Je reçois assez régulièrement des leçons de bretonnitude qui me gavent, mais alors… grave ! Et "je suis plus breton que toi"... et "tu es un petit patron régionaliste"... et "tu profites de la Bretagne"… et "tu parles breton comme une vache espagnole", etc.
Stoooop ! Jeunes blanc-becs, respectez vos anciens ! Grâce à nous, vous héritez d'une situation bien plus favorable que celle que nous avons connue. Dans les années 70, quand j'avais votre âge, revendiquer la Bretagne n'apportait que des ennuis. On y mettait en jeu sa réputation, sa liberté, son avenir. Des dizaines d'hommes et de femmes de ma génération sont passés par la prison. Combien d'entre vous y sont passés, je vous le demande ? Les flics ne vous attrapent pas parce que vous courez vite ? Ouais, la bonne blague !
Bon, puisque c'est comme ça, puisque vous continuez à nous prendre pour des ringards et des timorés, je vais vous raconter l'histoire de ma grève de la faim.
- Arrêtes, pépé, tu vas nous faire pleurer !
- Si si, je vais vous la raconter... Et pour plomber l'ambiance tout de suite, je balance une citation de Georges Bernanos : "Celui qui met sa vie dans la balance peut tenir n'importe quel enjeu".
- On t'écoute, pépé, mais arrête de faire l'intello. D'accord ?
- En 1982, j'étais président d'un parti politique breton, à la fois indépendantiste et libertaire, le Strollad Pobl Vreizh. Ce parti a disparu depuis longtemps. Il était mal vu d'à peu près tout le monde. Cela nous donnait une grande liberté de pensée et d'action.
J'ai été arrêté par la police sur des accusations plutôt graves: constitution de groupe paramilitaire, détention d'armes de guerre, intelligence avec des puissances étrangères. J'ai été interné à Pontaniou, la vieille prison de Brest. Oh, je garde le souvenir de ces cellules mal éclairées, avec une voûte de pierre au lieu d'un plafond… Comme dans les vieux films !
Si je ne voulais pas moisir pendant plusieurs années, il fallait que je passe à l'offensive rapidement. J'ai commencé une grève de la faim.
Au bout de quelques jours, j'ai vu dans mes rêves des plateaux de fruits de mer énormes, comme vous n'en avez jamais vu et que vous ne verrez jamais. L'autre avantage d'arrêter de manger, en plus des rêves de grosse bouffe, est que vous n'avez pas à vous déplacer pour aller aux toilettes. Vous n'avez plus rien à y faire.
Les grèves de la faim ne sont pas exceptionnelles en prison. Le plus souvent, elles s'arrêtent spontanément au bout d'un jour ou deux. On vous envoie en isolement dans une cellule d'infirmerie. On vous fait savoir qu'il y aura forcément des séquelles pendant toute votre vie et que personne ne s'intéresse à vous. Mais que voulez-vous, j'étais un foutu idéaliste plus ou moins psychorigide. De plus, il arrive un moment où vous n'avez plus faim. La perspective de continuer n'est pas liée à une souffrance. Vous avez seulement une difficulté de plus en plus grande à bouger et à réfléchir.
Des visiteurs que je ne connaissais pas venaient me voir et me portaient les encouragements de l'extérieur. Comment avaient-ils pu accéder à ma cellule ? Je l'ignore. J'essayais de faire bonne figure, mais j'avais du mal à tenir debout.
Les infirmiers s'occupaient de moi. Ils me pesaient et me faisaient des prises de sang. Je perdais un kilo par jour. Comme je suis maigre de nature, j'étais en acétonémie dès le dixième jour. Cela veut dire que je commençais à consommer mes propres protéines. Le sang s'intoxiquait et l'accident cardiaque devenait possible. Le directeur de la prison et le juge se sont affolés. Et sans doute aussi des politiques au plus haut niveau, d'après ce que m'en a dit mon avocat, Yann Choucq. J'ai été libéré le douzième jour.
Le plus dur a été de se remettre à vivre, après une descente mortelle pour laquelle je n'avais pas fixé de limite. J'avais des transpirations et des vomissements bizarres. Alors, plutôt que de me laisser seul, dans ma petite maison de Plounevezel, mes parents m'ont repris en charge. En Bretagne, les bons parents sont comme les animaux sauvages ; ils montrent les dents et défendent leur progéniture quand ils sentent qu'elle est en danger, même si elle a quitté la tanière depuis longtemps. Ils m'ont réinstallé dans ma chambre d'adolescent et m'ont servi de la soupe aux légumes pendant plusieurs jours, le temps que mon estomac retrouve une taille normale.
- J'aurais bien aimé que tu sois mort de faim, pépé… Dis donc, tu nous as privés d'un martyr, alors que la Bretagne en a bien besoin. Tu n'es pas un bon Breton, conscient de ses devoirs patriotiques, et en plus, tu as raté ta sortie !
- Oui, c'est ça... les jeunes nous prennent pour des minables. Ensuite, quand on leur raconte notre histoire, ils nous considèrent comme des givrés. Et puisqu'on s'en est sorti et qu'on a rebondi vers d'autres aventures humaines, ils nous voient comme des traîtres.
Hors de ma vue, faux givrés ! Ah oui, vous êtes faciles à reconnaître. Vous chantez la même rengaine sur tous les tons, de l'extrême droite à l'extrême gauche. C'est toujours : "Prenons les armes !… et battez-vous !".
Vous reviendrez me voir quand vous aurez été en prison !… Ou, au moins, puisque vous courez si vite, quand vous mériterez d'y aller !
Jean Pierre LE MAT