- Chronique -
Être Breton, est-ce normal ?
A partir des années 70, le pouvoir soviétique avait généralisé le traitement médical des dissidents, considérés comme des malades mentaux. Des psychiatres comme le docteur Snejnevski avaient élaboré un système
Par Jean-Pierre Le Mat pour ABP le 13/05/13 12:43

A partir des années 70, le pouvoir soviétique avait généralisé le traitement médical des dissidents, considérés comme des malades mentaux. Des psychiatres comme le docteur Snejnevski avaient élaboré un système de diagnostic facile à appliquer à tout opposant, avec des notions comme le "délire réformateur" ou la "schizophrénie larvée".

Le traitement médical de la dissidence n'est pas un monopole des ex-régimes communistes. Je l'ai subi, administré par la République française démocratique. Lors de mon emprisonnement à Rennes en 1977 pour insoumission et refus d'obéissance à l'armée, j'ai été transféré devant un psychiatre de Brest. Le transfert, avec menottes aux poignets et entraves au pied, dans un train de voyageurs en plein mois d'août, était manifestement destiné à me déstabiliser. Le psychiatre, un certain docteur Noël, était un rapide. En quelques minutes, le diagnostic était fait. J'étais "paranoïaque et psychorigide".

Le Docteur Caro est venu devant le tribunal défendre l'honneur de la psychiatrie. J'ai néanmoins été considéré comme cinglé, tout en étant accessible à une sanction pénale.

J'ai eu de la chance par rapport aux opposants soviétiques. Ceux-ci étaient placés sous neuroleptiques jusqu'à ce que la folie ou la guérison devienne réelle. La justice française ne m'a imposé ni même proposé aucun traitement.

Depuis ce temps, je hausse les épaules quand j'entends diagnostiquer chez des opposants les maladies mentales les plus diverses. L'ordre établi se considère comme la seule normalité possible. Une telle certitude n'est pas propice à la réflexion. "Je doute, donc je suis", aurait dit Descartes. Comme la gymnastique entretient les corps, la dissidence entretient le cerveau.

Mais voilà… En quarante ans, l'ordre établi a évolué. De conservateur et largement influencé par l'Eglise, il est devenu libéral-libertaire et laïque. Ses défenseurs ne sont plus les mêmes. Les nouveaux présentent néanmoins la même arrogance et la même paresse intellectuelle que ceux d'autrefois. Il suffit d'observer les libres penseurs. Hier rebelles, ils sont aujourd'hui les gendarmes obtus de l'ordre laïque et républicain. Que l'on soit de droite ou de gauche, quand on passe du côté du manche, on passe aussi de la conviction à la norme.

La dissidence était rejetée il y a quarante ans pour cause de schizophrénie et de paranoïa. Elle est rejetée aujourd'hui pour cause de phobie : homophobie, islamophobie, christianophobie, germanophobie, etc. Vous avez des convictions ? Vous avez un idéal ? Erreur ! Vous avez des phobies !

Récemment à Brest, les opposants au mariage gay ont été agressés par une contre-manifestation dont l'argument principal était de les diagnostiquer comme "homophobes".

Au-delà de la condamnation pour désordre mental, les affrontements autour des limites du mariage révèlent des surenchères sur la bien-pensance.

D'un côté, les tenants des valeurs traditionnelles. Ils n'ont plus le pouvoir. Cependant, au nombre de drapeaux français qu'ils brandissent, on sent que beaucoup d'entre eux en ont la nostalgie.

De l'autre, les nouveaux bien-pensants, la loi et la police. Là, au nombre de drapeaux français brandis, on flaire la jouissance d'être du bon côté.

D'un bord comme de l'autre, le tricolore signifie le refus du débat, au nom d'une autorité supérieure qui dicte la norme. C'est ringard, c'est stérile, c'est paresseux, c'est nul… Mais c'est la France.

Que des Français aient une fâcheuse tendance à considérer ceux qui ne pensent pas comme eux comme des anormaux, schizophrènes, psychorigides ou phobiques, n'a rien d'étonnant. La France s'est construite, non pas sur des peuples, mais sur des lois destinées à contrôler les peuples. Elle s'est construite en dictant des normes. Elle existe d'abord par le pouvoir d'imposer ou d'interdire.

Les Bretons, eux, ne peuvent justifier leur existence par un pouvoir protecteur ou par une norme quelconque. Ne pourraient-ils pas aborder les questions sociétales d'une autre façon que ces stupides Français ?

Les uns posent la question de ce qui est naturel, les autres de ce qui est civilisé. Plusieurs penseurs se sont penchés là-dessus. Oswald Spengler, dans "Le déclin de l'Occident", a identifié les caractéristiques d'une civilisation parvenue à maturité. Il note un phénomène de dé-différentiation : création de diocèses administratifs sans rapport avec les peuples, octroi du statut de citoyen romain à tous. Il observe aussi, en s'appuyant sur les auteurs latins du bas-empire, qu'une civilisation a atteint la maturité lorsque la nature devient pour elle, non plus une donnée, mais un "problème". Dans le bas empire romain, avoir des enfants était devenu un "problème". La démographie s'est effondrée.

Les écologistes ont fait de la nature un problème, comme dans l'antiquité tardive. Mais, dans notre modernité tardive, la nature est surtout devenue un enjeu marchand. Sortir de la marchandisation, c'est sortir du normal. Apprendre à mes enfants à consommer des fruits et des plantes sauvages est faire preuve d'inconscience diététique par rapport aux aliments calibrés du commerce. Si vous ramassez des palourdes dans la rivière du Faou ou des crabes-mousses à Locquémeau, partagez-les clandestinement entre amis. Le consommateur civilisé ne veut connaître que les fruits de mer qu'il achète en toute légalité au Centre Leclerc de Plérin (ou d'ailleurs).

La chasse et la pêche sont devenues des activités douteuses, voire coupables. Et que dire du braconnage ! C'est l'anormalité et la non-traçabilité à l'état pur. Honte à Raboliot, le héros braconnier de Maurice Genevoix !

On ne boit plus l'eau des sources, sauf lorsqu'elle nous est vendue en bouteille. Les graines que nous plantons dans nos jardins et nos champs sont protégées par des brevets qui garantissent leur normalité. Nos gènes vont être sélectionnés par des sociétés anonymes, pour éviter à nos descendants les hasards désordonnés de la nature.

L'extension des limites du mariage et sa conséquence, la procréation médicalement assistée, positionne la reproduction humaine dans l'activité marchande. Comme l'avait prédit Aldous Huxley dans "Le meilleur des mondes", les enfants vont être fabriqués en usine. Egalité d'origine pour tous ! La nature, à la fois gratuite, imprévisible, généreuse, devient vraiment un problème. Elle n'est pas normale. Ceux qui s'inclinent devant elle sont à la fois rétrogrades, aventureux, inconscients et asociaux.

Le phénomène de marchandisation, décrit d'une autre façon par Jacques Attali dans "Une brève histoire de l'avenir", dépasse le cadre de la Bretagne. S'y opposer fait penser aux anciens guerriers celtes qui, l'épée au poing, combattaient la marée montante. Aujourd'hui, la marée est celle du normal, des normes et des normalisations. Le moindre fait divers la fait monter. Où s'arrêtera t'elle ?

Oswald Spengler pense que le cycle historique, qui se clôt par une crise de la civilisation, se renouvelle par le retour des "cultures". Jacques Attali considère que la marchandisation sera vaincue par les circuits courts, le retour du bénévolat et l'émergence d'une économie solidaire.

Aux Bretons d'imaginer et de préparer pour la Bretagne un avenir hors normes.

Jean Pierre LE MAT

PS : Je sens que le diagnostic va tomber. Je vais être soupçonné de normalophobie…

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