Titre : Vincent Bolloré, une histoire de Famille
Auteur: Jean Bothorel
Éditeur: Jean Picollec
À une époque où la famille peut paraître une entrave aux projets et aux désirs de l'individu, l'histoire de l'entreprise Bolloré présente la famille comme le pilier du succès à long terme.
Cette philosophie de l'entreprise que l'on a longtemps décrite comme paternaliste a un avantage certain : des résultats. Les entreprises qui survivent le plus longtemps sont le plus souvent de ce type. Comme pour le pâté Hénaff qui fête son centenaire, ou la lignée Yves Rocher, ou encore les cinq frères Guillemot d'Ubisoft. On peut avoir une entreprise familiale et réussir sa mondialisation tout en gardant un pied dans son terroir... On peut avoir une entreprise familiale sans tomber dans le népotisme et l'on peut être concerné par ses employés sans être paternaliste. Ce qu'il y avait de choquant dans la vision 'lutte des classes' du monde c'est que le boss était soit un 'capitalist pig', soit un 'paternaliste vieux jeu'. Ces caricatures idéologiques étaient en fin de compte du même niveau que l'antisémitisme ou le racisme des années 30 et 40.
La foi religieuse des premiers Bolloré est à noter. Certains des fondateurs vont à la messe tous les matins. Les premiers Bolloré vont jusqu'à racheter le Likès (collège de frères) de Quimper qui était vendu aux enchères après la loi de 1905, pour le redonner à ceux qui leur avaient donné une éducation. D'une façon générale, les Bolloré sont des gens qui s'engagent. Gwenn-Aël Bolloré, l'oncle de Vincent Bolloré, sera le premier Français à débarquer, avec le commando Kieffer, sur les plages de Normandie ( voir notre article ).
Si le monde rural avait transmis à certaines entreprises du siècle dernier un sens de la solidarité, au cours des siècles, les principes de solidarité, de charité chrétienne, peuvent évidemment s'inverser pour aboutir même au cynisme. Michel Bolloré enseigne à son fils Vincent : 'Il ne faut jamais aider personne'. On ne peut pas ne pas penser que chez les Bolloré c'est ce cynisme qui semble avoir apporté le désastre et la quasi-disparition d'une entreprise dirigée par une famille bretonne qui avait réussi et qui, par mariage, s'était finalement fondue dans la grande bourgeoisie parisienne.
L'entreprise de papeterie Bolloré, installée en 1822 sur les bords de l'Odet, avait pratiquement disparu quand Vincent Bolloré, aidé de son frère aîné, la rachète en 1981 à Rothschild pour quatre francs symboliques. Formé dans une banque et à l'aise dans le monde financier, Vincent Bolloré est un travailleur acharné. Il va redresser l'entreprise, la moderniser et la diversifier pour qu'elle devienne l'énorme pôle financier qu'elle est devenue aujourd'hui.
Le transport maritime, c'est là que le groupe Bolloré va faire sa fortune, via la Scac (transports et négoce international) en 1986 puis, en 1991, en rachetant l'entreprise Delmas-Vieljeux. Le coeur des activités du groupe, c'est le management des ports africains. L'État français s'occupe de trains et d'avions, de gares et d'aéroports mais pas de bateaux et de docks (où est la logique ?). La mer reste aux Bretons pourrait-on dire...
Le grand écart
Pour gérer tout cela, la famille a dû aller installer des bureaux à Paris. Encore une exception bien française. Si Sergey Brin et Larry Page peuvent créer le géant informatique qu'est devenu Google sans jamais aller à Washington, si Bill Gates ne s'y rend que sur invitation du Congrès, il n'en est pas de même en France. Aux États-Unis, on loue des lobbyistes à Washington. En France, on s'installe dans une tour près du périphérique parisien.
La concentration des pouvoirs dans une seule région (*), le clientélisme, l'importance des «relations» font qu'il est devenu impossible de gérer un groupe de la taille de Bolloré d'une «ville de province» . Une entreprise française qui réussit doit monter ses bureaux dans la région parisienne (*). Mais pour combien de temps ? On devine que l'Internet et la révolution des télécommunications rendront cette règle obsolète très bientôt.
Il reste que pour réussir en France il semble qu'il faille tisser des relations avec le pouvoir. L'amitié de François Pinault avec les Chirac est bien connue, mais qu'en est-il de celle de Vincent Bolloré et de Nicolas Sarkozy ? Est-elle seulement circonstancielle (ils seraient allés au même lycée) comme l'affirme le livre ? En tout cas, pour le groupe Bolloré, ce serait plutôt en Afrique qu'il faut connaître les gouvernements. Si Vincent Bolloré peut se vanter de son indépendance en France, les États africains présentent des conditions bien différentes.
De la fabrique du papier à la fabrique du contenu
Le cheminement des produits et des services du groupe est intéressant : du papier de formats divers dont du papier fin - le papier bible - du papier fin au papier à cigarettes, le fameux OCB (Odet-Cascadec-Bolloré), du papier à cigarettes de plus en plus fin au papier encore plus fin pour les condensateurs électroniques, de là il y a eu un saut vers les batteries électriques, qui emploient aussi des technologies thin films, et la BlueCar (une voiture électrique conçue par le groupe) qui va avec ( voir notre article ). On est loin des Pilhaouerien du Pays Glazig qui apportaient des sacs de chiffons pour faire la pâte à papier.
Alors pourquoi les média ? À force de fabriquer du papier, les Bolloré sont devenus sensibles à ce qui pouvait être écrit dessus. À force d'être victime de campagnes de désinformations dans le monde sans merci des take overs (le livre décrit la prise de contrôle de Delmas par le groupe Bolloré comme une guerre médiatique implacable), Vincent Bolloré a commencé à s'intéresser à ce qu'on appelle en France le 4e pouvoir. Il a été trop souvent victime de campagnes vicieuses pour le discréditer aux yeux des actionnaires dont il convoitait les actions pour en prendre le contrôle. Personne n'est donc surpris que le groupe Bolloré investisse à fond dans les média : deux quotidiens gratuits, une chaîne de télévision - Direct 8 - et Havas.
Le groupe a aussi acheté une grande partie des licences Wimax qui permettra l'Internet sans fil sur toute la France.
Des règles pour gagner
Vincent Bolloré s'est toutefois fixé quelques règles qui expliquent son succès. Éviter les marchés publics. Travailler pour l'État est une fausse sécurité soporifique dans le monde des affaires et de la réalité implacable du marché. Il y a pourtant à cette règle des exceptions, que le livre ne mentionne pas, puisque le groupe contrôle la Société Française de Production (SFP), qui bénéficie de commandes publiques (le débat de l'entre-deux-tours de l'élection présidentielle entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal a été enregistré dans un studio de la SFP).
Et aussi, être propriétaire lui-même (ou via des membres de sa famille) des actions de ses entreprises. Il est devenu au sens propre un requin car il peut manger les autres sans être mangé lui-même. Tout à fait légal - Être propriétaire d'une grande partie des actions du groupe permet à Bolloré de ne pas subir le dictat des bilans trimestriels et du court terme voulu par l'actionnariat.
Les Bretons sont même contents d'avoir un requin. Tout ce qui réussissait en Bretagne finissait par se faire avaler par un groupe français. Ainsi la Banque de Bretagne fut râchetée par la Banque de France, BritAir fut râchetée par Air France. Lu fut râcheté par Danone (maintenant chez Kraft Foods). Les chantiers de l'Atlantique étaient passés chez Althom. Alors que Bolloré se mette a bouffer du média parisien, personne ne s'en plaint par ici.
S'enraciner pour mieux se mondialiser
Que reste-t-il de la Bretagne dans tout cela ? Surtout la volonté de Vincent Bolloré, que l'on ne peut que saluer, de rester à Quimper. Le siège social du groupe ne quittera pas Ergué-Gabéric. L'usine de fabrication des batteries de la future BlueCar, mises au point par Batscap, sa filiale - qui générerait une centaine d'emplois - est implantée près de Quimper. Le groupe a aussi un centre de Recherche à Pen Carn, la Zone d'activité économique d'Ergué Gabéric.
Il a en outre lancé un quotidien gratuit breton Bretagne Plus (mais dont la carte météo n'inclut pas le 44).
Dans une interview accordée à ABP en 2005, Vincent Bolloré confirme «avoir investi plusieurs centaines de millions d'euros en Bretagne» ( voir notre article ).
Cette volonté des Bolloré de toujours garder un pied en Bretagne est d'autant plus remarquable que d'autres familles qui ont réussi - comme les Limantour qui, au début du XXe siècle, représentaient la plus grosse fortune du Mexique - ont disparu, une fois revenus en France, dans le melting-pot parisien sans plus aucune trace ni attache en Bretagne et en particulier à Lorient d'où ils étaient originaires.
Si les Bretons émigrés gardent le plus souvent leur identité bretonne et renforcent même leur attachement à la Bretagne avec l'éloignement, on ne peut pas toujours en dire autant de leurs enfants. Le fait que la Bretagne n'ait pas de citoyenneté facilite cette perte d'identité. Dès la seconde génération, il s'opère très souvent une récession de l'identité bretonne, surtout quand un des parents n'est pas breton. Les enfants des émigrés s'intègrent rapidement dans le pays ou la région où ils sont nés.
On regrettera que les accusations de corruption en Afrique soient balayées d'une petite phrase. Il y a des affaires en cours. L'auteur n'en parle pas. D'ailleurs les choses ne vont pas si bien que cela en Afrique : il y a quelques jours le groupe a perdu le port de Dakar. Il est bien sûr tout à fait possible que tout cela ne soit que des attaques de compétiteurs jaloux. On voudrait le croire, mais la démonstration manque dans ce livre, par ailleurs tout à fait remarquable.
Il est certain que l'intégrité de Vincent Bolloré n'est pas à remettre en cause mais quand on achète des entreprises qui emploient déjà des milliers de personnes, on ne peut certainement pas renvoyer du jour au lendemain toute la direction ou changer en quelques jours des habitudes ou une culture qui se sont établies depuis des décades. D'un autre côté, la corruption rampante de certains États africains présente des marchés bien plus dangereux que ceux du papier ou même de la fabrication de batteries de voitures.
En chiffres :
Chiffre d'affaires du groupe Bolloré au premier trimestre 2007 : 1,5 milliard d'euros dont 944 millions en Transports et Logistique, 433 millions en Distribution d'énergie. Le groupe emploie 31 000 personnes dans 103 pays.
(*) À ce sujet les chiffres publiés dans le dernier livre de Jean Ollivro «La machine France. Le centralisme ou la démocratie ?» sont éloquents.
Philippe Argouarch