Publication de la lettre ouverte de René Abjean, professeur honoraire de l'Université de Brest, à Jean-Luc Mélenchon suite aux propos de celui-ci lors du débat sur l'avenir des langues minoritaires en France.
Cette réaction épidermique coïncidait avec la publication d'un livre intitulé « La guerre finira bientôt » en octobre 2009, où René Abjean y transcrivait la correspondance de son grand-père, René-Noël Abjean : plus de 700 cartes postales écrites à son épouse à Plouguerneau, petite commune rurale de la pointe de Bretagne.
Monsieur,
Lors du débat à l'Assemblée Nationale sur la reconnaissance des langues minoritaires par la France, nous qui sommes des militants de la culture bretonne, nous avons découvert que nous étions tous des autonomistes ; nous qui utilisons l'orthographe bretonne créée durant l'occupation de la guerre 39-45 par des collaborationnistes de l'ennemi allemand, nous sommes tous des collabos, anciens, présents ou futurs : on l'a été, on l'est ou on le sera un jour. Par la faute de quelques dévoyés dont l'attitude ne souffre aucune indulgence, voici donc notre cause frappée d'infamie et donc d'illégitimité. Alors, laissez-moi vous raconter ma guerre, celle de mon père, Pierre, et celles de mon grand-père, René-Noël.
Ma guerre à moi…
Pour ma part j'ai été collabo durant la guerre 39-45 : en 1940 j'avais trois ans, mon père venait d'être fait prisonnier de guerre en Allemagne. Les Allemands étaient arrivés à Plouguerneau avec l'armée d'occupation. Ma grand'mère tenait l'hôtel du bourg, l'hôtel Le Brun, réputé des kilomètres à la ronde, où l'on venait de loin, à pied, à cheval et en voiture, surtout faire maigre le vendredi avec le homard, la langouste et le crabe.
Les soldats allemands avaient trouvé, bien sûr, intéressant d'occuper une partie de l'hôtel pour s'installer dans la commune. Je me souviens de deux d'entre eux qui étaient bien sympathiques : l'un s'appelait Erwin, l'autre Harold. Le soir l'un ou l'autre me prenait sur ses genoux et m'offrait des bonbons, chose rare à Plouguerneau en ces temps lointains.
Mais un jour une des employées de l'hôtel, une des 'bonnes' comme on disait alors, me fait remarquer qu'il n'était pas correct de 'copiner' ainsi avec les Allemands alors que mon père croupissait dans un stalag outre Rhin.
Le soir même je refusais donc les bonbons, à la grande déception d'Erwin et d'Harold. On m'a dit plus tard que ces braves soldats étaient trop gentils avec les Français, qu'ils avaient été envoyés sur le front de Pologne et remplacés en France par des soldats plus fermes aux ordres de la Gestapo. Ainsi s'est terminée ma collaboration avec l'ennemi héréditaire.
La guerre se poursuivait. À l'école des Frères, la cour hébergeait la forge allemande devant laquelle nous passions fièrement, le sarrau décoré d'un petit insigne discret qui portait trois couleurs : le bleu, le blanc et le rouge. Nous n'avions peur, la nuit, que des loups et des Allemands.
On voyait ceux-ci défiler de temps en temps martialement dans les rues du village en chantant 'Alli, Allo' dont l'air nous était devenu familier. Nous étions, parait-il à l'heure allemande qui nous faisait aller déjeuner à onze heures le matin au lieu de midi. Un vieil oncle, tonton Jean, et son épouse, tante Margot, qui habitaient Saint-Pierre Quilbignon, à Brest, étaient venus se réfugier chez nous à Plouguerneau pour fuir la ville bombardée. Tonton Jean était un ancien combattant de la guerre 14-18 et avait une grande admiration pour le maréchal Pétain, désormais chef de l'État français. Charpentier de marine il avait installé un atelier-bois sommaire dans le hangar du syndicat agricole situé à l'autre bout du jardin de mon grand-père, derrière le jardin de notre maison, avec lequel il communiquait.
Tonton Jean aidait ma mère à tenir le Syndicat Agricole où transitaient les sacs de blé et d'orge et où l'on vendait les engrais aux paysans : les louzou melen, les louzou du...
La langue bretonne était bien sûr l'usage obligé. Tonton Jean cultivait le champ derrière le jardin : pommes de terre, haricots, petits pois, etc. mais aussi du tabac Mathieu qu'il fumait avec délice faute d'approvisionnement réglementaire en cigarettes dans ces temps difficiles. Avec cet oncle charpentier j'ai pu apprendre le nom des outils du bois, du rabot à la varlope et bien d'autres. J'ai appris aussi la chanson : « À Saint-Pierre Quilbignon, la bouteille est bon garçon... »
Ma mère, comme sa sœur Denise, jouait du piano – il y avait un Pleyel à la maison, un autre à l'hôtel – ce qui explique sans doute pour moi une certaine vocation musicale. Mais à cinq ans mon premier professeur a été la tante Mathilde.
Originaire de Perpignan (Perpignah !), elle avait épousé un cousin à ma mère qui l'avait tôt abandonnée. Professeur de piano elle vivait à Brest mais venait souvent se réfugier elle aussi à l'hôtel de ma grand'mère où elle avait le gîte et le couvert. Mais c'est avec un jeune voisin de l'hôtel, Pierre Kerébel, que j'ai commencé le violon. Il m'a raconté qu'un jour qu'il jouait à la messe à l'église, deux officiers allemands lui avaient demandé à la sortie ce qu'il avait joué : c'était du Mendelssohn. Alors les officiers lui prirent son violon et le brisèrent à terre car, dirent-ils, Mendelssohn était un juif. Mais cette présence allemande ne nous empêchait pas de vivre chez nous des soirées musicales où Pierre Kérebel chantait accompagné au piano par Mathilde. J'entends encore sa belle voix de baryton entonner « Le Rêve passe » :
Les soldats sont là-bas, endormis sur la plaine
Où le souffle du vent passe pour les bercer
La terre aux blés rasés parfume son haleine
La sentinelle, au loin, va d'un pas cadencé...
Soudain voici qu'au ciel des cavaliers sans nombre
Illuminent d'éclairs l'imprécise clarté
Et le Petit Chapeau semble guider ses ombres
Vers l'Im-mor-ta-li-té !
Les voyez-vous, les hussards, les dragons, la Garde ?
Glorieux fous d'Austerlitz que l'Aigle regarde !
Ceux de Kléber, de Marceau chantant la victoire
Géants de fer, s'en vont chevaucher la Gloire !
C'était un chant à la gloire de Napoléon, ce qui ne devait pas troubler trop les soldats allemands qui passaient peut-être dans la rue à cette heure du soir. Mais on chantait aussi, pas trop fort cependant, d'autres chants comme « Duce, Duce, tou m'avais promis des macaronis... » qui narguaient Mussolini, et surtout, à chaque fois, nous chantions La Marseillaise, qui est le premier chant que j'ai appris. Ce fut longtemps mon champ préféré, ce dont se gaussaient un peu les tantes et cousines de la famille lors des réunions familiales. L'autre chant que je pratiquais n'était autre que l'Hymne à la Joie de la neuvième symphonie de Beethoven, en avance sur l'hymne européen, mais qui sûrement ne devait pas déplaire aux Allemands.
C'était une époque où nous vivions sans radio, et bien sûr sans télévision, et la culture parisienne n'arrivait qu'avec décalage. Il fallait trois ans, paraît-il, avant le développement de la radio, pour qu'une chanson parisienne soit connue en lointaine province. Les chansons n'arrivaient que par la partition publiée achetée à Brest. Cependant il était plus facile de connaître Tino Rossi ou Maurice Chevalier que les chanteurs de Kan ha diskan que nous ignorions complètement et qui ne transitaient ni par les média, ni par l'édition. Il est vrai que pour le folklore nous avions Théodore Botrel avec La Paimpolaise ou le Kenavo...
Dans la cuisine de notre maison, il y avait le portrait réglementaire du maréchal Pétain. Les frères Tromelin, minotiers de Lannilis venaient traiter chez nous pour prendre les produits agricoles du syndicat. Ils étaient grands, leur taille m'impressionnait, et je les regardais bouche-bée saisir en haut du mur, le portrait du maréchal pour le retourner. Ils expliquaient à mon oncle qu'un certain général de Gaulle était le seul sauveur possible pour la France demain. Cela me rappelait l'anecdote vue au bourg de Plouguerneau : un clochard bien sympathique, Visantig, qui rodait dans les rues, un peu ivre sans doute, répétait aux Allemands : « Vous allez voir avec monsieur de la Gaulle ! »
Aussi, pour s'amuser, un jour qu'ils repeignaient la Kommandantur, ils lui mirent sur le nez trois coups de peinture de couleurs, bleu, blanc, rouge, que Visantig arbora fièrement dans la suite de sa tournée.
Sur l'autre mur de la cuisine il y avait une carte de l'Europe où un signe manuscrit indiquait le lieu de rétention de mon père, du côté d'Emden, mais aussi, plus tard dans la guerre, les lieux du front russe dont la botte, à l'italienne, prenait les “boches” à revers.
J'avais été très malade lorsque j'étais très jeune, avant d'aller à l'école, et lors de ma maladie, ma mère en avait profité pour m'apprendre à lire par la méthode Boscher. Lorsque je suis entré à l'école je savais donc lire, aussi ne suis-je resté que quelques jours dans la 6e, comme on disait à l'époque, et je suis rentré en cinquième où l'on savait déjà écrire. Je n'ai donc jamais appris les premiers éléments de l'écriture et j'ai dû m'adapter au rythme des autres écoliers de la classe.
Dans l'esprit régionaliste de l'époque, ma mère m'avait mis, dès mon entrée à l'école, au catéchisme en breton. J'avais deux ans et demi lorsque mon père avait été prisonnier : peut-être avec lui aurais-je appris le breton pour les raisons que j'expliquerai plus loin, mais ma mère, bien que bretonnante par nécessité, ne pratiquait pas le breton à la maison, et à part les quelques mots entendus dans l'environnement agricole, je ne connaissais pas grand'chose de cette langue. À l'école, la plupart des élèves, issus de la campagne, étaient évidemment bretonnants, mais si on ne pratiquait plus le symbole, il était fermement interdit de parler breton à l'école sous peine de se faire rappeler à l'ordre par les Frères des écoles chrétiennes qui nous encadraient. Je regardais avec sympathie ces copains qui nous faisaient jouer à « an dallar », à « an dallar-délivrance » ou à « mouchig dall ».
L'hygiène antiseptique de nos temps modernes n'était pas encore arrivée à Plouguerneau en ces temps de guerre. Au fond de la cour de l'hôtel il y avait les “cabinets” comme on disait et les boches avaient noté sur la porte en bois le numéro 100 qui évoquait clairement son utilisation. Une année il y eut une épidémie de typhoïde. L'école fut fermée, mais les familles du bourg ne voulurent pas que les enfants restent sans école. On ouvrit une classe provisoire dans les locaux de l'annexe de l'hôtel de ma grand'mère, le « Lion d'or », comme on l'appelait à l'époque. Nous étions une vingtaine de privilégiés sous la férule d'un jeune marin, Jean Le Page, provisoirement à l'abri lui aussi d'une mobilisation de guerre. L'épidémie, nous privant de l'eau du robinet des citernes, nous a fait découvrir la limonade avec beaucoup d'intérêt.
Dans la cour du Lion d'Or, il y avait une baraque en bois sombre, installée par l'occupant, qui servait d'atelier pour les armes. Un jour, lors de la “récréation”, nous nous sommes mis en tête d'entrer dans ce local par la fenêtre de l'étage. Nous y avons trouvé des armes naturellement et nous avons subtilisé quelques échantillons : un poignard, une baïonnette, un casque... Personnellement j'avais subtilisé le casque. Naturellement, lorsque je me suis rendu à la confession mensuelle, j'ai avoué au vicaire de la paroisse que j'avais « volé un casque allemand ». Il m'a demandé pourquoi. J'ai répondu : « parce que j'en avais envie ». Je n'ai pas vu son sourire, mais j'ai reçu dans l'instant sa bénédiction et son pardon pour le prix de trois « Ave ».
Nous étions sans doute inconscients des risques que nous courrions parfois. Je me souviens, lors du départ des Allemands, en 1945, d'être allé au bout du champ derrière le jardin de mon grand-père. Je savais que les Allemands se regroupaient là, à l'extrémité du bourg, à Kerneubeudig, avec leurs camions et leur matériel. J'ai écarté la haie de troènes qui bordait le champ et je suis tombé nez à nez avec la petite troupe des Allemands qui s'apprêtaient à déserter notre village. M'ont-ils vu ou bien ai-je refermé la haie au plus vite ? Je n'en saurai jamais rien de plus, mais ça aurait pu finir autrement !
Nous avions peur des avions qui nous survolaient en revenant des bombardements de Brest. Nous étions sur la ligne droite de ces avions anglais qui rentraient chez eux après avoir largué des bombes sur la ville pour essayer de couler les destroyers allemands qui se trouvaient dans le port de guerre où les Allemands avaient construit leur base sous-marine. Souvent ces avions étaient touchés par les tirs de la DCA et beaucoup d'entre eux se sont abîmés en mer avant de pouvoir rejoindre les côtes anglaises. Parfois aussi c'étaient des avions allemands engagés dans une contre-offensive qui étaient touchés par les tirs anglais.
À Plouguerneau plusieurs avions, anglais comme allemands, se sont « crashés » sur la commune. Un jour un avion en flammes est tombé après avoir tourné longtemps au dessus du village, peut-être pour chercher un lieu où se poser ? Nous étions à l'école et comme l'avion en flamme tournait au dessus de nous, on nous a fait sortir des classes et, dans la cour nous allions d'un bout à l'autre pour essayer d'éviter de recevoir sur nos têtes ce monstre de fer et de feu. Dans cette course insensée j'ai chuté et mes camarades sont passés sur moi, n'écrasant qu'un de mes doigts de la main. Je m'en suis remis en quelques jours, mais j'en ai seulement gardé une solide agoraphobie qui m'a poursuivi de longues années.
L'avion est finalement tombé dans la cour de la ferme du Gorrekaer, l'ancienne ferme familiale de mon grand-père. L'avion est tombé dans la cour qui sépare la maison d'habitation des granges. L'essence a coulé vers la maison jusqu'au muretin qui la sépare de la cour, mais rien n'a brûlé sinon l'avion et ses pilotes.
Geneviève, l'aînée des petites cousines vivant à la ferme, est venue en hâte chercher ses deux petits frère et sœur, les jumeaux Jean-Yves et Suzanne qui dormaient dans le haut de la grange. Nous sommes venus le lendemain voir l'appareil écrasé et incendié que pilotaient deux aviateurs anglais. C'est le premier avion que j'ai vu de près dans ma vie.
Mais un autre avion a laissé aussi un souvenir impérissable dans mon existence, celui qui s'est abîmé dans la baie du Korrejou en mars 1943, dont je parlerai plus loin à propos de mon père. C'était le plus souvent des avions anglais, ce qui nous réconciliait un peu avec les citoyens d'Albion, d'autant plus que nous pensions qu'il y avait des Français avec eux parmi ceux qui avaient rejoint l'Angleterre au début de la guerre. “Réconciliés”, car si nous n'aimions pas les boches, les Anglais n'avaient pas non plus très bonne presse à Plouguerneau. Mon copain Denis, voisin de rue, avait perdu son père quand il avait trois ans, dans la tragique aventure de Mers El-Kébir où les Anglais avaient détruit la flotte française pour ce que nous pensions être des problèmes d'hégémonie maritime et non de stratégie guerrière...
Et la guerre continuait... L'espoir commença à renaître bien sûr avec le débarquement des forces alliées le 6 juin 1944. Le débarquement avait eu lieu en Normandie. A priori il aurait pu avoir lieu chez nous, sur la côte nord de la Bretagne. Les Allemands s'y étaient préparés, comme nous : nos modestes falaises étaient truffées de Blockhaus, de trous de mitrailleuse, de barbelés... L'été nous ne pouvions aller à la plage qu'à Mogueran, car Bassinic, notre plage familiale, était minée. Dans la petite falaise de la plage de Mogueran il y avait un “faux” veilleur : un soldat en carton embusqué entre deux poutres de bois tenait en ses mains un long tube sensé être un canon à longue portée. Ce postiche était l'objet de nos risées, voire la cible de quelques boules de sable, mais nous n'avons osé l'abattre qu'après le départ de nos occupants.
Il nous est arrivé aussi d'être obligés de quitter la plage, au Korrejou, ou de se réfugier dans les recoins de la falaise, à Creac'h an Avel, lorsqu'un avion anglais prenait en rafale les postes de veille de la côte et les mitrailleuses allemandes.
« Tout le monde a été, est, ou sera gaulliste », disait Malraux dans les années 60. Moi je l'ai été en 1944-45. C'était, lui aussi, un homme grand, devenu sûrement un grand homme, qui avait du prestige et surtout qui nous donnait l'espoir de voir finir cette guerre et de revoir enfin nos absents. Les Américains arrivaient jusque dans notre village, même si leur arrivée avait donné de sérieuses échauffourées dans notre région de Brest. On avait fait un abri souterrain dans un jardin attenant au nôtre et nous nous y sommes réfugiés l'espace d'un après-midi. Mais les combats s'intensifiant près du bourg de Plouguerneau, toute la rue Neuve, où on habitait, a pris le parti de quitter les lieux pour se réfugier à la campagne, à la ferme de Pompillo, ce qui a permis à plusieurs de découvrir la nuit sur la paille fraîche de la grange. Quelques-uns de mes amis de l'école ont eu des accidents, des doigts coupés en jouant avec les balles perdues ramassées dans les champs. Pour ma part je n'ai collectionné que des petits débris d'obus.
Mais les Américains ont vaincu et nous les avons vus défiler dans les rues de Plouguerneau, distribuant des bonbons et ce fameux « chouïng gomm » que nous découvrions. La guerre était finie. Ce devait être un jeudi, vers 3 ou 4 heures de l'après midi. J'avais 7 ans. On était allé se promener au Traon, ma sœur Marie Pierre, mon copain Jean-Yves, et moi, avec la vieille tante Margot, comme on y allait souvent. Sur le chemin du retour, on a soudain entendu les cloches de l'église du bourg de Plouguerneau sonner à toute volée. " La guerre est finie ", nous a dit Margot, " votre père va revenir ".
Ce devait être le 8 mai 1945. Je ne connaissais pas mon père. J'avais deux ans et demi quand il avait été fait prisonnier, en 1940. Depuis cinq ans il survivait, loin de nous, dans des stalags du côté d'Emden en Allemagne. J'ai donc connu mon père sur les quais de la gare de Brest quand il est revenu des camps de prisonniers, le 14 mai 1945. Ce soir-là aussi les cloches ont sonné à toute volée au fond de mon cœur. J'ai souvent dit que le plus beau jour de ma vie avait été ce 14 mai 1945, celui où j'ai connu mon père. Ce soir-là et les jours suivants ce fut la fête à la maison avec les parents, les amis, les voisins. Lors d'une de ces soirées j'ai entendu mon père chanter une chanson en breton que je n'avais jamais entendue et que je n'ai comprise que plus tard :
Va zi bihan
A bep tu am eus redet a glask an eurusted
A glask labour da c'hounid va bara...
O me da gar, ti va zadoù
Muioc'h eged an oll deñzoriou
Karget laouenn a sklerijenn,
Ti koz, te zo vel eur baradoz.
Ma petite maison
De tout côté j'ai couru pour chercher le bonheur
Pour chercher du travail pour gagner mon pain...
Oh, je t'aime, maison de mes ancêtres
Plus que tous les trésors,
Chargée de joie lumineuse,
Vieille maison, tu es comme un paradis.
Mon père, ce non-héros au sourire si doux…
Pierre Abjean était né en 1904. Il est décédé en 1994. Il était entré au collège de Lesneven en 1915 où il devait faire ses études jusqu'en classe de première. Il aurait voulu être architecte, mais ses études ne le lui ont pas permis et il dut s'occuper à des emplois divers, secrétaire de mairie à Plouguerneau, responsable du Syndicat Agricole, etc.
Quelque temps avant la guerre 1939-45 il venait de fonder les premiers parcs à huîtres de la rivière de l'Aber Wrac'h et se lancer dans le métier d'ostréiculteur.
Parallèlement il tenait aussi le Syndicat Agricole, le magasin situé à l'autre bout du jardin où l'on stockait les produits agricoles et où l'on vendait les engrais aux paysans de Plouguerneau. Il y avait le temps des “ludu du” et celle des “ludu melen” (engrais noirs et engrais jaunes).
Ma mère naturellement n'a pas pu garder les parcs à huîtres durant l'absence de mon père et a dû les vendre pour subsister.
Ai-je gardé de ce temps mon amour immodéré pour les huîtres ?
Les années 1920-1930 avaient été marquées par la présence à Plouguerneau, comme vicaire, de l'abbé Jean-Marie Perrot, le fondateur des Bleun-Brug et l'animateur inspiré de la revue bretonne « Feiz ha Breiz » (Foi et Bretagne). L'abbé Perrot avait fondé à Plouguerneau une troupe de théâtre bretonnante, les Paotred Dom Mikael, qui devait dans cette décennie réaliser de remarquables spectacles à travers la Bretagne.
Mon père, qui écrivait sans doute mieux qu'il ne jouait, était le scripte de la troupe, chargé de transcrire, en breton naturellement, tous les rôles de la pièce de théâtre, écrite en général par l'abbé Perrot.
C'est dans cette troupe que mon père rencontra celle qui allait devenir sa femme, Françoise Guillarmou que les gens de Plouguerneau appelaient parfois Soazig-an-hôtel. L'abbé Perrot les maria en 1933. Le rayonnement de l'abbé Perrot faisait venir à Plouguerneau de nombreux intellectuels, bretons mais parfois gallois, irlandais, fervents défenseurs des cultures celtiques, de la langue bretonne et aussi de la foi.
Dans ce cercle d'initiés, autour de l'abbé Perrot, des photos nous montrent, avec mes parents, des gens comme Yves Floc'h, le peintre, ou encore Célestin Lainé, qui deviendra durant la guerre le chef de la sinistre « Bezenn Perrot ». Mon père qui racontait très peu de choses me disait simplement de Lainé, sur un ton fataliste : « Il était sorti premier de Centrale ». C'est tout.
Pierre Abjean avait naturellement été partie prenante dans les manifestations comme celle de Landerneau en 1927 pour empêcher la représentation théâtrale de la pièce antireligieuse de « Terre des Prêtres » qui mettait en cause le chrétien pays de Léon, terre des grenadiers de la foi.
Son meilleur ami dans la troupe était Job Pronost, le père de la chanteuse bretonne des années 60, Éliane Pronost.
Le soir, après les répétitions de la troupe au Patronage de Plouguerneau, il accompagnait son ami, qui habitait sur la route de Lannilis, jusqu'au bout de la Rue Neuve où, imaginaient-ils, il faudrait construire un “monument de la Séparation” en allusion au monument de l'Union de la Bretagne à la France que les autonomistes bretons venaient de faire sauter à l'Hôtel de Ville de Rennes. Sympathie pour les autonomistes ? Peut-être...
Pierre, en 1939, fut mobilisé au dépôt de chars de la 49e compagnie à Vannes. Il fut capturé le 21 juin 1940 et sera prisonnier de guerre jusqu'à la Libération en mai 1945.
Mon père n'a jamais voulu raconter sa vie dans les camps de prisonniers en Allemagne durant ces cinq longues et malheureuses années. Ma mère aussi a sans doute voulu effacer de notre mémoire ces souvenirs douloureux en brûlant les quelques lettres de correspondance reçues du Stalag XI B ou d'ailleurs. Mon père avait été embauché après la guerre aux Travaux Maritimes de Brest comme secrétaire-comptable. Il prenait tous les jours à 6 heures du matin le car Riou qui le menait à Brest pour ne revenir qu'à 19 heures le soir, ou à 13 heures le samedi.
Lors de sa retraite mon père se lançait dans un travail de recherche sur les noms de lieux à Plouguerneau et dans la région, sur l'étymologie et l'archéologie. Il a laissé des milliers de pages sur ce sujet dont il s'entretenait avec ses amis de la Société Archéologique du Finistère ou simplement avec les nombreux curieux passionnés qui venaient le rencontrer. Il a également laissé une monographie : Plouguerneau, Histoire, éditée par la Mairie de Plouguerneau en 1987. Dans le tas de feuilles manuscrites dont la richesse est pour l'instant quasi-inexploitée, soudain une demi-feuille (une seule) surgit, où je trouve quelques notes sur ces jours qui ont précédé ce 14 mai 1945. Les voici :
Jeudi 3 mai 1945 - Attente ! Tirs de canons dans le lointain (20 km)
Vendredi 4 mai 1945 – Deux bombes sur Aurich au cours de la nuit. Capitulation des armées Nord Ouest à 18 h.
Samedi 5 mai 1945 – Vers 11 h, premiers blindés canadiens.
Dimanche 6 mai 1945 – promenade dans Westerende. Ost-Friesland. Les habitants démolissent les barrages à chars blindés.
Lundi 7 mai 1945 – vers quatre heures a.m. quittons Westerende pour rejoindre un camp de rassemblement à Aurich, distant de cinq kilomètres. Arrivée vers les cinq heures – dîner – coucher.
Mardi 8 mai 1945 – vers 6 heures du matin – arrivée de camions canadiens dans le camp - embarquement précipité – Départ vers 7 h 30 – direction Sud – arrivée vers 7 h du soir à Sögel – logement dans vestiaires du terrain des sports – près d'un camp.
Mercredi 9 mai 1945 – départ aussi matinal vers 6 h 30 – par chemins déviés traversons la frontière hollando-germanique – atteignons Almelo – que nous trouvons en pleins préparatifs de fête – Déjeuner dans un camp proche de la ville – quittons ce camp après déjeuner – motif : places manquant pour nous loger – Retraversons la ville – en pleine fête – Ignorons que la capitulation des Armées allemandes a été signée à Reims – Atteignons Zutphen dans la soirée – par des déviations nombreuses (par suite des destructions de nombreux ponts).
Jeudi 10 mai 1945 – Quittons Zutphen à la première heure – retournons vers la frontière allemande – que nous traversons vers 11 h. – atteignons Emmerich – traversons le Rhin près de cette ville, sur un pont de bateaux – puis par Clèves – Goch – le gué Siegfried – nous arrêtons à Kevelaer, grosse bourgade – avec belle basilique et rotonde avec image miraculeuse – couchons dans la basilique.
Vendredi 11 mai 1945 – Passons la journée à Kevelaer et l'après-midi rejoignons un camp de toile – près d'un embranchement de chemin de fer – coucher au camp de toile.
Samedi – Messe en plein air – Départ en train par la Hollande – La Belgique – et arrivée à Lille – tard dans la soirée.
Dimanche 13 mai 1945 – Départ de Lille – arrivée à Paris.
Lundi 14 mai - Départ de Paris – arrivée à Brest et Plouguerneau
Dans quel but ces quelques notes griffonnées à la hâte ? Je ne le saurai jamais. Cependant avant d'en terminer avec cette évocation du personnage de Pierre Abjean, il est important de relater un épisode survenu en 1943 à Plouguerneau :
Lors d'un raid de la R.A.F. au-dessus de Brest (1943), un avion allemand s'est abattu comme bien d'autres au dessus de la baie du Corréjou en Plouguerneau. Le pilote, tombé en mer non loin de la côte, fut sauvé par un marin pêcheur de l'endroit, Auguste Ogor, qui naviguait dans la baie à ce moment. Pour le remercier, les autorités allemandes lui promirent la libération d'un prisonnier de guerre choisi parmi ses amis ou ses connaissances. Ce soir là ma mère nous laissa seuls à la maison, ma sœur et moi, malgré notre jeune âge, afin de descendre – à pied évidemment – du bourg de Plouguerneau aux grèves de Saint-Michel où demeurait Auguste Ogor. Les femmes des autres prisonniers plouguernéens avaient évidemment fait la même démarche, mais Auguste, ami de la famille, choisit de demander la libération de mon père, prétextant un “neveu” pour la circonstance. Imaginez notre joie !... La réponse vint onze mois plus tard (le 17 juin 1944) de la Feldkommandantur à la Mairie de Plouguerneau :
“Dom Fischer Auguste Ogor, Besitzer des Bootes « Notre-Dame de la Garde », in Plouguerneau, ist auf seinen Anträg vom 13-7-43 mitzuteilen, dass sein Vetter Pierre Abjean wegen seiner deutschfeindlichen Einstellung nicht beurlaubt werden kann”.
(Le pêcheur Auguste Ogor, propriétaire du bateau « Notre Dame de la Garde », à Plouguerneau est informé par la présente que sa demande du 13-7-43, à savoir de libérer son neveu Pierre Abjean, ne peut être satisfaite en raison des sentiments de haine de ce dernier envers les Allemands).
Et personne ne fut libéré. En fait la traduction de cette lettre, qui avait été donnée à ma mère et qui est restée longtemps dans nos souvenirs, était pour nous : “Pierre Abjean ne sera pas libéré en raison de ses sentiments contraires au grand Reich ”. Une version édulcorée qui rendait sans doute plus... chrétiens les sentiments du prisonnier.
Mon père n'a jamais fait état de sentiments autonomistes : fidèle pratiquant de la culture bretonne, il n'a jamais été ce qu'on appelle un militant, même si ses propos ou ses écrits laissaient sourdre parfois une rancœur certaine à l'égard du jacobinisme parisien. Dans sa jeunesse, le breton était bien sûr pratiqué largement à Plouguerneau, et son père, dans sa correspondance de guerre en 1916, lui fait bien la leçon : « il faut connaître et parler la langue bretonne, c'est indispensable pour avoir une vie sociale convenable à Plouguerneau ». À la maison on s'efforçait sans doute de parler français pour permettre aux enfants une élévation sociale convenable. Mon père me rappelait un jour que, de son temps, il fallait apprendre par cœur la liste des départements français, leur préfecture et leurs sous-préfectures et que pour le Nord, Arras et Valenciennes devenaient, par procédé mnémotechnique franco-breton : “ar c'has va dans l'assiette”, (le chat va dans l'assiette) : un beau prélude aux écoles bilingues de Diwan ?
C'est incontestablement la période des années 30, au temps de l'abbé Perrot, qui a laissé des traces profondes dans la culture familiale : le théâtre en breton racontant les histoires ou les légendes de nos campagnes bretonnes, les chants recueillis ou réécrits pour les concours du Bleun-Brug qui se déroulaient depuis la création de ces fêtes en 1905.
Mon père était abonné à Feiz ha Breiz évidemment, mais aussi à d'autres périodiques du Mouvement Breton de l'entre-deux-guerres, et notamment la revue Breiz Atao. En l'absence de mon père prisonnier de guerre, c'est en découvrant, enfant, dans le grenier, des exemplaires d'O lo lé et d'autres revues, que j'ai fait, très modestement, connaissance avec les korrigans ou encore l'Ankou, l'engloutissement de la ville d'Ys avec Gradlon et Dahut, etc., toutes ces légendes bretonnes que l'école officielle ignorait superbement. Nous reviendrons plus loin sur cette question fondamentale de la transmission de la culture bretonne à travers les générations.
Mon grand-père, ce non-héros au sourire si doux…
Auparavant il convient de parler d'un troisième personnage de cette saga germano-bretonne : René Abjean, père de Pierre, et donc mon grand-père, qui fut maire de Plouguerneau de 1919 à 1942 dans des périodes cruciales pour cette commune léonarde de 6.000 habitants.
René Noël Abjean était né le 13 Juillet 1879 à la ferme de Gorrekear, près du bourg de Plouguerneau, quatrième d'une famille de 9 enfants, dont une fille. Il était issu d'une famille de propriétaires terriens : son trisaïeul, Jean-René (ou parfois : René) Abjean, avait été le premier maire de Plouguerneau après la Révolution, en 1790. D'autres de la lignée occupèrent cette fonction ou celle d'adjoint au maire durant le XIXe siècle et XXe. La famille fournissait également des membres fidèles au Conseil de Fabrique chargé de gérer les biens de l'Église, comme trésorier notamment.
Il est évident que toutes ces générations pratiquaient essentiellement la langue bretonne : on n'était pas encore à l'époque du père Combes, où « pour l'unité de la France la langue bretonne doit disparaître ». Le premier maire de Plouguerneau à la Révolution, Jean-René Abjean, appelé au tribunal de Lesneven lors des troubles contre-révolutionnaires, avait refusé de s'exprimer en français et exigé un interprète pour déposer son témoignage. Un faux semblant sans doute car, après avoir cédé la mairie à son beau-frère, François Le Jeune, il devint juge de paix du canton. Les notables, les nobles, les propriétaires terriens, les notaires, etc., étaient sans doute bilingues par nécessité.
La tradition familiale rapporte que François-Marie (1851-1899), le père de René-Noël, et donc mon arrière grand-père, avait été mobilisé au camp de Conlie en 1870, ce fameux camp où les Bretons avaient été laissés dans la boue, les responsables politiques de l'époque, comme Gambetta, n'ayant pas confiance dans le patriotisme français de ces chouans potentiels... François-Marie, qui n'avait que 19 ans, avait été nommé sergent parce qu'il savait lire et écrire, (en français bien sûr), ce qui pour un jeune paysan breton de l'époque ne devait pas être tellement commun.
François-Marie fut également adjoint-maire de la commune de Plouguerneau dans les années 1890. Il allait, nous dit-on, souvent à la chasse, et notamment avec le sous-préfet de Brest de l'époque, M. Paul Deschanel, qui eut par la suite le destin présidentiel français que l'on sait.
René-Noël avait fréquenté l'école des Frères jusqu'à l'age de 13 ans, puis poursuivi ses études jusqu'à la seconde. Mais, la famille du Gorrekaer s'agrandissant, il devint difficile à ses parents d'assurer un enseignement prolongé. Il revint à la ferme où il ne pouvait s'établir, les aînés en prenant la charge. Il racontera plus tard son dépit de travailler à la ferme alors que ses frères aînés préféraient la chasse, mais il continua jusqu'à son mariage à améliorer ses connaissances pour perfectionner son savoir. Il épousa en 1902 Séraphine Loaëc, de Kerferré, la fille d'un expert foncier agricole, Jean-Marie Loaëc (Bi-Laïoc) auquel il devait succéder après des conseils et des leçons chez Me Quentel, notaire à Lannilis, où il allait tous les jours à bicyclette. Il exerça alors le métier d'expert foncier agricole, dans lequel il fut reconnu par tous, selon les témoignages, d'une compétence, d'une honnêteté et d'une délicatesse scrupuleuse.
Mais l'entrée de René-Noël dans la vie sociale ne se fit pas à l'occasion d'un conflit international, mais national, le fameux conflit franco-français qui opposa les catholiques aux “laïcs” à propos de la séparation de l'Église et de l'État. Comme on le sait, cette loi, qui confisquait les biens du clergé et des congrégations, fut votée en 1905 et causa en France des troubles sérieux. La Bretagne et surtout le Léon, très catholiques, ne pouvaient que réagir violemment à cette loi qui selon eux, spoliait gravement l'Église et attentait à la Foi.
Suite à cette loi, c'est en 1906 qu'eurent lieu les turbulents inventaires des biens de l'Église. À Plouguerneau, le 22 novembre 1906, le sous-inspecteur des domaines, M. Le Fer de La Motte, chargé de l'inventaire, soutenu par une compagnie de dragons à cheval, ne put forcer l'entrée du placître, gardé énergiquement par les paysans de Plouguerneau. À la suite de ces événements, des poursuites furent engagées contre plusieurs habitants de la commune, un peu au hasard parfois, semble-t-il. Malgré la demande des inculpés de passer aux Assises, ce fut le tribunal de la cour de Bretagne à Rennes qui donna son jugement le 7 novembre 1907. Certains des inculpés furent ainsi condamnés à 6 jours d'emprisonnement, d'autres, dont René Abjean, à 20 jours, les deux vicaires à 40 jours et 50 francs d'amende. Le retour des "prisonniers de l'inventaire" à Plouguerneau après leur peine fut triomphal et immortalisé sur une photographie de carte postale pour la circonstance.
Ce modeste héroïsme involontaire ne fut sans doute pas sans conséquence pour l'avenir. En 1909, lors de la mise en place des conseillers d'arrondissement, René Abjean fut élu au poste de conseiller d'arrondissement de Brest.
Mais bientôt un second conflit bien plus grave bouleversa la vie de René-Noël : le 1er août 1914, la guerre était déclarée entre l'Allemagne et la France.
La mère de René-Noël, Françoise Kerjean, est veuve à cette époque. Cinq de ses fils seront mobilisés ainsi que son beau-fils, Jacques Bleunven. Deux d'entre eux y resteront en cette terrible année 1917 : Pierre, l'aîné, à Florent dans la Marne, Louis, le plus jeune, à Beaurieux dans l'Artois. Peu de temps après sa mobilisation, Louis avait écrit à sa famille, le 5 août 1914 : « ... L'heure a sonné, la Patrie nous appelle, il faut bondir sur cet ennemi implacable qui nous harcèle depuis plus de 40 ans... Je pars aujourd'hui à minuit. Le choc sera rude mais j'espère que nous reviendrons victorieux... ». Louis ne reviendra pas. Le 15 août 1917 lors d'une attaque qui n'en finit pas autour de Verdun, Louis Abjean, maréchal des logis au 28e régiment d'artillerie sera tué. Il avait 25 ans.
C'est la guerre, la guerre 1914-1918 durant laquelle René, mobilisé mais père de famille de trois enfants, restera loin du front jusqu'en mai 1916, puis rejoindra le front de l'Yser jusqu'à la fin des hostilités. Durant toute cette guerre il adressera à sa femme, tous les jours ou presque, des cartes postales (plus de 700), écrites au crayon gris ou au crayon-encre, d'une écriture minuscule, avec parfois une phrase en breton pour éviter la censure, une phrase qui indique souvent le lieu où se situe sa résidence. La censure le rattrapera tout de même un jour : l'écriture violette du crayon-encre sera balayée d'un coup d'éponge et surchargée du seul mot : censuré !
Sans être un érudit, René-Noël avait une certaine culture que confirme sa correspondance de guerre où les fautes d'orthographe sont assez rares sinon accidentelles et où le subjonctif français se conjugue avec beaucoup d'élégance.
Cette longue correspondance, longue comme la guerre, ne raconte pas souvent des épisodes tragiques et, si l'on y trouve parfois la vie routinière près des tranchées, on y trouve aussi de nombreux échos de la vie à Plouguerneau durant cette époque. C'est tout un quotidien, loin d'une épopée militaire, qu'on pourrait qualifier plutôt de “dérisoire pathétique”, décrit avec cette pudeur bien bretonne du langage.
Voici un résumé de cette correspondance, instructive sur bien des plans :
René Noël Abjean est mobilisé à Brest le 2 août 1914. La ville est très animée, grouillant de jeunes mobilisés enthousiastes pour une guerre qui s'annonce brève et glorieuse. Âgé de 35 ans, père de trois enfants, René sera versé dans la 'Territoriale', ce qui lui vaudra de rester davantage à l'arrière du front contrairement à son frère aîné, Pierre, célibataire, qui périra à Verdun, ou à son autre frère plus jeune, Louis, qui sera tué dans la Somme en 1917. Dans la famille Abjean, du Gorrekaer, cinq fils sont mobilisés ainsi que le beau-fils. L'un des frères de René est prêtre, François-Marie, et sera mobilisé comme infirmier. Dans la correspondance on trouve quelques cartes postales adressées par les frères de René, mais aussi par les cousins et les amis qui sont au front. L'un de ses cousins, le cordonnier Eugène Appamon, est mobilisé en Grèce, à Salonique, où il sera affecté comme... cordonnier du régiment. La nuit les chacals traversent le camp, mais « ils ne sont pas pire que les boches ! ».
Après un bref passage à Crozon où on imagine qu'il faut défendre les côtes d'un débarquement maritime des Allemands, le régiment territorial de René prend la route du front vers Mitry, Tremblay, Acny (ville bretonne découvre-t-il !), Chelles (où il rencontre les soldats anglais qui arrivent), Quincampois, Lagny (qui a été occupée par les Prussiens), Nanteuil, Chaudun, Soissons... Le 17 novembre à Beauvais il gèle, mais ils sont bien logés : « on a de la paille tant qu'on veut ».
Mais après un dernier passage à Villers-Cotterêts, loin de l'ennemi, c'est le retour sur Brest. Le régiment est affecté à Quimper où les réservistes sont habillés, formés, etc. René a une longue pratique de la bicyclette, ce qui n'est pas sans doute très commun dans les campagnes bretonnes, aussi il est nommé cycliste du régiment au service du commandant pour faire suivre les ordres. Il sera aussi magasinier pour habiller les jeunes recrues qui vont au front après leur formation. Il participe aux exercices de tir (à Treguennec, à Gourlizon...). Certains militaires de Quimper aident dans les fermes des environs, ce qui n'est pas sans inquiéter René sur les conditions de la moisson à Plouguerneau : aura-t-il une permission agricole ? Presque chaque semaine un contingent de son régiment, le 351e, part pour le front, à Verdun, remplacé par les nouvelles recrues, les jeunes conscrits.
Le 20 septembre 1915, le régiment quitte Quimper pour Douarnenez où il cantonnera désormais. À Douarnenez la vie est plus agréable qu'à Quimper, dit René : les gens sont plus accueillants. Le gros problème c'est d'aller en permission à Plouguerneau : il faut aller en vélo jusqu'à Quimper, mettre son vélo dans le train de Brest, descendre du train à Landerneau puis, la nuit bien sûr, aller en vélo jusqu'à Plouguerneau par ces routes non encore goudronnées. Une véritable équipée pour un jour et deux nuits d'une permission de 24 heures ! Mais il a plus de chances que son ami Séité qui lui est de Saint-Pol de Léon, ville encore plus difficile à joindre de Douarnenez.
Le 2 mars 1916 c'est le départ pour le front : quelle destination ? Ce sera dans le Nord cette fois, près du canal de l'Yser. René est à nouveau nommé cycliste de son bataillon, ce qui ne l'empêche pas d'aller aux tranchées où la relève se fait tous les quatre jours. Le régiment sera passé en revue par le général Joffre. Les échos de la guerre apportent de bonnes et de mauvaises nouvelles : les Russes ont obtenu de bons succès, mais les soldats révoltés de Marseille choquent les bons Bretons patriotes. Les nouvelles de Verdun ne sont pas rassurantes, mais on a toujours l'espoir que « la guerre finira bientôt ».
Lors d'un bombardement de la tranchée qu'il occupe, assis sur l'escalier, René aura une “écorchure” au menton, mais les deux soldats assis, l'un à sa gauche, l'autre à sa droite, seront très grièvement blessés et évacués sur l'hôpital de campagne.
Au cours d'une permission, il arrive à Brest le jour où les Russes viennent d'y débarquer. Les chœurs Russes, qui ne sont pas encore les Chœurs de l'Armée Rouge, résonnent dans les rues de Brest le 14 août 1916.
Puis c'est le retour au régiment et aux tranchés où les rats pullulent. René glisse dans sa correspondance une phrase ou deux en breton, notamment pour indiquer le lieu où il se trouve, ce qui est formellement interdit par la hiérarchie. Son audace sera un jour sanctionnée : une de ses cartes postales est totalement passée à l'éponge qui a badigeonné le fond mauve du crayon à encre et qui porte une seule surcharge : censuré ! Heureusement que « la guerre doit finir au bout d'un an ! »
En avril 1917, c'est l'offensive de Nivelle, mais en mai c'est aussi la naissance du quatrième enfant de René et de son épouse Séraphine, qui sera appelé René lui aussi. Cet événement modifie le statut de René Noël qui est désormais père de quatre enfants et peut bénéficier d'un nouveau statut militaire et sera affecté au Train Régimentaire.
En seconde ligne du front on fait des rencontres instructives : les “Anglais” cantonnés tout près sont en fait des “Gallois” et ils emploient beaucoup de mots communs aux Bretons : le pain c'est “bara” comme chez nous. René sera aussi affecté à la garde de prisonniers allemands qui le confortent dans son idée que l'Allemagne ne gagnera pas la guerre et aussi, une fois encore que « la guerre finira l'an prochain » d'autant plus qu'enfin, les Américains sont arrivés à nos côtés.
Cette année 1917 sera cruciale pour René : deux de ses frères seront tués sur le front. Il devait être en permission lors de la mort de Pierre car il n'y a pas de traces dans ses écrits, mais il arrive également à Brest en permission lors de la mort de Louis et laisse dans une carte postale ces simples mots d'une pudeur toute bretonne : "Je viens d'apprendre la mort de Louis. J'en suis navré".
En janvier 1918 il fait froid du côté de Marvyck, plus froid que chez nous. René est affecté comme cantonnier pour refaire les routes défoncées par les bombardements allemands. De nombreuses cartes postales représentent les villes bombardées, les cathédrales, les maisons détruites. Le régiment recevra en février la visite de Poincaré et de Clemenceau.
En avril, près de Rouen ce sont toujours les travaux de voirie. Le commandant est quelqu'un de désagréable, mal vu de tous : il serait franc-maçon dit-on. En septembre 1918 les nouvelles du front sont bonnes, l'Autriche et la Turquie sont à bout et l'Allemagne n'en est pas loin non plus.
Et puis soudain, c'est la fin de la guerre : on se préoccupe du retour et des conditions de dédommagement pour les soldats mobilisés depuis plus de quatre ans. Mais, « je te raconterai ma vie quand je serai près de toi » (29 novembre 1918). La dernière carte postale est datée du 5 janvier 1919.
Comment qualifier ce long récit parcouru par cette correspondance de guerre ? Je n'oserai dire un “dérisoire pathétique” où le sentiment peu chrétien de haine envers l'ennemi allemand se masque derrière une farouche agressivité et où perce surtout la profonde espérance que "Dieu viendra à notre secours".
Comme on l'a vu, deux des frères de René-Noël furent tués à la guerre, en 1917, aussi, de retour du front, il fut sollicité pour remplacer au Conseil Municipal de Plouguerneau son frère Pierre, adjoint au maire, tué à Verdun. Les conseillers l'élirent en 1919 aux fonctions de Maire de la commune, fonctions qu'il conserva jusqu'en 1941.
René Abjean administra la Commune pendant toute cette période d'entre les deux guerres. Il ne s'agissait pas encore d'électrifier totalement cette commune rurale si étendue, mais le premier poste d'éclairage sera ouvert au bourg en 1920, le téléphone arrivera en 1932. Il s'agit aussi d'établir un réseau de chemins vicinaux qu'on améliorait lentement avec les moyens de l'époque. L'année 1930 verra l'inauguration du nouveau pont de Paluden qui enjambe l'Aber Wrac'h. La commune de Plouguerneau à cette époque a une activité maritime importante, surtout goémonière : dans les années 1929-1930, 394 bateaux armés par plus de 900 hommes se livrent à la récolte du goémon. Les usines à pains de soude verront le jour au Traon en 1922, au Korrejou en 1929. En 1930 pas moins de quatre chantiers de construction de bateaux s'installent sur la commune. L'activité agricole n'est pas en reste, La polyculture est pratiquée dans de petites exploitations, surtout le blé, mais aussi l'orge et l'avoine. L'élevage bovin tient une première place dans la commune, l'élevage porcin n'a pas encore la place qu'il connaîtra plus tard, mais une place à part est faite au cheval : en 1939 on ne dénombre pas moins de 550 chevaux dans la commune.
Les délibérations du Conseil Municipal se faisaient en breton, langue maternelle du maire et des conseillers municipaux. Comme on l'a vu, durant les années 1920-1930 Plouguerneau connut une grande activité culturelle bretonne sous l'impulsion du vicaire de cette période, l'abbé Perrot, le fondateur du Bleun-Brug et aussi de la troupe de théâtre Paotred Mikael an Nobletz. Les fils de René-Noël feront partie de la troupe de l'abbé Perrot : Pierre en sera le scripte attitré pour recopier les rôles, de son écriture modèle. René, enfant, jouera dans les pièces de théâtre en breton pour enfants jouées au patronage “Dom Michel”.
Sans doute marqué par les événements de 1905 et 1906 (l'école des Frères avait été « spoliée » par l'État, comme l'on disait à Plouguerneau), et aussi par sa profonde éducation religieuse, René Abjean résistera avec tout le Conseil Municipal contre l'extension de l'école « laïque » de Lilia, autre paroisse de la commune de Plouguerneau.
Chrétien convaincu, mais non soumis, il se heurta cependant au puissant clergé de la paroisse et à son premier vicaire, en 1936 lors de la création d'une équipe de football « laïque », où jouaient ses deux fils, l'Union Sportive de Plouguerneau, concurrente des activités du Patronage confessionnel. Le vicaire viendra même chez les fils Abjean exiger des excuses pour leur trahison vers le camp des “laïcs”, mais sans succès évidemment...
Juin 1940. L'inévitable s'est produit. La France est plongée dans l'une des plus sombres périodes de son histoire. Poursuivant irrésistiblement leur ruée, les colonnes de la Wehrmacht foncent sur la pointe de la Bretagne.
Le 20 juin, la population voit défiler sur nos routes et dans nos villages l'avant-garde de l'armée allemande. Désormais, pendant quatre longues années, les habitants vont vivre une interminable épreuve, une occupation exceptionnelle par son ampleur, sa durée et ses épreuves.
René Abjean est toujours maire de Plouguerneau, mais, comme on l'a vu, son fils Pierre, mobilisé au dépôt de chars de la 49e compagnie à Vannes, a été capturé en juin 1940 et sera prisonnier de guerre jusqu'à la Libération en mai 1945.
Pendant ce temps Plouguerneau vit les premières heures terribles de l'Occupation allemande. Le 18 juin, un avion allemand touché, au dessus de la rade de Brest, par l'artillerie du Richelieu, fait un atterrissage forcé du côté du Grouanec sur la commune de Plouguerneau. Les quatre aviateurs sont faits prisonniers par des gens de Plouguerneau et conduits à Brest. Mais dès le lendemain, les troupes allemandes arrivent à Brest et libèrent leurs compatriotes. Deux jours plus tard deux des aviateurs reviennent à Plouguerneau afin d'arrêter les auteurs de leur capture. Cinq hommes, dont Jean-Marie Kérandel et Jean Balcon, sont emmenés à Pontaniou. À la première audience du tribunal militaire, le dimanche 23, les cinq Plouguernéens sont condamnés à mort. Jean-Marie et Jean prennent la défense de leurs trois compagnons qui sont finalement libérés. Ces cinq hommes étaient-ils les vrais auteurs des faits du 18 juin ? À Plouguerneau de sérieux doutes subsisteront à ce sujet.
Jean Balcon, dit Jean Lout, voit sa condamnation commuée en huit années de travaux forcés. Déporté en Allemagne, il retrouvera son sol natal le 14 mai 1945. Jean-Marie Kérandel est fusillé au fort du Bouguen le 28 juin 1940. Il avait cinquante-sept ans.
Soudain on se rend compte que l'Occupation est là, bien présente, avec ses tristes et parfois terribles contraintes : couvre-feu, réquisitions, temps des rationnements, des distributions de tickets, mais il faut bien continuer à vivre, à travailler, même avec tant d'hommes prisonniers en Allemagne.
Le 6 février 1941, vers 10 heures 30, le maire, René Abjean, reçoit un ordre de réquisition : il faut désigner un goémonier qui doit se rendre avec sa barque à midi pour le ravitaillement de l'Île Vierge occupée par les soldats allemands. Il indiqua qu'il ne pouvait le faire dans un délai aussi court, mais pour les occupants c'était un refus. Frappé par un officier allemand lors de son interrogatoire, il demeura impassible, sans doute à la pensée de son fils Pierre, alors prisonnier de guerre au stalag d'Emden. Il est arrêté et emprisonné à l'Aber-Wrach où sa captivité durera dix-huit jours. Il n'obtint sa libération que contre sa démission de premier magistrat de la commune de Plouguerneau. Ce fut François-Marie Abjean, Fransa-Mari Ar Goarner, qui prit la succession de René dans ce contexte difficile de l'Occupation allemande. En septembre 1944, Jean-François-Marie Loaëc fut nommé à la tête de la délégation spéciale provisoire qui remplaça le conseil municipal dissout.
En 1945, à l'issue de la guerre, à la veille des élections, une réunion secrète au presbytère, sous la direction du premier vicaire, choisit le nouveau maire de Plouguerneau : ce sera Jean-François Loaëc. Les querelles de ballon d'avant-guerre eurent un relent de revanche : René Abjean ne sera pas invité à la réunion du presbytère et ne retrouva évidemment pas son poste. Il vécut encore six ans. Il mourut le 7 septembre 1951 après une longue et douloureuse maladie, laissant aux Plouguernéens le souvenir d'« ar Mear Koz, un homme de grande droiture et de grande affabilité ». Bennoz Doue !
L'après guerre…
En 1966, en tant que responsable et chef de chœur de la chorale de Plouguerneau, je reçus, par l'intermédiaire de la Confédération Kendalc'h, une demande de “jumelage” avec un chœur d'hommes de la ville de Neckarhausen, près de Mannheim, le MännerGesangVerein.
Pour pouvoir gérer l'accueil de 60 personnes à Plouguerneau, je prenais contact avec la Mairie pour un éventuel échange entre les deux communes. Je reçus un très bon accueil de la part du maire, le docteur Guéguen, et de son adjoint Georges Lindivat.
Sans trop en avoir l'intention ni même l'idée au départ, le projet d'échange se transforma très vite en projet de jumelage entre les deux communes, qui devait se concrétiser bientôt et devoir à la commune de Plouguerneau de recevoir le prix de l'Europe en 1990. En 1987, pour le dixième anniversaire du jumelage, Plouguerneau (5.000 habitants) recevait 400 invités de la commune jumelée, désormais Edingen-Neckarhausen.
Lors de la première visite des Allemands, à la Pentecôte 1966, nous nous retrouvions à l'issue de la messe devant le monument aux morts pour un hommage aux soldats disparus dans nos guerres fratricides, quand soudain sur la place de l'église les hauts parleurs nous retransmirent les discours de de Gaulle et Adenauer qui célébraient à Verdun les retrouvailles franco-allemandes.
Une chose m'avait frappé dans la rencontre entre les anciens combattants français et allemands qui se trouvaient là, à Plouguerneau, c'est la fraternisation entre les anciens de la guerre 1914-18 et la plus grande réserve entre ceux de 1939-45. Comme si la première guerre avait été plus loyale (?) que la seconde, marquée par le régime nazi ?
De quoi méditer en tout cas sur cette guerre 1914-1945, comme disent certains historiens, où l'Europe s'est sans doute suicidée. Dans le désordre permanent des guerres fratricides que connaît le monde en permanence, comment aussi ne pas se raccrocher à cet espoir dérisoire : la guerre va finir bientôt...
Je n'ai pas pensé, dans cette entreprise du jumelage franco-allemand, que je pouvais peiner mon père. Il n'a pas voulu recevoir d'Allemands chez lui. Il m'a simplement dit cette phrase qui m'est restée gravée : “J'ai pardonné, mais pas oublié”.
La découverte ou l'ignorance…
Comme on l'a vu, il n'était pas évident, dans ces périodes troublées du XIXe siècle, de découvrir au fin fond de nos campagnes ce qu'il convient d'appeler aujourd'hui la “culture bretonne” ni même de réfléchir sur l'acquisition ou le rejet par notre Région d'une quelconque autonomie.
Comment pouvait-on découvrir la culture bretonne ? La culture officielle française, on le sait, faisait peu de cas de toute cette littérature “bretonne” (au sens large).
Il était d'usage au collège d'étudier pendant trois mois en classe de quatrième “La Chanson de Roland”, mais on n'entendait parler de Tristan et Yseult que lorsqu'en classe d'histoire on vous parlait d'un musicien allemand, Richard Wagner, qui avait largement utilisé ces mythes européens du Moyen Âge pour écrire des opéras. Le mythe de la Ville d'Is était-il évoqué ? En tout cas la ville de Tolente (ou Tollente) ne l'était jamais, pas plus que cet ouvrage merveilleux de collecte de chants bretons, le Barzaz Breiz, paru en 1839, que les frères Grimm ou George Sand comparaient au Kalevala finlandais.
Bref, le sort de notre héritage était donc soumis, comme l'ont rappelé les Tri Yann, citant Morvan Lebesque, aux deux hypothèses inéluctables : la découverte ou l'ignorance.
Comment peut-on un jour prendre l'un des deux de ces chemins exclusifs ? Par hasard sans doute, mais aussi par la chance peut-être d'avoir des parents éveillés à tout ce pan de culture celtique et bretonne. Comme on l'a vu, vicaire à Plouguerneau dans les années 1920-1930, l'abbé Perrot, en fondant sa troupe de théâtre breton, avait laissé des traces durables de cette culture dans les esprits des jeunes gens qui y participaient. Ma mère, Françoise, et mon père, Pierre s'étaient connus dans cette troupe. Comme je l'ai dit plus haut, mon père, sans doute meilleur en écriture qu'en jeu d'acteur, était le scripte de la troupe et retranscrivait, en breton, les rôles de la pièce de théâtre.
C'est donc lors de sa captivité de cinq ans en Allemagne durant la guerre 39-45, que j'ai découvert au grenier de ma maison des revues bretonnes, et notamment, dès que j'ai su lire, la revue illustrée pour enfants Ollolé, des frères Caouissin, où j'ai découvert les histoires de korrigans et de l'Ankou. La Ville d'Ys ? Sans doute un joli livre illustré en cadeau de Noël offert par ma mère.
Plus tard, étudiant à Rennes, une amie m'a parlé du Barzaz Breiz, des Mabinogion gallois, des romans du cycle arthurien, que je suis allé dévorer à la bibliothèque municipale en marge de mes études scientifiques. Mon père, à sa retraite en 1964, s'est lancé dans son passe-temps favori : la recherche étymologique des noms de lieux celtiques, en particulier à Plouguerneau et dans le Léon. D'un autre côté, mon grand père, René Abjean, maire de Plouguerneau, avait l'habitude d'écrire au crayon des notes en marge dans les livres qu'il lisait. C'est ainsi que le gros volume de « La vie des Saints » d'Albert Le Grand, édité en 1820, fourmille de notes au crayon, parfois illisibles d'ailleurs, sur les noms cités dans le texte lorsqu'ils se rapportent à Plouguerneau. C'est là que j'ai découvert l'existence de la ville engloutie de Tollente, dont les restes se trouvent probablement dans l'embouchure de l'Aber-Wrac'h, cette rivière qui borde le versant sud de la commune de Plouguerneau, dont Ban de Benoît, le père de Lancelot du Lac, avait été roi selon la légende.
À propos des légendes arthuriennes, on peut remarquer que la Bretagne Armoricaine, ayant perdu toute autonomie, y compris sur le plan culturel, n'a pas pu revendiquer un brin d'héritage de ce fabuleux trésor et nous restions perplexes devant certaines énigmes :
Que faisait Merlin en Brocéliande ?
Qu'est venu Tristan le Léonnois faire en Armorique, à part y trouver Iseult Seconde ?
Pourquoi Iseult la blonde est-elle venue s'échouer à la recherche de son amant sur les grèves de ... Kerlouan ?
D'où venait Lancelot du Lac dont les origines étaient “françaises” (Snyder) sinon du Léon armoricain très probablement ?
Mais soudain nous entendons Marie de France nous parler de l'“eostig” de Saint-Malo en trois langues :
Laüstic a nun ceo m'est avis
Si l'apelent en leur pais
Ceo est rossignol en franceis
Et nigtgale en dreit engleis
Même si les Bretons d'outre-Manche ont récupéré l'essentiel de ce cycle fabuleux de la Table Ronde, il resterait peut-être à la Bretagne Armoricaine une modeste part d'héritage ?
À l'école de la République…
Il est évident qu'il n'a pas fallu compter sur l'École de la République pour éveiller nos générations à la culture bretonne, mais mon grand-père, mon père et moi-même, nous avons eu la chance immense de connaître une école qui nous a initiés à une riche culture générale dont nous avons gardé tant de choses que nous ne voudrions jamais renier.
Est-ce à dire qu'il faut renier toute cette culture “française” que l'école de la République nous a apportée dans nos études d'« humanités » gréco-latines ?
À l'école primaire, nous commencions bien sûr par apprendre par cœur les fables de La Fontaine : « Qui te rends si hardi de troubler mon breuvage ? » ou encore : « Vous chantiez ? eh bien, dansez maintenant ! ».
Il y avait aussi les poèmes épiques de Victor Hugo dont l'un d'entre eux me plaisait particulièrement car il me faisait penser à mon père absent : « Mon père, ce héros au sourire si doux, suivi du seul housard qu'il aimait entre tous... ».
Plus tard ce fut la découverte des romantiques, et puis Verlaine et enfin Rimbaud, ce poète extraordinaire qui n'avait que quinze ans !
Au collège nous retrouvions les “Classiques”, avec pour première étude “Les Plaideurs” de Racine :
Ma foi sur l'avenir, bien fou qui s'y fiera
Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.
Mais le morceau de choix était l'étude du “Cid” de Corneille :
Rodrigue, as-tu du cœur ?
Tout autre que mon père l'éprouverait sur l'heure !
Et puis il y avait surtout Molière dont nous n'apprenions pas les tirades par cœur car elles n'étaient pas écrites en alexandrins. Au collège catholique on nous parlait peu de Voltaire qui avait osé écrire : “le cléricalisme, voilà l'ennemi !” Il est vrai qu'en notre temps on n'avait pas encore entendu parler des talibans ni des ayatollahs ! Nous découvrions aussi un auteur anglais que nous admirions beaucoup : William Shakespeare.
Il faut croire que cette littérature qui nous baignait depuis l'école primaire jusqu'aux humanités gréco-latines m'a passionné plus que l'arithmétique ou l'algèbre, car bien que, plus tard, licencié en mathématiques et docteur en sciences physiques, au collège secondaire je n'ai eu des prix qu'en version latine, en français ou en philosophie.
Il n'était pas question, en classe d'histoire d'entendre parler de la Bretagne, avec toutefois une exception : la Reine de France au XVe siècle s'appelait Anne de Bretagne, héritière d'un Duché de Bretagne, parait-il. L'histoire de France commençait à l'antiquité greco-latine où nous apprenions comment Jules César avait vaincu et conquis la Gaule, mais le premier personnage intéressant était bien sûr Vercingétorix, le chef des “Francs”, premier héros national.
Et puis venaient les luttes franco-anglaises et la stabilisation de la Royauté des Louis jusqu'à la Révolution et la prise de la Bastille en 1789. Nos professeurs du collège étaient assez discrets sur la Révolution française, comme sur la Commune plus tard, pour des raisons religieuses évidemment. On nous parlait des chouans, vaincus heureusement par le grand héros de l'Histoire nationale, notre petit homme, Napoléon Bonaparte. À la guerre de 70 on nous instruisait sur Bismarck, Sedan et même Bazaine, mais ne nous parlait peu du camp de Conlie.
J'avoue que si les cours d'histoire m'intéressaient, je ne travaillais pas beaucoup cette matière. Sur mes feuilles de composition le professeur d'histoire notait : “phrases sonores, mais creuses !” Sans doute pour me venger, j'avais écrit, un matin avant la classe, au tableau noir, un quatrain emprunté à un critique de Victor Hugo, intitulé “Les comètes” :
Grand-K lorgnant les voûtes bleues
Au Seigneur demande tout bas
Pourquoi les astres ont des queues
Lorsque ses classes n'en ont pas...
Furieux, le professeur, le “Grand-K”, quitta la classe en promettant de n'y revenir que lorsque le coupable se serait dénoncé. Bien qu'on fût à deux mois du baccalauréat, mes camarades refusèrent que je me dénonce et les cours d'Histoire s'arrêtèrent là cette année.
Bien entendu, les matières comme la géographie ou les sciences naturelles étaient très peu régionales. Les livres de géographie consacraient à peine une page à la Bretagne, cette région pauvre où le sarrasin poussait au milieu des landes et des genêts. Quant aux sciences naturelles, il n'était pas question de sortir de l'école pour observer la nature, grâce à quoi sans doute les plantes de chez nous conservaient leur nom breton que nous transmettaient les anciens. Conséquence de ce défaut d'observation, lors d'un devoir à l'école primaire nous devions raconter “une promenade à la campagne”. Je dus subir les quolibets de la classe et les sourires de l'instituteur car j'avais rencontré “des rossignols qui chantaient la Marseillaise à deux voix”. Cette année là mon instituteur était Pierre Kérebel, mon professeur de violon qui, vous vous en doutez, n'a pas sévèrement noté cet... “écart” musical.
Les activités périscolaires durant la guerre étaient rares, mais nous faisions parfois des fêtes, voire des spectacles au Patronage Saint-Michel, celui qui avait été construit sous l'impulsion de l'abbé Perrot. Les éléments culturels en cette période n'appartenaient pas en général à la culture bretonne. On chantait plutôt : « Sur la route de Dijon » ou « Là-haut sur la montagne, y avait un vieux chalet... » ou encore « Auprès de ma blonde », remplacé dans les rencontres familiales dès 1944 par « La Madelon », « Lily Marlene » et le « Chant des Partisans ».
Les Irlandais nous avaient déjà transmis : « It's a long way to Tipperary, it's a long way to go... ».
Notre répertoire n'évoquait la Bretagne que par « C'était Anne de Bretagne, Duchesse en sabots, qui parcourait son domaine, en sabots mirlitontaine, ô, ô, ô... ».
Nous qui vivions en sabots de bois dans nos campagnes, nous n'étions pas spécialement fiers de cette Duchesse en sabots...
Ce n'est que bien plus tard, lorsque les premiers “électrophones” ont fait leur apparition, que nous avons vraiment découvert la musique classique. Mes premiers disques 33 tours ont été la 6e symphonie de Beethoven, la Pastorale, avec Toscanini, puis la Symphony in blue de Gershwin, la Rhapsodie Hongroise de Listz...
Ce n'est qu'en 1954, en rentrant à la chorale de Plouguerneau qui participait aux Bleun-Brug, que j'ai découvert le chant breton, même si à la messe le dimanche, on ne chantait encore que ces vieux cantiques bretons parfois difficiles à comprendre pour les enfants peu bretonnants.
Alors, comment faire le bilan de cette éducation “française” qui nous a façonnés ? Nous avons eu, me semble-t-il deux chances extraordinaires : celle d'être formés à cette culture européenne de Molière, Shakespeare, Bach, Mozart et combien d'autres. Et une seconde chance qui est celle d'avoir pu découvrir aussi la culture traditionnelle de nos ancêtres dans sa richesse actualisée. En somme s'il fallait se définir aujourd'hui, je me dirai, comme bien d'autres chez nous : Léonard, Breton, Français, Européen. Aucun de ces substantifs n'est contradictoire avec les autres. Cette diversité est plus que jamais un trésor dans le monde qui nous entoure au moment où la mondialisation voudrait trop signifier uniformisation.
J'ai suffisamment parcouru le monde, des Indes au Mexique, de la Finlande à la Turquie..., pour savoir que tous ces peuples des régions si différentes d'un même pays parfois ne redoutent qu'une chose : la coca-colonisation du monde, comme disait mon ami Pete Seeger.
Mais en France, centralisée depuis longtemps, le jacobinisme domine largement la vie politique et sociale. Cet aveuglement des hommes politiques est aussi ordinaire dans la majorité de la Presse et naturellement dans l'opinion publique. Ne parlons pas des média nationaux et de l'échec terrible de FR3 en matière de “régionalisation”.
Le succès du film sur les “Ch'tis” nous a laissé un regard amusé sur le regain d'intérêt pour les particularités régionales. Le regard des média sur le conflit du Tibet nous a laissé un regard agacé sur la façon dont la Presse ignore les subtiles différences entre indépendance et autonomisme.
Lorsque certains journalistes français s'imaginent que les Wallons de Belgique voudraient se rattacher au système français hyper centralisé, c'est plus qu'un regard désabusé... Quant à comprendre ce qui se passe dans les DOM-TOM, n'en demandons pas trop !
Alors, comment conclure cette épître (?), cette missive (?), ce plaidoyer (?) qui, je l'espère, apportera quelques très modestes éclaircissements sur des Bretons ordinaires, sur la façon dont certains d'entre eux ont vécu les dernières guerres, sur la façon aussi dont ils ont vécu ou vivent encore la culture traditionnelle de leurs pères ?
J'étais à la clinique lorsque j'ai commencé ce texte. Regardant par la fenêtre, c'est un poème de Verlaine emprisonné qui me venait à l'esprit :
Le ciel est par dessus le toit,
Si bleu, si calme
Un arbre par dessus le toit
Berce sa palme
Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là
Simple et tranquille
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville...
Un coup de blues… ? Assurément, mais mon esprit gouailleur a vite repris le dessus, me suggérant un air de chansonnier parisien que vous compléterez aisément :
Monsieur Mélenchon, Tu nous em..., Monsieur Mélenchon, Tu nous fais...
P.S. (!) : Un dernier mot, ou plutôt deux, que vous comprendrez sûrement, monsieur Mélenchon : "Oui à l'Europe !"
René Abjean, professeur honoraire de l'Université de Brest