Lorsqu’on parle de la résurrection d’une langue morte, on pense immédiatement au cas éblouissant de la renaissance de la langue hébraïque, éteinte dès l’antiquité. Les Romains lui assénèrent jadis le coup de grâce, d’abord par la destruction de Jérusalem, puis par la suppression de la province de Judée et la déportation des Juifs survivants aux quatre coins de l’Empire. Mais l’hébreu relégué au rang de langue liturgique était déjà moribond puisque les Juifs parlaient essentiellement araméens du temps du Christ.
En 1948, l’hébreu est redevenu du jour au lendemain la langue officielle du nouvel État d’Israël. Grâce à une politique scolaire volontariste, l’hébreu est désormais la langue de communication courante de plus de 6 millions d’Israéliens. C’est la nouvelle langue maternelle de la plupart des jeunes Israéliens. La réussite est exemplaire : même une langue depuis longtemps éteinte peut donc un jour renaître de ses cendres et repartir de zéro ou presque. Il suffit pour cela d’une volonté politique. Mais nous en sommes encore loin en Alsace.
Il existe désormais de nouveaux exemples édifiants, dont le « revival » des langues celtiques en Grande Bretagne. Les langues celtiques font partie de la famille des langues indo-européennes, au même titre que les langues germaniques, latines ou slaves. Mais le groupe celtique, jadis si puissant, est aujourd’hui très amoindri. Toutes les langues celtiques du continent européen sont depuis longtemps éradiquées, telles que le Celtibère (Espagne), le Galate (Turquie) ou le Gaulois qui succomba à cinq siècles d’occupation romaine. On sait cependant qu’en Auvergne, on parlait encore gaulois jusqu’au haut Moyen Age, mais il n’en subsiste que quelques graffitis et aucun document écrit d’importance.
Les langues celtiques de Grande Bretagne sont également très menacées. Certaines ont d’ores et déjà disparu, les autres périclitèrent jusqu’à très récemment.
Flashback : lors de la chute de l’Empire Romain, les Angles et les Saxons venus du Danemark et d’Allemagne du Nord firent la conquête de la future Angleterre. Les autochtones ‘Britons’ furent refoulés aux extrémités du pays : Écosse, Pays de Galles, Irlande et la Cornouailles. Nombre de ces derniers traversèrent la Manche et s’établirent en Armorique où ils ‘re-celtisèrent’ les gaulois locaux auxquels ils donnèrent leur nom, les Bretons. La langue bretonne, unique langue celtique sur le continent, est donc en fait originaire de Grande Bretagne. Parmi les langues celtiques éteintes de Grande Bretagne, il y avait le cornique (cornish) de Cornouailles (Cornwall), quasiment identique au Breton jusqu’au Moyen-Âge, et le mannois (manx) de l’île de Man. Elles sont aujourd’hui toutes les deux en train de ressusciter. Le dernier locuteur cornique monolingue, Chesten Marchant, mourut en 1676. La population s'anglicisa surtout au XVIe siècle quand la liturgie en anglais, le « Book of common Prayer » fut imposée en 1546. Les Corniques se révoltèrent en 1549. Ils furent sauvagement massacrés par milliers par les troupes royales et l’usage du cornique fut sévèrement puni. La Bible ne sera traduite en cornique qu’en 2004. La dernière ‘native speaker’ parlant couramment cornique fut la marchande de poissons Dolly Pentreath qui mourut en 1777. Ses dernières paroles auraient été « Me ne vidn cewsel Sawznek ! » : je ne parlerai pas l'anglais !
Heureusement, le linguiste Gallois Edward Lhuyd étudia la langue cornique en 1700. L’on sait également qu’en 1876, on découvrit encore six vieux pêcheurs capables de s’exprimer un peu en cornique, et que certains pêcheurs comptaient encore leurs poissons en cornique jusque dans les années 1940.
La résurgence du cornique ne commença que récemment avec l’ouverture des classes bilingues Dalleth, sur le modèle immersif des écoles Diwan.
En 2001, le mouvement «Mebyon Kernow » (Fils de Cornouailles) lança une pétition pour l’autonomie (devolution) sur le modèle écossais et gallois. Elle rassembla plus de 60.000 signatures sur une population totale de 513.000. Il existe désormais un Office de la langue cornique « Kesva an Taves Kernewek ». En juillet 2002, le Royaume Uni a officiellement reconnu le cornique selon la Charte Européenne des Langues Régionales (que la France n’a toujours pas ratifiée). Deux députés, Andrew George et Dan Rogerson ont prêté leurs serments parlementaires en cornique. Il existe désormais une littérature en cornique car l’engouement est très grand. Les journaux locaux publient des articles en cornique et des films intégralement en cornique ont été diffusés à la télévision. Imaginez cela en Alsace, la direction parisienne de FR3 en frémit déjà d'avance !
Aujourd’hui, plus de 5000 personnes ont étudié le cornique, 3500 personnes sont à nouveau capables de tenir une conversation et 400 personnes le reparlent déjà couramment. Nous en arrivons maintenant au manx (mannois), la langue celtique jadis parlée sur l’île de Man située entre l’Angleterre et l’Irlande. l’île a connu de multiples invasions : les Vikings, les Normands, puis les écossais et enfin l’occupation anglaise ininterrompue depuis 1333. Le manx a subi une évolution similaire au cornique. L’agonie du manx commença également lorsque la Couronne Britannique décida que l’anglais est la langue des Mannois et refusa de faire traduire le « Book of Common Prayer » en manx. Cela rappelle également le pouvoir français qui en 1919 décida que la langue scolaire et publique des Alsaciens est désormais le français d’outre-Vosges. Ce « Book of Common Prayer » a tout de même été traduit en manx en 1610, mais non publié, il faudra attendre 1765 pour cela. Le premier livre publié en manx fut le « Duties of christianity » en 1707. La Bible ne sera finalement traduite en manx qu’en 1819, date à laquelle le manx n’était déjà plus parlé que par 50 % des habitants de l’île. On notera que c’est la traduction de la Bible qui est souvent l’acte de naissance (ou de survie) de la plupart des langues. Un choix judicieux, car il y a assez de phrases dans une Bible pour reconstituer le vocabulaire et la grammaire d’une langue. On connaît d’ailleurs parfaitement la langue germanique des Goths, depuis longtemps éteinte, grâce à la traduction de la Bible au Ve siècle par l’évêque Wulfila (littéralement petit loup, ‘Wolfele’ en alsacien).
Le coup mortel contre le manx fut porté en 1872 avec la généralisation de l’instruction publique dans toutes les ‘paroisses’ (communes) au profit exclusif de l’anglais. Les Mannois y furent systématiquement assimilés à la baguette, ils y apprirent également le mépris de soi et la honte indélébile pour leur « affreuse » langue maternelle. Au recensement de 1901, le manx n'était déjà plus parlé que par 8 % de la population.
Officiellement, le dernier quasi ‘native speaker’ fut un dénommé Ned Maddrell probablement né en 1877 et qui mourut presque centenaire en 1974. Il apprit le manx non chez ses parents mais auprès de sa tante et il le parla couramment dès son enfance. En 1948, le président de la République voisine d’Irlande, Eamon de Valera, scandalisé par la politique linguicide de l’Angleterre, mais également par l’inaction des Mannois eux-mêmes qui laissèrent assassiner leur culture millénaire afin de toujours mieux parler l’anglais (on connaît également ce syndrome imbécile en Alsace !), tint absolument à rencontrer le vieux Maddrell et lui envoya aussitôt une commission de linguistes irlandais pour enregistrer et étudier l’oralité du manx et pour sauver ce qui peut encore l’être en le faisant parler. Il en reste 26 heures d’enregistrements en authentique manx. Maddrell fut alors de plus en plus courtisé par les scientifiques et finira même par apprécier son statut déplorable mais singulier de ‘dernier des Mohicans’. On n’en est pas si éloigné que cela en Alsace ! Dans une interview de 1959, Ned Maddrell expliqua qu’il n’était pas allé longtemps à l’école (heureusement !), mais qu’il entra dès l’âge de 13 ans dans la communauté archaïque des pêcheurs de Cregneash, ce qui lui permit de cultiver l’usage du manx car : « personne d’autre ne voulait parler manx, pas même ceux qui le maîtrisaient encore bien, à cause de la honte de cette langue ». Le proverbe “cha nod oo cosney ping lesh y Ghailck” dit : tu ne gagneras jamais aucun penny avec le manx.
Émus aux larmes par le destin pathétique du vieux patriarche Ned Maddrell, les Mannois se réveillèrent enfin et décidèrent de ressusciter leur langue là où le mal est venu, à l’école, sous les sarcasmes et les quolibets des détracteurs : « Ne vaut-il pas mieux que les petits Mannois apprennent le français ou l’espagnol plutôt que leur propre langue désormais éteinte ? ». L’apprentissage du manx est aujourd’hui obligatoirement proposé dans toutes les écoles de l’île, en attendant de pouvoir établir un véritable enseignement bilingue paritaire. Les enseignants de manx ont en effet appris la langue presque en même temps que leurs élèves, comme en Alsace en 1919, lorsqu’il s’agissait de nous imposer l’école en langue française. En 1976, le parti indépendantiste « Mec Vannin » recueillit 13 % des suffrages, ce qui obligea le pouvoir « épouvanté » à lâcher du lest dans le domaine de l’autonomie politique et linguistique. Le Tynwald (parlement autonome) a officialisé le manx à côté de l’anglais et toutes les lois doivent désormais être bilingues et promulguées oralement en manx par le Speaker. Un bilinguisme législatif catégoriquement impossible au « Pays de la Liberté », car ‘impossible est toujours français’ lorsqu’il s’agit de s’asseoir rageusement sur les Droits de l’Homme linguistiques des Bretons, des Basques, des Catalans, des Corses, des Flamands et des Alsaciens-Mosellans.
Le manx est également reconnu comme langue régionale dans le cadre de la Charte Européenne. Les députés de l’île font leurs serments d’investiture en manx. En 1993, 1200 enfants maîtrisaient déjà un manx de base (l’île compte 76.000 habitants). Aujourd’hui, les premiers nouveaux ‘native speaker’ manx sont les rejetons des militants linguistiques, parfaitement bilingues. Et ce n’est qu’un début, le manx gagne tous les ans de nouveaux locuteurs, ce sont les enfants qui sont bilingues et les adultes qui sont encore enfermés dans le monolinguisme anglophone. C’est l’inverse de l’Alsace ! Le vieux Ned n’est pas mort pour rien, il peut désormais être fier de son héritage.
Marcel Steinmetz