de Bretagne : ce dernier peut donc en faire usage.
Ce sont surtout, cependant, les grands noms de l’histoire et de l’archéologie des Celtes dont il m’a été signalé qu’ils avaient été occultés par l’exposition. Notamment :
On pourra, certes, me rétorquer que tout ne peut pas être montré dans une exposition. Mais entre « tout montrer » et ne rien montrer du tout de ce qui a été exprimé par les scientifiques dont les travaux contredisent l’idéologie de l’exposition, il y a une marge.
En finir avec l'opposition factice entre culture matérielle et culture immatérielle
Selon les ouvrages de Françoise Le Roux et Christian-J. Guyonvarc’h, les Celtes de l’antiquité — qui n’ont pas constitué d’empire et ont refusé de recourir à l’écriture — étaient surtout unis par leur culture immatérielle : leurs langues, d’une part, et le druidisme, d’autre part[22]. Or, les langues celtiques subsistent encore aujourd’hui, tant bien que mal, en Bretagne et dans les îles britanniques. Quant au druidisme, s’il a disparu depuis des siècles, il a néanmoins laissé quelques traces jusqu’à nos jours dans les représentations du monde, le folklore, l’art et certains rites religieux, qui ont fait l’objet d’études scientifiques sérieuses. Il est donc absurde d’opposer sommairement la réalité au mythe.
Il est légitime d’évoquer l’utilisation de la celtitude qui fut faite par des nationalistes bretons, y compris dans le cadre de la collaboration avec les nazis ; en revanche, il est illégitime de le faire hors de tout contexte. Or, c’est le nationalisme français qui, le premier, s’est drapé dans la celtitude à partir de la « querelle des deux races »[23], puis l’a largement diffusée pendant des générations à travers l’école républicaine, en recourant à des arguments issus du « racisme scientifique ». Évoquer l’un sans l’autre, c’est tromper le public. On peut espérer que le « réexamen » de l’exposition ne se fera pas a minima et amènera cette contextualisation. En attendant, cependant, que peut-on dire des réactions de la « société civile » à ces alertes ?
L’association Bretagne culture diversité (BCD)
J’ai saisi à plusieurs reprises l’association parapublique BCD, créée à l’initiative du Conseil régional de Bretagne qui la finance, et chargée d’une mission d’éducation culturelle du public. Elle a refusé jusqu’à présent de se désolidariser de l’exposition dont elle est partenaire, et continue même d’effectuer de la publicité pour elle sur internet. J’ai donc démissionné à regret de cette association, alors que j’en fus le président fondateur, puis le président du conseil scientifique.
Le comité scientifique
Plusieurs membres du comité scientifique de l’exposition ainsi que du conseil scientifique permanent du Musée de Bretagne ont exprimé — en privé — leurs réticences envers le contenu de cette exposition. En revanche, aucun n’a, jusqu’à présent, pris la parole publiquement. Je le déplore mais nous sommes en plein été et chacun a besoin de vacances. J’espère que les langues se délieront d’ici la rentrée.
À l’école, en France, tout enfant apprend des rudiments de culture « classique », c’est-à-dire latine et grecque : un peu d’histoire, quelques bribes de récits mythiques et mythologiques, et parfois un peu d’étymologie. La culture celtique, en revanche, est à peu près totalement absente de l’enseignement français. On ne peut donc que se réjouir qu’une institution régionale prenne l’initiative d’éclairer le grand public sur cette matière. Mais c’est à double tranchant.
Chaque adulte cultivé, en effet, s’il était amené à visiter une exposition indélicate concernant l’héritage latin et grec de la culture française, serait en mesure de faire, de lui-même, la part des choses. Or, il n’en va pas du tout de même concernant la culture celtique tant elle est méconnue. Une institution culturelle peut donc facilement, comme l’a fait le Musée de Bretagne en l’occurrence, tromper le public à son insu car celui-ci ne dispose pas du bagage culturel suffisant sur le sujet pour découvrir la supercherie.
Si, en outre, les alertes n’étaient ni relayées par la presse ni prises au sérieux par les élus et les institutions ; et si les acteurs de la vie culturelle et scientifique qui ont pris conscience de la manipulation et s’en émeuvent en privé ne prenaient pas la parole en public, le risque existerait de glisser en Bretagne, comme ailleurs, dans une ère de post-vérité[24]: Trump a gagné la présidentielle de 2020, Poutine ne fait pas la guerre en Ukraine et les Bretons ne sont pas celtes.
Qu’on se rassure, cependant, les Gaulois restent les ancêtres des Français !
Ronan Le Coadic
Professeur à l’université Rennes 2
Membre du centre de recherche CELTIC-BLM
[1] Page Web, « Celtique ? », Musée de Bretagne, [s.d.]. URL : Consulté le 8 août 2022.
[2] On peut même — si l’on fait preuve de rigueur scientifique et d’honnêteté intellectuelle — se poser la question de l’existence des Celtes (de même que celle des Germains, des Latins ou des Sémites…), comme le font certains sceptiques, mais tel n’était pas le propos de l’exposition.
[3] Ronan Le Coadic, « Manipulation idéologique au musée de Bretagne », Mediapart, 29 juin 2022. URL : . Consulté le 11 juillet 2022.
[4] Alan Stivell, « Musée de Bretagne à Rennes, exposition « Celtique ? » Je retire mon parrainage », Facebook, 20 mai 2022. URL : . Consulté le 8 août 2022.
[5] Le Coadic, op. cit. (note 3).
[6] Yann-Vadezour ar Rouz, « La stigmatisation de l’identité bretonne via l’exposition “Celtique ?” », Justice pour nos langues, juillet 2022. URL : .
[7] Extrait (traduit de l’anglais) d’un mail privé du 1er août, publié avec le consentement de l’auteur.
[8] Quentin Ruaux, « Quand Alan Stivell boude une exposition sur la Bretagne », Le Télégramme, édition Rennes, 24 mai 2022. URL :
[9] Céline Serrano, « Polémique. Tout est dans le point d’interrogation : Alan Stivell retire son parrainage de l’exposition “Celtique ?” du Musée de Bretagne », France 3 Bretagne, 25 mai 2022. URL : Consulté le 8 août 2022.
[10] Fabienne Richard, « Alan Stivell retire son parrainage de l’exposition « Celtique ? » qui se tient à Rennes », Ouest-France, édition Bretagne, 24 mai 2022.
[11] Mis à part un article dans Le Télégramme du 21 juillet. URL : Consulté le 10 août 2022. Un article a, par ailleurs été publié par Le Quotidien indépendant luxembourgeois : AFP et Le Quotidien, « La Bretagne, pas celtique ? Polémique autour d’une expo », LeQuotidien.lu, Luxembourg, 3 août 2022. URL : Consulté le 8 août 2022.
[12] « La Région Bretagne résolue à se renseigner sur les pratiques du musée de Bretagne », Justice pour nos langues, août 2022. URL : . Consulté le 8 août 2022.
[13] Yann-Vadezour ar Rouz, « Le musée de Bretagne contraint de revoir le contenu de l’exposition “Celtique ?” », août 2022. URL : . Consulté le 8 août 2022.
[14] Quant aux « adjectifs un peu déplacés », on se demande si le fait de mettre un autre adjectif à la place de « revanchard » modifierait beaucoup le sens de la formule « le nationalisme revanchard qui va relever la France après la guerre »…
[15] Musée de Bretagne, Exposition “Celtique ?”, 2022.
[16] Le Coadic, op. cit. (note 3).
[17] Donatien Laurent, « Le juste milieu : réflexion sur un rituel de circumambulation millénaire: la troménie de Locronan », Documents d’ethnologie régionale, vol. 11, 1990, p. 255-292.
[18] Anne Gouerou, Troménie de Locronan, un chemin au rythme du temps celtique, Lorient : Bretagne culture diversité, 2022. URL : Consulté le 8 août 2022.
[19] Venceslas Kruta, Les Celtes, 12e éd., Paris : Presses Universitaires de France, 2019 (Que sais-je ?).
[20] Myles Dillon et Nora K. Chadwick, Les royaumes celtiques, Paris : Marabout, 1979, 315 p.
[21] Barry Cunliffe, Bretons and Britons: The Fight for Identity, New York : Oxford University Press, 2021, 488 p.
[22] Christian-J. Guyonvarc’h et Françoise Le Roux, La civilisation celtique, Paris : Payot, 1995 ; Christian-J. Guyonvarc’h et Le Roux, Les druides, Rennes : Ouest-France, 1986, 448 p.
[23] Léon Poliakov, Le mythe aryen : essai sur les sources du racisme et des nationalismes, Paris : Calmann-Lévy, 2012.
[24] La notion de « post-vérité » évoque la tendance de certaines autorités à faire passer l’idéologie ou l’émotion avant la réalité objective et le penchant du public à leur faire confiance, ce qui finit par rendre la vérité secondaire. Si le terme est récent (cf. Keyes Ralph, The Post-truth Era: Dishonesty And Deception In Contemporary Life, New York : St Martins Pr, 2004), la réalité est ancienne et a été étudiée par la psychologie sociale. Cette dernière montre que, par une sorte de « paresse cognitive », nous sommes tous enclins à nous laisser influencer par les autorités présumées compétentes, nous laissant ainsi aller à « une forme de torpeur légère » (Gibert Cylien, « De la post-vérité à la post-justification : le cas du “rapport russe” sur Donald Trump », The Conversation, 7 février 2017). Pour réveiller notre esprit critique, l’intervention contradictoire d’autres autorités est particulièrement bienvenue.
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