En me décernant le Collier de l’Hermine aujourd’hui, vous m’accordez un honneur qui me touche au plus haut point — et dont je vous remercie vivement —, mais qui me dépasse. Je tiens donc à le partager explicitement.
Avec celles et ceux qui m’ont fait tel que je suis, en premier lieu. Mes grands parents, mon oncle, mes tantes et toute ma parentèle, qui m’ont légué une partie de leur immense richesse culturelle. Mes parents, qui m’ont transmis leur amour de la Bretagne et leur ouverture sur le large. J’aurais tant voulu que mon père (Doue d’e bardono !) puisse être des nôtres aujourd’hui. Mon frère, Erwan, aux côtés duquel j’ai combattu, qui a été emprisonné en raison de son engagement breton, et qui n’a jamais cessé d’œuvrer en faveur de la Bretagne. Mes guides : Jacques Legrée, mon sensei en karaté, qui m’a montré la voie du dépassement de soi ; et, bien sûr, Anjela Duval, dont la confiance m’a illuminé.
Trugarez vras da vezañ uhelaet ac’hanon da zinded urzh an Erminig. Un enor eo, hag un anaoudegezh eus al labour am eus bet graet ’pad bloavezhioù.
Evel ma lâre Anjela Duval, gant he daoulagad lemm ha c’hwil : « Hiziv ne vo ket tout al lorc’h e Pariz ! »
Ma ! Daoust d’ar brezhoneg bezañ yezh karet Anjela ha yezh ma c’halon, ’c’h an memestra da dremen d’ar galleg, bremañ ; evit bezañ sur da vezañ komprenet mat gant tout ar re zo er sal amañ hiziv.
Avec celles et ceux qui m’ont épaulé au fil de mon parcours, en second lieu. Celles et ceux qui ne sont, hélas, plus de ce monde, tout d’abord. Et celles et ceux qui sont, heureusement, toujours là et dont certaines et certains se trouvent, même, présents dans cette salle. Mes amis de Mignoned Anjela, d’une part : nous travaillons ensemble depuis vingt-cinq ans à publier l’œuvre de la poétesse-paysanne de langue bretonne. Mes collègues — et néanmoins amis — enseignants-chercheurs de l’université Rennes 2. Les participantes et participants au groupe de recherche Ermine (nom prédestiné !), avec lesquels j’ai étudié pendant près de quinze ans les minorités nationales (dont la Bretagne). Les membres de Kendeskiñ, l’association des étudiantes et étudiants du Diplôme d’études celtiques, dont beaucoup me font le plaisir d’être présents dans cette salle. Enfin, bien sûr (last but not least), ma femme, Laurence, et ma fille, Awena, qui me supportent au quotidien — dans tous les sens du terme.
Avec le peuple breton, enfin. Après l’annexion de la Bretagne, en effet — et des siècles de nationalisme étatique français, d’ethnocide et de négation —, ce groupe humain a, certes, considérablement perdu de ses attributs culturels. Toutefois, il continue, malgré tout, à entretenir et développer une individualité propre.
Mais pourquoi ? Pourquoi le fait-il ? Pourquoi nous trouvons-nous ici ? Que signifie être breton au XXIe siècle ? Selon moi, être breton consiste à appartenir à un groupe subalterne. Ce terme « subalterne » évoque toutes les formes de subordination, qu’elles s’expriment en matière nationale, bien sûr, mais aussi de classe, de caste, de genre, d’orientation sexuelle, de « race » présumée, d’ethnicité, de langue, de culture, de religion, etc.
Le peuple breton, pour sa part, a été symboliquement mutilé. Privé de langue par une politique d’acculturation forcée, son histoire a été occultée par l’Éducation « nationale ». Il a, de plus, été amputé d’une partie de sa population par la séparation administrative de la Loire-Atlantique du reste de la Bretagne.
Il est, en outre, minoré. Il est « mineur » sur le plan légal, puisqu’il ne peut pas (ou plus) se gouverner . Il est « mineur » au sens d’inférieur (ou supposé tel) puisque sa culture a été folklorisée. Il est « mineur », enfin, dans la mesure où il ne bénéficie d’aucune forme de reconnaissance ni d’aucun statut.
Tout cela s’inscrit dans une démarche ethnocidaire, c’est-à-dire une entreprise délibérée de destruction culturelle. Tous les États sont, certes, ethnocidaires ; mais la politique nationaliste de l’État français a constitué un modèle pour beaucoup d’autres. Malgré tous ces défis, cependant, la population bretonne a montré une remarquable capacité de résistance sur la longue durée.
La Bretagne a régulièrement été le théâtre d’importants mouvements sociaux. Elle a vu des luttes agraires égalitaristes se succéder tout au long de l’Ancien Régime, dont la célèbre révolte des Bonnets Rouges, en 1675. Plus récemment, la grève des sardinières de Douarnenez, celle du Joint français, la contestation du projet de centrale nucléaire de Plogoff et la lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (notamment) ont marqué l’histoire.
À ces divers mouvements sociaux s’ajoute la persistance d’un vif sentiment d’appartenance à la Bretagne. Attesté dès le Moyen Âge, il se maintient aujourd’hui, comme le confirment régulièrement les sondages. Il s’y ajoute, depuis la renaissance culturelle des années 1970, un renforcement de l’estime de soi collective, voire un sentiment de fierté, qui reste cependant souvent cantonné à la sphère privée et au registre de l’émotion.
Il existe pourtant un noyau militant actif, depuis au moins la fin du XIXe siècle. Celui-ci s’est efforcé d’enrayer l’éradication de la culture bretonne, d’une part, et de formuler politiquement la contestation bretonne, d’autre part, avec des succès variables. Il est, notamment, parvenu à revaloriser l’identité bretonne, à rehausser le prestige de la langue bretonne et, tout récemment, à introduire la question de l’autonomie dans le débat institutionnel. Mais sur quoi repose la conscience bretonne ?
La population bretonne fonde son sentiment d’appartenance sur trois piliers : l’environnement naturel et les paysages, sources d’un fort attachement émotionnel ; la culture bretonne dans son acception étroite : la langue, la musique, la danse, la gastronomie, etc. ; et la « culture sociétale », c’est-à-dire un mode de vie, porteur de sens.
Cette « culture sociétale » bretonne, qui ne semble toujours pas s’étioler aujourd’hui, se caractérise, notamment, par un bonheur de vivre affirmé, diverses formes de solidarité, un tissu social dense, une relative aversion pour l’extrême droite, des valeurs cohésives (probablement en partie héritées de la religion) et ce fameux esprit de résistance que j’évoquais à l’instant. Elle a également pour particularité (attestée par sondage) d’être peu encline au rejet de l’Autre — qu’il s’agisse des étrangers ou des musulmans — et d’exprimer une vision inclusive et affective de l’intégration à la société bretonne.
Groupe subalterne, donc — minoré, mutilé et ethnocidé —, le peuple breton, qui sait faire preuve d’esprit de résistance, a réussi à préserver — et renouveler — sa culture. Tant sur les plans musical, linguistique ou gastronomique (etc.) que sur le plan sociétal. Il demeure néanmoins en proie à de graves périls : sa non reconnaissance en tant que peuple ; l’absence de pouvoir de décision ; l’accentuation des pertes linguistique et culturelle ; la détérioration de son environnement ; l’appauvrissement des générations futures en termes linguistique, culturel, écologique, etc. Comment affronter de tels périls ?
En fait, la subordination du peuple breton ne constitue nullement une exception. Nous pouvons, en effet, mettre le sort de ce peuple en perspective avec celui des autres minorités nationales de la planète et, plus largement, avec celui de tous les groupes subalternes.
On s’aperçoit alors que beaucoup de ces groupes subissent un sort bien plus tragique que celui du peuple breton. Toutefois, il existe des points communs, sinon dans le degré, du moins dans la nature des maux que les uns et les autres endurent.
Or, ce qui fait obstacle aux droits culturels, politiques, économiques, sociaux, éducatifs ou environnementaux de tous ces groupes, ce ne sont pas seulement les États, que j’ai évoqués jusqu’à présent. Ce sont aussi les firmes multinationales, ainsi que tous les pouvoirs hégémoniques, qui sont outrageusement centrés sur eux-mêmes, au lieu d’être tournés vers celles et ceux qu’ils sont censés servir.
Ces puissances poursuivent des objectifs de court terme. Les multinationales cherchent, sans relâche, à maximiser leurs profits. Les responsables étatiques consacrent l’essentiel de leur énergie à se maintenir au pouvoir, voire à accroître leur autorité. Les institutions, en général, travaillent surtout à se reproduire. Cette focalisation sur leurs propres appétits immédiats relègue au second plan non seulement les droits des divers groupes subalternes, mais les intérêts mêmes de la planète et des générations futures. Alors, que faire ?
La meilleure façon de défendre les droits collectifs des Bretonnes et Bretons, des minorités nationales, des groupes subalternes — mais aussi de la planète dans son ensemble et des générations à venir — ne serait-elle pas de bâtir une véritable démocratie ?
Selon son étymologie grecque, le mot démocratie, désigne l’« exercice du pouvoir par le peuple ». Admettons que le peuple soit l’ensemble des membres d’une société, sans exclusion. Que signifie, alors, « exercer le pouvoir » ? Sieyès — un des grands théoriciens de la Révolution française — déclarait, en 1789, qu’il existe « deux manières » pour le peuple d’exercer le pouvoir. Je le cite : le « concours immédiat est ce qui caractérise la véritable démocratie. Le concours médiat désigne le gouvernement représentatif. La différence entre ces deux systèmes politiques est énorme » .
La différence entre les deux étant « énorme », prétendre que le régime représentatif est démocratie revient à affirmer que « guerre est paix », ou que « liberté est servitude », comme dans 1984 de George Orwell : c’est manipuler le sens des mots.
Or, un peu partout dans le monde, des « peuples », se considérant dépossédés du pouvoir réel par les systèmes représentatifs, se laissent séduire par des démagogues qui leur promettent monts et merveilles, mais veulent, en réalité, instaurer un régime autoritaire à leur profit. De tels régimes constituent toutefois un péril majeur — entre autres — pour les minorités et les groupes subalternes, qu’ils ne supportent pas.
Outre la menace autoritaire, cependant, des obstacles majeurs se dressent sur la voie de la véritable démocratie : le manque de volonté politique, du fait du refus des élites de se dessaisir d’une partie de leur pouvoir, d’une part. Et, d’autre part, les inégalités sociales et éducatives générées par le développement inéquitable du capitalisme — qui réduisent considérablement la capacité délibérative des classes défavorisées.
Alors, est-il naïf de vouloir construire une véritable démocratie ? Peut-être un peu. Mais pas complètement. Car l’histoire de l’humanité est jalonnée d’expériences vraiment démocratiques, qu’il s’agisse des sociétés mésopotamiennes — 2 000 ans avant Athènes —, de la Confédération iroquoise, des Igbo du Nigeria, des zapatistes du Chiapas, des Kurdes du Rojava et de bien d’autres… Ces expériences démocratiques reposent sur :
- la libre association des populations (et non la conquête ou l’emprise d’un État) ;
- l’inclusion de toutes et tous au sein du « peuple » souverain ;
- la prise de décision consensuelle, respectueuse des minorités ;
- la limitation dans le temps du pouvoir des représentantes et représentants élus ;
- le mandat impératif ;
- la prise en compte de l’environnement naturel dans toutes les décisions ;
- et l’anticipation des effets des décisions prises sur les générations futures.
Or, avec les avancées technologiques actuelles, toutes ces pratiques démocratiques peuvent être techniquement mises en œuvre aujourd’hui, à tous les niveaux de la société. Mais il n’y a pas que la technique, bien sûr : y parvenir ne peut que relever d’un combat.
Permettez-moi de clore mon intervention par une petite leçon de démocratie iroquoise. Depuis le XIIe siècle, toutes les décisions politiques au sein de la Confédération iroquoise devaient être prises en gardant à l’esprit les générations à venir, « même celles dont les visages sont encore sous la surface du sol », c’est-à-dire les enfants à naître, jusqu’à la septième génération.
En effet, confiait le leader spirituel et politique iroquois Leon Shenandoah : « Pensez à la tristesse que vous éprouveriez si vous saviez que vos petits-enfants vont souffrir à cause de ce que vous avez fait ». Ou pas fait…
Ronan LE COADIC
Discours à la cérémonie de remise des Colliers de l’Hermine 2023
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