« Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau. »
Anaxagore
Il est arrivé à chacun de nous, au volant de sa voiture, en été surtout, après une averse, d’avoir l’impression, au moment d’un freinage, d’être sur une patinoire, heureusement sur une très courte distance. La raison en est simple : la chaleur, les poussières en suspension dans l’air ramenées au sol par la pluie, les traces invisibles de pneus et de pollutions diverses, tout cela recouvre le revêtement d’une mince pellicule glissante.
Cette pellicule ne disparaît évidemment pas sans laisser de traces.
Une enquête menée en Allemagne révèle ainsi que l’usure des pneumatiques est la principale source des microplastiques, ces polluants qui envahissent le monde (et les poumons), et auxquels on commence seulement à prêter attention. On les retrouve partout : dans les fleuves et rivières, dans la mer, mais aussi dans les sols et dans l’air. Partout en fait. Ces minuscules fragments issus des cosmétiques, des tissus synthétiques (usure, lavage, rayonnement solaire…), des matières plastiques de tout acabit, des peintures…, viennent donc aussi et pour une large part de ce qui est indispensable au déplacement de tout véhicule, qu’il soit doté d’un moteur à combustion, électrique ou autre : les pneus ! On a même des données précises : 100 à 120 000 tonnes de poussières de pneumatiques par an en Allemagne selon l’organisme fédéral allemand des cours d’eau et voies routières ! 70% de ces particules d’abrasement s’enkystent dans les sols voisins (les routes et rues sont lessivées par les pluies), 10% restent en suspension dans l’air et 20% rejoignent par différentes voies (canalisations…) les rivières et autres eaux de surface. Le Frauenhoffer Institut a montré qu’un pneu a une durée de vie moyenne de 4 années, qu’il parcourt jusqu’à 40 000 km et qu’en fin de course, il a perdu 1,5 kg de son poids. À ces microplastiques se mêlent en outre, dans des proportions variables, du zinc, du cadmium, du plomb et des plastifiants. Selon les chercheurs, si chaque élément est en soi dangereux pour l’environnement et la santé, le cocktail ajouterait un plus de dangerosité ! Ces particules qui envahissent d’abord les villes et les zones proches des routes et des autoroutes, mais peuvent aussi atteindre des zones très éloignées, sont quasiment indestructibles naturellement. Elles peuvent être en outre absorbées par les organismes vivants (plantes, vers de terre, insectes…) qui eux-mêmes s’inscrivent dans la chaîne alimentaire… Les productions agricoles à proximité des voies de communication sont particulièrement touchées (voir le projet : « Reifenabrieb in der Umwelt – RAU / Usure des pneumatiques et environnement). Les chercheurs du Leibnitz-Institut pour l’écologie des fleuves et rivières de l’université de Potsdam montrent que les conséquences mortifères pour l’homme (et les êtres vivants) sont importantes et que les microplastiques ainsi que toutes les particules qu’ils contiennent influencent négativement la germination des plantes et la fécondité animale. On savait déjà qu’ils jouent un rôle non négligeable dans la fonte des glaces et de la neige, donc dans les processus de modification du climat. Ajoutons que leur durée d’existence (plusieurs siècles) représente un lourd handicap légué aux générations à venir…
Que faire alors ? Des expériences sont menées : à Fribourg, une chaîne de dépollution tente d’apporter l’espoir de solutions technologiques : on nettoie ainsi les eaux d’écoulement dans la rivière locale provenant des 1,9 hectares d’une portion de la route B 3 traversant la ville. On espère faire plus en développant cette installation, mais ce sont des coûts énormes et un besoin d’énergie assez colossal… D’autres essayent ailleurs avec des véhicules capables de gratter la surface des sols au moins le long des voies de circulation. Les terres polluées sont ensuite décontaminées et les produits polluants « évacués ». On pense à des barrages filtrants dans les cours d’eau équipés de caméras capables de reconnaître les particules…
En réalité, on tourne en rond et, comme toujours, le recours à toujours plus de technologie semble être le seul possible et surtout le seul souhaité, car il dope l’économie de ce monde qui consacre une part croissante de ses capacités et de ses richesses à redresser (ou à affirmer qu’elle redresse) comme elle peut les erreurs faites (bon pour le PIB !). Pourtant, ainsi, on ne fait que repousser le moment fatidique où de véritables solutions devront s’imposer voire être imposées.
Mais l’usure des pneus n’est rien. Pour en rester à la voiture, sans évoquer les dégâts provoqués par la combustion, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », la peinture des véhicules, le frottement des pièces en mouvement, les plastiques, les métaux utilisés s’ « évaporent » aussi petit à petit lâchant dans l’environnement métaux lourds et particules diverses. L’usure est une loi de la vie. Tout véhicule qui se déplace, tout engin en mouvement, toute production d’énergie, toute fabrication est une source de pollution potentielle. Aucun n’y échappe, ni les trains et les rails, ni les avions ni les bateaux…
Dans un monde qui voit se généraliser ce genre de problèmes, on peut être assailli d’angoisses pour le futur.
Inutile de « tourner autour du pot » comme on disait dans ma jeunesse, il n’y a de réaliste qu’une solution : en finir avec une conception de la vie qui place au premier rang l’impératif d’une croissance à tout crin. Il serait peut-être temps de ne plus se croire le dernier homme et de tout se permettre. Le mythe de la fin de l’histoire a fait long feu.
Il ne s’agit pas de tout stopper, voire de régresser. Le « degrowgh » est quasiment impossible comme cela et nécessiterait pour le moins d’effectuer d’abord des choix, de créer des zones différentes car le « développement » de la planète est loin d’être uniforme… Il peut être globalement un projet à réaliser dans le temps. Dans l’immédiat, il convient humblement de cesser de faire croire que, par exemple, le véhicule électrique est la panacée, de cesser de faire prendre dans tous les domaines des vessies pour des lanternes en poussant à la consommation pour se contenter de ce terme générique avec des « produits » en quantité sans cesse en augmentation, mais mieux adaptés, sains, écologiques et « durables », de matraquer les populations avec toutes les armes perfectionnées du marketing, de la « Science of Selling » de David Hoffeld (recours aux neurosciences, à la psychologie sociale et à l'économie comportementale), de la publicité…
Il ne faut en fait plus faire croire que tout est permis et que la liberté de l’individu est sans borne, que le plaisir qu’on lui serine perversement être « son » bon plaisir serait la raison d‘un libre-arbitre sans entrave, mais qu’au contraire la liberté vraie dans une société consiste justement à s’ imposer, démocratiquement, des règles et des limites. Il faudrait tout faire pour qu’une consommation raisonnable devienne le choix de chacun, que l’utopie d’un Monde de Cocagne cède le pas à l’acceptation d’un environnement respecté et marqué par un certain nombre de limites, voire de contraintes. Que chacun apprenne à accepter un développement mesuré aux seuls vrais besoins matériels et physiques, intellectuels, mais sans tomber dans l’hyperconsommation de ce que produit l’industrie qu’elle soit manufacturière, alimentaire ou culturelle, en bref à un confort de vie suffisant qu’il s’agira évidemment de définir dans l’espace planétaire, car il n’est plus possible non plus qu’une fraction des habitants de ce monde pollue et s’ « enrichisse » au détriment de la majorité, un enrichissement justement possible parce que l’inégalité règne entre les populations de ce monde.
Il n’est plus admissible (et pas seulement sur le plan éthique, aussi sur le plan de la survie de l’espèce humaine) que la culture (?) actuelle du toujours plus (illusoire, car ne profitant réellement, vraiment qu’à quelques-uns), ne laisse aucune place à une culture de la mesure et de la vérité.
Que le temps gagné sur un travail désormais moins prenant, mieux partagé entre tous laisse place à l’organisation d’autres formes de vie et de sociabilité qui, au lieu s’être simple consommation de masse, deviendront moyens de se réaliser personnellement et dans le groupe, de redéfinir de nouvelles relations interhumaines moins marquées par les modes, le matraquage publicitaire, une réification dite culturelle dans laquelle chacun cherche à devenir le clone d’un modèle, de modèles propagés par les médias et le way of life actuel tout en faisant croire que chacun est unique…
Il n’est plus admissible que l’idéologie du travailler plus pour gagner plus (et consommer davantage) s’impose partout. Il est urgent qu’on revisite des utopies ( ?) telles que Travailler 2 heures par jour d’Adret, livre qui n’a pas pris une ride ! ou l’ouvrage de Jürgen Kuczynski, Das Gleichgewicht der Null: zu d. Theorien d. Null-Wachstums,1973.
En bref, l’exemple des pneus (et ce n’est qu’un cas d’espèce parmi d‘autres) montre bien que la croissance dite verte ne fait que repousser les échéances. Aujourd’hui, si l’on songe à des lendemains assez proches, il conviendrait simplement de libérer le monde, la société de la fatalité, de l’obsession de la croissance pérenne, linéaire et infinie. On le sait au moins depuis les premières publications du Club de Rome au début des années 1970. Un demi siècle déjà!
La pandémie actuelle, qui, dans ce schéma aurait pu être l’amorçage d’une réflexion politique et économique mondiale sur ce thème tend malheureusement à montrer que la frustration de la majorité des individus des pays dits riches vient davantage du manque de consommation que de la difficulté á se tourner vers une alternative de vie. Un domaine en ce sens a été particulièrement frappant : celui de ce qu’on appelle sans différenciation la culture. Habilement, ce qu’il faut bien appeler l’Industrie des distractions s’est drapée une fois de plus dans une « toge culturelle » et a réclamé à hauts cris qu’on lui restitue tous ses droits (avec quelques subventions) et allègrement les foules, préparées psychologiquement par des médias à la solde, piaffent de se ruer vers les concerts réunissant des milliers de statistes tressautants (difficile de dire « participants » puisqu’il s’agit de consommer du tout cuit), les parcs de loisir, les cinémas où l’on projette plein les mirettes les produits des grandes sociétés de production, les librairies, où se vendent surtout les « prix » et les auteurs du sérail promus par les médias… Bientôt on lira partout les « meilleures ventes », le nombre de spectateurs pour tel ou tel film, la foule à ce concert…, autant de raisons de se laisser aller à ce vieil instinct grégaire qui nous habite encore et que certains s’ingénient à revivifier pour telle ou telle occasion. C’est tellement facile et comme personne ne lit plus Rabelais…
Enfin bref, comme l’écrivait Sade : « Français, encore un effort pour être républicains » ! Car « républicain, signifie choisir et cultiver la chose publique, celle-ci ne pouvant être que le bien commun des générations actuelles, et futures (auxquelles il faut évidemment aussi penser).
Références
Projet „Reifenabrieb in der Umwelt – RAU“
Matthias Barjenbruch, Domaine d‘expertise Siedlungswasserwirtschaft de l‘Université technique de Berlin.
Bernd Sures, Domaine d‘expertise Aquatische Ökologie, Université de Duisburg-Essen.
Studie Weltnaturschutzunion (IUCN): Boucher, Julien; Friot, Damien (2017): Primary Microplastics in the Oceans: a Global Evaluation of Sources.
Fraunhofer Institut für Umwelt-, Sicherheits- und Energietechnik: Einfluss von Reifenabrieb auf die Umwelt.
Texte de Fanch Babel