LOUIS HEMON, c’est bien sûr Maria Chapdelaine, que tous les gens de ma génération et ceux de la précédente ont lu, dévoré, aimé. Le livre faisait partie de la bibliothèque léguée à ma grand-mère par un marin jamais revenu d’un de ses voyages. Quand ce bourlingueur partait pour une campagne – il naviguait sur un navire transportant entre autres des bagnards vers la Nouvelle-Calédonie – il avait l’habitude de lui laisser une grosse malle dans laquelle il entassait tout ce qu’il possédait, quelques habits, une reproduction de son bateau, le Saint-Antoine, des livres… À chacun de ses retours, il reprenait son bien et passait son congé dans une masure sombre et minuscule située derrière le bistrot que tenait ma grand-mère aux portes de Dinan, à L’Aublette. C’est ainsi que pendant mes vacances scolaires, quand je ne jouais pas avec ma voisine Juliette, je lisais les livres du marin, dont le roman de Louis Hémon. Je revois encore la couverture orange et les illustrations naïves qui faisaient si bien ressortir le mystère des neiges de ce pays lointain et la fragilité de Maria, l’héroïne.
Je viens de le relire.
Cet ouvrage a eu un tel succès qu’il fait partie de ces œuvres qui appartiennent à la littérature universelle, la Weltliteratur dont parlait Goethe. Le narrateur raconte d’une manière simple et directe la plus banale des histoires, celle d’une famille de colons, de défricheurs venus de France qui, avec des difficultés inouïes et des efforts constants, conquiert un peu de terre sur l’immensité sauvage du Québec. On y parle de la vie quotidienne de ces colons, de leurs soucis omniprésents et de leurs petites joies, de leurs us et coutumes, de leurs mœurs. Hémon décrit avec une maîtrise parfaite les beautés de la nature au printemps et en été, la cruauté des hivers. Avec une tendresse et une finesse extraordinaires, progressivement, il tisse un fil d’or dans la trame des événements quotidiens : les premières surprises de l’amour de la modeste et courageuse fille de la maison, Maria. Trois hommes de milieux différents désirent l’épouser : François Paradis d’abord, le coureur de bois qu’elle aime, mais qui meurt dans une tempête. Lorenzo Surprenant ensuite, un citadin riche et qui pourrait lui offrir une vie confortable aux Etats-Unis mais qu’elle refuse parce que, dans la pénombre de sa petite chambre, alors que la prestance de cet homme ne manque pas de la toucher, elle a entendu les voix des forêts et des prés lui demander de rester attachée à la glèbe familiale, la voix du Québec qui la conjure de ne pas sacrifier l’héritage familial fait de sueur et de sang pour suivre ce beau parti à la ville, cette voix qui la conjure de poursuivre, contre vents et marées la tâche entreprise. Eutrope Gagnon, enfin, un homme simple qui lui propose de continuer sa vie de paysanne et dont elle accepte la demande pour les raisons qui lui ont fait dire non à Lorenzo.
Hémon parle la langue de ces rudes colons qui font le « beau pays » mais aussi la langue du cœur, celle de la reconnaissance, de la solidarité et de l’attachement pour cette nature si dure et si belle à la fois, la langue d’une nation qui se fait, qui s’unit avec un environnement difficile, parfois cruel mais particulièrement attachant et on comprend que Maria Chapdelaine ait vite transcendé sa nature de roman, de fiction pour devenir une sorte de mythe des origines, de cantique national pour de nombreux Canadiens.
Jadis, la lutte contre les éléments, le courage de Maria, la présence obsédante de la neige, le rythme des saisons m’avaient plus impressionné que le roman de Maria ; aujourd’hui, j’admire davantage la force du symbole qu’a su enfanter Louis Hémon.
Publié d’abord en feuilleton (le manuscrit est peu respecté) dans Le Temps du 27 janvier au 19 février 1914 (après un refus de Payot), l’ouvrage paraît ensuite à Montréal en 1916, avec des illustrations originales de Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté.
En France, comme toujours quand il s’agit de culture, on tire un peu la couverture à soi en faisant accroire que le succès du roman ne sera établi qu’à la suite de l’édition parisienne de 1921. Il n’en est rien Gabriel Boillat (« Comment on fabrique un succès : « Maria Chapdelaine », in : Revue d’Histoire Littéraire de la France, 74e année, n° 2, mars-avril 1974) a montré preuves à l’appui, que le roman doit sa première fortune à une campagne bien orchestrée au Canada, campagne de laquelle l’Église canadienne n’est d’ailleurs pas absente ! La guerre ne permet pas au roman de « décoller » en Europe, mais au Canada il est très en vogue et l’édition Grasset de 1921 ne fait que récupérer ce succès (avec un texte « travaillé » !) et servir de tremplin supplémentaire à un succès mondial. Il sera traduit en plus de 20 langues et compte à ce jour près de 150 rééditions et plus de 10 millions d’exemplaires dans le monde.
En 1919, la Société des arts, sciences et lettres de Québec, a fait ériger un monument à la mémoire de l’écrivain. Le 10 juin 1938, l’université de Montréal lui décerne un doctorat honorifique posthume. Des fêtes grandioses sont organisées à Péribonka et à Chapleau en 1963 pour commémorer le cinquantième anniversaire de sa mort. En 1980, pour le centenaire de sa naissance, des fêtes sont organisées à Péribonka ainsi qu’une exposition, qui est aussi présentée à Brest où se tient alors un colloque international sur l’homme et l’œuvre. En 1982, la Société des amis de Louis Hémon voit le jour, puis, le 5 juin 1985, on inaugure le musée Louis-Hémon à Péribonka…
Le cinéma ne pouvait manquer de s’intéresser à l’œuvre de Louis Hémon. Julien Duvivier a tourné Maria Chapdelaine en 1934, puis Marc Allégret, en 1950, et Gilles Carle, en 1983. René Clément a adapté pour l’écran Monsieur Ripois, sans la Némésis, un autre roman de Louis Hémon en 1954, avec Gérard Philipe dans le rôle-titre.
Louis Hémon, c’est un peu Tintin en Amérique mâtiné de Jacques Vingtras, un peu Blaise Cendrars aussi : idéaliste, chevaleresque, sportif, révolté, aventureux, talentueux.
Il est né à Brest en 1880. S’il n’y est pas resté longtemps (2 ans – comme il ne vivra que 2 ans au Canada), ses racines bretonnes sont incontestables et expliquent peut-être son chef-d’œuvre qui est en quelque sorte le livre d’un barde. Louis appartient à une bonne famille du Finistère : son grand-père paternel avait été professeur au collège de Quimper ; un oncle, Louis, avait été député de Quimper pendant 32 ans et sénateur ; son autre oncle Prosper était un historien de grande valeur et de bonne renommée. Félix, son père, était poète, professeur de lycée, puis chef de cabinet du ministre de l’Instruction publique, Armand Fallières, enfin inspecteur général de l’Instruction publique. Officier de la Légion d’honneur, il est l’auteur de nombreuses études littéraires, dont un Éloge de Buffon (1878) et un Cours de littérature française publié à Paris de 1889 à 1907, couronné par l’Académie française. Du côté maternel, Louis était le petit-fils de Charles-Louis Le Breton, médecin et membre de l’Assemblée nationale en 1871, passionné de littérature.
Si l’on s’en rapporte à l’autoportrait qu’il donne pour le Livre d’or du Vélo (Paris) le 8 mai 1904, ce fils de bourgeois possède un tempérament certain : « [je] donne dès l’enfance des signes de combativité athlétique, assaillant à coup de pied dans les jambes les adversaires dont la taille, le poids et l’allonge m’interdisaient un jeu plus classique. » Pourtant, cette combativité est celle d’un être mal dans sa peau et il se souvient avec tristesse du « lycée noir », de « l’oppression du thème grec » qui annihile toute personnalité, de cette éducation qui ne sait que niveler les individus. Au lycée Montaigne (1887), puis à Louis-le-Grand (1893), il passe son premier baccalauréat à 15 ans. Bachelier en 1897, il s’inscrit à la Sorbonne, où il obtient un baccalauréat en droit (8 janvier 1901), une licence en droit maritime (31 août 1901) et un diplôme en langue annamite (16 décembre 1901), à l’École nationale des langues orientales vivantes pour une entrée éventuelle à l’École coloniale.
Il passe ses vacances d’été à Oxford, en Angleterre. En novembre 1901, il est à Chartres où il effectue son service militaire et s’ennuie profondément. Il compense cet « abrutissement » (lettre à sa mère) par une pratique intensive du sport et surtout du vélo.
En 1902, il revient à Paris, puis suit sa mère et sa sœur Marie pour des vacances en Normandie. Il pense embrasser une carrière dans les colonies, fréquente alors l’École coloniale (fondée à partir d’un projet du Dinannais Auguste Pavie), mais interrompt ses études et part pour Londres en 1902 apparemment à la recherche de soi et du sens de la vie comme Jean Grébault, autre lui-même, dans la nouvelle « Jérôme » qu’il publiera en 1904. Il fait un court séjour à Oxford puis se retrouve à Londres, où il poursuit sa pratique de différents sports comme la boxe et l’aviron. Désireux de subvenir à ses dépenses, il devient secrétaire bilingue pour quelques courtiers maritimes comme son autre héros Amédée Ripois. Il participe accessoirement à plusieurs feuilles dès 1903 et publie, dans Le Vélo du 1er janvier 1904, une nouvelle, « la Rivière », qui lui vaut le premier prix au « Concours de vacances » organisé par le journal, dont il devient d’ailleurs un collaborateur attitré au début de 1904 et ceci jusqu’en août 1905. Comme correspondant de ce journal à Londres, il publie 24 récits sportifs (réunis sous ce titre en 1982), et 125 chroniques sous le titre de « Lettre d’Angleterre » et « Angleterre », consacrées au sport. On retrouve sa passion du sport dans différents textes : « Histoire d’un athlète médiocre », « Jérôme », « Marches d’armée », « Mon gymnase »… Il est à nouveau lauréat d’un concours littéraire (celui de L’Auto) en 1906 (pour une nouvelle : « la Conquête »), et collabore avec ce journal à partir d’octobre 1909, collaboration qu’il poursuivra irrégulièrement à partir du Canada.
Il écrit parallèlement des textes plus longs qui seront publiés en 1923 sous le titre de La Belle que voilà mais dont certains ont déjà été imprimés : « La Peur » (Le Vélo, 15 octobre 1904) et « Lizzie Blakeston » (Le Temps, 3–8 mars 1908). Le cadre est souvent l’East End londonien avec pour personnages des gens simples voire pauvres. C’est encore à Londres, qu’il a écrit ses trois premiers romans, que refuse Bernard Grasset. Le premier, Colin-Maillard, est le sombre et autobiographique récit d’un homme déçu de tout, au titre significatif. Son héros est en quête de la vérité comme celui qui est sous le bandeau du jeu éponyme et cherche à reconnaître ceux qui l’entourent ; il poursuit un absolu qu'on peut certes appréhender mais ne jamais atteindre sans tricher. Ce roman angoissant et désespéré sera édité en 1924. Le second, Battling Malone, pugiliste, publié en 1925, mais rédigé en 1909, décrit l’ascension et la chute d’un boxeur irlandais, aspirant au titre mondial des mi-lourds. Enfin, Monsieur Ripois et la Némésis, raconte les frasques d’Amédée Ripois, un don juan égoïste et sensuel, qui ne rêve que de conquérir toutes les femmes qu’il rencontre dans le milieu bourgeois de Londres (publié en 1950). Il ne paraîtra qu’en 1950, sans doute pour ne pas nuire au succès de Maria Chapdelaine. À Londres encore, il connaît l’amour et vit avec une jeune comédienne Lydia O’Kelley, mais celle-ci meurt probablement en 1911 après avoir été internée pour des crises de folie, et il lui est impossible de rester en Angleterre, bien qu’il soit le père d’une petite fille née de cette union le 12 avril 1909, à Londres, Lydia-Kathleen, confiée à la sœur de Lydia puis à sa propre sœur, Marie Hémon, qui mourra à Quimper le 26 avril 1991 ! Il fuit alors aussi loin qu’il le peut : vers le Canada. Son voyage, ses réflexions font la matière du Journal de Louis Hémon, publié en 1924.
Dans ce pays, après avoir travaillé à Montréal pour une société d’assurances, puis accepté un emploi de garçon de ferme chez Samuel Bédard, agriculteur de Péribonka, il fait la connaissance d’Ève Bouchard, institutrice et belle-sœur de Samuel, qui sera à l’origine du personnage de Maria Chapdelaine. Puis, devenu arpenteur, il se rend au Lac Saint-Jean (juillet 1912-février 1913) où il écrit (à Saint Gédéon Station) voire termine son chef-d’œuvre, se servant de son expérience de travailleur agricole et de bûcheron à Péribonka.
Au printemps de 1913, Hémon retourne à Montréal où il corrige Maria Chapdelaine et vit de petits boulots En juin, il décide, après avoir fait parvenir son roman au journal Le Temps, d’aller vers l’Ouest. Le 8 juillet 1913, alors qu’il chemine le long d’une voie ferrée près de Chapleau (Ontario) avec un ami Harold Jackson, il est happé par un train et succombe. Cette mort tragique soulève plus d’un doute et l’hypothèse d’un suicide, peu vraisemblable (l’ami est également fauché par la locomotive) ne peut être écartée totalement. Ce Breton poursuivi par la rage de vivre autrement, James Dean avant l’heure, devancier aventureux de Jack Kerouac est aussi un grand écrivain dont l’inspiration dépasse largement Maria Chapdelaine, icône du Canada français, ce chef-d’œuvre que le clergé catholique et les gens de droite récupéreront et imposeront, jetant un voile pudique sur ses œuvres moins… consensuelles ! L’édition scientifique du texte (à partir du manuscrit original) ne sera faite que dans les années 80 !
Des amis de l’auteur, sa famille et des chercheurs feront heureusement paraître d’autres œuvres inédites comme Colin-Maillard déjà évoqué : La Belle que voilà (1923) ; Battling Malone, pugiliste (1925) ; Monsieur Ripois et la Némésis (1950).
Ce Breton assez énigmatique qui n’a vécu qu’un peu moins de deux années au Canada est devenu l'écrivain emblématique de la terre québécoise et du Canada francophone et comme toujours, le public, qui aime les étiquettes, les classements définitifs, n’a pas accordé beaucoup d’attention à ses autres ouvrages, que je recommande au lecteur car ils sont « forts » et expriment toute l’inquiétude de l’homme face à la vie, aux faux-semblants, aux fausses valeurs.