Mythe (1) ou discours des origines, les gravures du menhir de la Tremblais à Saint-Samson-sur-Rance, avant le début du IVe millénaire avant J.-C. donne à voir un monde tel que se le représentaient certaines sociétés du néolithique. Ce monde puisait dans un univers de symboles, où l'au-delà était perçu comme un miroir des Hommes. Il correspondait à des civilisations sédentaires qui pratiquaient l'agriculture, l'élevage, la pêche et des échanges sur de longues distances (2). Les gravures de la Pierre de Saint-Samson-sur-Rance, font écho à d'autres contemporaines, comme celles du Mané Lud, Gavrinis mais aussi ailleurs dans le golfe du Morbihan et l'ensemble de l'arc atlantique. Cette étude du menhir de Saint-Samson-sur-Rance est basée sur celle menée depuis de nombreuses années par Serge Cassen sur la symbolique du cachalot, plutôt « la chose » (3), à défaut, peut-être une constellation en suivant les travaux récents de Stefan Meader (4) pour l’orientation/navigation céleste des sociétés du néolithique ou un chemin des morts, si l’on fait référence à la place centrale de cette figure dans les tumuli ou la représentation que se faisaient les Anciens de l’Antiquité (5) et l’inventaire des signes gravés du menhir de Saint-Samson proposée par l’étude de Valentin Grimaud et Serge Cassen (6) .
La question de l'orientation fondamentale de l'Homme s'est posée avec encore plus d'acuité au néolithique quand l'Homme est devenu sédentaire et attaché à un territoire. Le Menhir de la Tremblais à Saint-Samson-sur-Rance, contemporain (7) du Mané Lud (8) peut sans doute proposer une clé de lecture. Le menhir est disposé selon les points cardinaux. Chaque face est gravée de symboles avec des thématiques bien définies : le nord, les animaux domestiques (bovin, caprin), l’ouest, les animaux sauvages de la forêt (sanglier, cerf ou élan) et de la mer (un cétacé), l’est, les hommes, un bateau avec humain, des objets qui ont pu être interprétés comme des bâtons de jet et un aviron de gouverne. Les haches emmanchées stylisées associent les signes de la hache polie et de la crosse. Les haches polies sont les outils de prédilection des sociétés néolithiques qui permettent de défricher de nouveaux territoires agricoles. La crosse traditionnellement interprétée comme bâton de berger a la forme du « lituus » étrusque, arme de jet et insigne royal puis instrument des augures, que l’on retrouve aussi dans la Grèce antique avec le « lagobolon », sorte de boomerang pour la chasse rituelle ou en Egypte. Elle permet de chasser les animaux, capter un espace, l'indicible. La combinaison de ces deux outils est une abstraction. Les haches emmanchées sont représentées de manière stylisée, artistique. Elles n’ont pas donné lieu à la construction d’objets. En effet les archéologues n’ont pas retrouvé ces objets, même détruits rituellement. En fait, tout semble désormais indiquer qu’elles servaient à ancrer un territoire dans l’au-delà, le délimiter en créant une rupture de plan qui renvoie au système de pensée et de croyances des Hommes du néolithique. L'aviron de gouverne présent sur la face sud du monolithe au milieu de ce qui peut représenter un parcellaire agricole n'a d'autre vocation que symbolique. De façon étonnante, l’ensemble des haches emmanchées sont disposées de façon à figurer un diagramme ou "templum" (« temple du ciel ») (9) qui circonscrit le monde sauvage, la forêt et la mer, la périphérie du territoire approprié. À l’intérieur de la forme quadrangulaire, les haches emmanchées définissent un quadrillage secondaire. Les formes des parcelles sont modifiées à la hauteur des haches emmanchées. Elles semblent indiquer un changement d’état, comme s’il s’agissait de soustraire cet espace. La forme quadrangulaire est tournée vers l’est, le bateau avec humain, sur la face sud et l’embarcation sans équipage qui se situe au même niveau, à l’est. Sur ce quadrillage sont disposées une série de barques dont l’emplacement peut paraître, à priori aléatoire. Disposées sur le diagramme, elles permettent à cet espace d’accéder à un autre statut. Le trajet des barques semble décrire une diagonale, un chemin qui serpente du nord au sud, de la terre au ciel, passant par la figure du cétacé, « la chose » ou constellation, sorte de chemin céleste ou chemin des morts. Trois faces ont en commun d’avoir à la base des petites formes quadrangulaires rectilignes qui semblent renvoyer au parcellaire agricole, le terroir de la communauté. Quatre bâtons de jet, ou "lituus" (possible référence à une orientation cardinale) sont associés à une hache emmanchée, face sud dans le monde des Hommes. Ils servaient à délimiter le diagramme du "templum", à la façon des augures de l'Antiquité. Une dernière crosse de jet, levée vers le ciel, au niveau du signe du cachalot ou de la constellation achève de transcender cet espace. On la retrouve au Mané Lud. La localisation de la stèle indique qu’elle se situait dans l’extension maximale de la marée de l’estuaire de la Rance. Elle était disposée de telle façon qu’un individu qui la regardait, face nord pouvait se représenter les animaux domestiques. La face sud avec le bateau avec l’humain était tournée vers l’estuaire de la Rance. Les faces est et ouest suivaient la course de la lumière. L’ouest, le couchant pouvait être associé à la mort (« la chose », le cétacé (10) ou la constellation), l’est, au retour du soleil, le renouveau avec la barque céleste.
L'agencement des symboles du menhir de Saint-Samson-sur-Rance pose la question de la territorialisation des sociétés du néolithique, sur terre mais aussi dans un ailleurs, supra-terrestre, l’au-delà. Comme le remarquent Serge Cassen et Valentin Grimaud, « Les cinéastes [dont Eisenstein] l’avaient compris, l’œil est attiré d’abord par l’espace occupé et se dirige ensuite vers l’espace libre, ce qui est en accord avec les expériences cognitives les plus récentes sur la question (11) ». L’agencement des symboles de la pierre de Saint-Samson raconte une histoire en mouvement, elle « ajoute du spirituel à l’espace (12) ».
N.B. : Cet article est l'extrait d'une étude en cours de M. Gendry où les symboles mégalithiques sont interprétés à la façon des mythes étiologiques (« Et si les mégalithes se racontaient ? Le Mané Lud , entre mythe de fondation et quête des origines »). L'agencement des symboles laisse entrevoir un discours sur les croyances des sociétés du néolithique. (Cf sur le sujet : GUILAINE, Jean, BOURDAL, Isabelle, « Le passage des esprits aux divinités s'est construit au néolithique », Interview de Jean Guilaine, propos recueillis par Isabelle Bourdal, Les Cahiers de Science et Vie, n°124, août-septembre 2011, p.13)
Notes
(1) C’est au XIXe siècle que la notion de mythe fondateur s’est affinée. « Un mythe est un récit dont le rapport avec la réalité factuelle peut-être absent ou aléatoire, mais qui vise à produire du sens en mobilisant des symboles qui sont souvent présentés comme des personnages ou des événements réels », Eduscol, BOEN n°11 du 26 novembre 2015.
(2) Le mobilier retrouvé dans l'architecture funéraire du néolithique concerne des objets de prestige (haches polies en jadéite des Alpes italiennes, perles discoïdes et pendeloques piriformes en variscite d’Andalousie pour le tumulus Saint-Michel de Carnac) qui servaient de viatique dans l'au-delà. Ces échanges réservés à l'élite du néolithique se faisaient à l’échelle de l’Europe de proche en proche : « Les élites émergentes échangent entre elles des objets de prestige à travers l'Europe et sont capables d'organiser de vastes réseaux d'échanges », DEMOULE, Jean-Paul, citation dans MAYO, Marielle, « Le néolithique investit dans la culture », Les Cahiers de Science et Vie, n°124, 2011, p.81.
(3) MASSON MOUREY Jules, « Call them " sperm whale" ? », International Newsletter on Rock Art, n°90, 2021, p. 16-20 ; Traduction en ligne sur le site du Laboratoire Méditerranéen de Préhistoire Europe Afrique : Appelez-les "cachalot" ?
(4) MAEDER, Stefan, « La voilà qui (ne) souffle (pas) Gravures néolithiques près du Moulin de Keriolet à Beuzec-Cap-Sizun », Finistère », Société Archéologique du Finistère, t.CXLIX, 2021, p.19-28.
(5) Les Anciens de l’Antiquité pensaient que les morts se repéraient para rapport aux étoiles.
(6) CASSEN, Serge, GRIMAUD, Valentin, La clef de la mer. Une étude des représentations gravées sur la Pierre de Saint-Samson (Côtes-d'Armor), Laboratoire de recherche archéologie et architectures, 2020.
(7) Datation Cassen, Grimaud, 2020, p.86. Cf : CASSEN, Serge, GRIMAUD, Valentin, La clef de la mer. Une étude des représentations gravées sur la Pierre de Saint-Samson (Côtes-d'Armor), Laboratoire de recherche archéologie et architectures, 2020.
(8) L'étude de Serge Cassen sur le Mané Lud comporte trois publications complémentaires : le Mané Lud en sauvetage, le Mané Lud en images, le Mané Lud en mouvement : CASSEN S., LEFÈBVRE B., VAQUERO LASTRES J., COLLIN C., « Le Mané Lud en sauvetage (Locmariaquer, Morbihan) : enregistrement et restitution de signes gravés dans une tombe à couloir néolithique », L'Anthropologie (Paris), Paris, vol. 109, n°2, 2005, p. 325-384 ; « Le Mané Lud en images : interprétations de signes gravés sur les parois de la tombe à couloir néolithique de Locmariaquer (Morbihan) », Gallia Préhistoire, Paris, 49, 2007a, p. 197-258 ; « Le Mané Lud en mouvement. Déroulé de signes... » op. cit., p.1-58.
(9) Les augures étrusques utilisaient le lituus pour délimiter dans le ciel – ou le découper –, un diagramme : le templum (« temple du ciel ») afin de légitimer une fondation (un sanctuaire, une ville), en préciser l’implantation et l’orientation.
(10) Dans la littérature, les cétacés expriment l'idée du passage, de la rupture de seuil et de l’au-delà. Dans la Bible, le prophète Jonas demeure trois jours et trois nuits dans le corps d’un gros poisson : « Alors le Seigneur dépêcha un grand poisson pour engloutir Jonas. Et Jonas demeura dans les entrailles du poisson, trois jours et trois nuits ». Au IIe siècle, dans les Histoires vraies Lucien de Samosate, rhéteur et satire, parle d'une baleine comme un microcosme, « en tous points organisé comme le monde du dehors ».
(11) CASSEN, Serge & GRIMAUD, Valentin. (2019), « Aux dimensions de l’image dans l’étude des représentations gravées néolithiques », dans S. Eusèbe, T. Nicolas, V. Gouranton, R. Gaugne (dir.), Archéologie : imagerie numérique et 3D : actes du 3e séminaire scientifique et technique de l’Inrap, 26-27 juin 2018, Rennes, p.11
(12) Idem
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